Catastrophe universelle - la bombe d’Hiroshima - ou incident minuscule : dans un bus de Montgomery, en Alabama, une femme noire refuse de céder sa place à un homme blanc. Les leaders du mouvement des droits civiques feront de Rosa Parks l’étendard de leur lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis.
Juste un signal, un symbole, et les croyances de millions d’humains chavirent. En réalité, ces moments charnières qui frappent l’imagination doivent leur force aux profondes et lentes mutations à l’œuvre, parfois depuis longtemps, dans les rapports sociaux et l’inconscient collectif.
«
Il n'est rien au monde d'aussi puissant qu'une idée dont l'heure est venue » fait-on dire à Victor Hugo. Comme si le moment était venu de faire place nette, de libérer un peu d’espace pour que s’épanouisse un nouveau regard.
S’il est un domaine dont je suis curieux d’entrevoir cet instant de balancement imprévisible et inéluctable, c’est bien celui de notre étrange relation à l’agriculture et, à travers elle, à la nourriture, à notre santé, à la nature.
Depuis la seconde guerre mondiale, les enfants de nos paysans ont appris que, pour nourrir la France et le monde, ils devaient se faire exploitants, maîtres en cocktails de produits généreusement fournis par l’industrie pour offrir des récoltes miraculeuses. Cela a plutôt bien marché : les rendements ont d’abord explosé, les étals des marchés et les rayons des supermarchés se sont emplis de fruits et légumes éclatants ; la France est devenue l’un des grands exportateurs agricoles.
Un demi-siècle plus tard, la face moins rose de ce « miracle » s’impose avec une dérangeante évidence. Depuis longtemps, les signes annonciateurs se sont accumulés: scandales de la vache folle et du cheval roumain, agriculture prisonnière de l’industrie chimique et gaspilleuse impénitente d’un pétrole dont elle est prisonnière, épuisant les sols, polluant l’air et l’eau. Otages de la grande distribution qui dévore leurs marges, les agriculteurs de France disparaissent à grande vitesse et leurs terres sont reprises par les propriétaires d’exploitations de plus en plus vastes et mécanisées. Notre pays - faut-il en être fiers ? - reste de loin le champion de la consommation de pesticides en Europe.
Partout sur la planète,
nous gaspillons de 30 à 40% de la nourriture quand un milliard d’humains ne parviennent pas à se nourrir décemment. De l’
Afrique au
Berry, des millions d’hectares de terre sont accaparés par la Chine, d’autres pays puissants et les spéculateurs. Le patrimoine multi-millénaire des semences vitales se voit privatisé par une poignée de multinationales, qui brevètent le vivant et tentent d’imposer aux Etats comme aux agriculteurs leurs
OGM, leur
glyphosate et autres produits cancérigènes. Amenées à modifier leurs comportements alimentaires pour adopter une nourriture industrialisée, les populations du monde subissent des épidémies de « maladies de civilisation » autrefois inconnues ou marginales (diabète, obésité...).
Pourtant, les murs de cette étrange ferme globalisée tremblent chaque jour un peu plus.
Des milliers d’initiatives, localement ou à plus vaste échelle, indiquent le chemin d’une relation plus saine et équitable à l’agriculture et à la nourriture. Ainsi, pour faire pièce au monopole des semences, la Fédération des Organisations Non Gouvernementales du Sénégal mise sur les semences communautaires, multipliées par les usagers et distribuées à un prix abordable. Une majorité de
pays européens bannit aujourd’hui les OGM. En France, les
cultures certifiées bio atteignaient en 2015 plus de 1,3 million d'hectares, soit 17,3 % de mieux que l’année précédente. Cette même année, plus de 2.250 agriculteurs ont converti leur exploitation en bio. D’autres méthodes culturales « douces » sont adoptées:
agro-écologie,
agriculture de conservation,
agroforesterie,
bio-dynamie,
permaculture, etc.
Les Français se tournent chaque jour davantage vers la qualité et le lien au sol ; l’optimal étant le bio local, qui allie protection de la santé et respect de l’environnement. A plus de 70% ils plébiscitent les
circuits courts alimentaires. Les produits fermiers et appellations d’origine (AOC, AOP, IGP), sont pour eux gages d’authenticité et de traçabilité. Des municipalités et territoires se dotent d’un
Projet Alimentaire Territorial, en concertation avec tous les acteurs locaux.
L’
agriculture urbaine, autrefois omniprésente, puis chassée par l’urbanisation récente, réapparaît avec fougue sur les toits et dans les espaces verts; les
ceintures maraîchères sont de nouveau aux portes des grandes villes. Les «
Incroyables comestibles », initiative citoyenne venue du Royaume-Uni, font pousser dans les espaces publics des légumes que chacun pourra récolter librement et gratuitement. A l’invitation du mouvement des
Colibris, des dizaines de milliers de Français ont décidé d’adopter un mode de vie plus satisfaisant et se lancent dans la création d’ «
oasis » locales promouvant au quotidien l’implication locale, l’autonomie alimentaire, la sobriété énergétique et la gouvernance partagée. D’ici 2020, la ville d’
Albi veut parvenir à l’autosuffisance alimentaire de sa population. Dans l’Hérault, la commune de Saint-André de Sangonis, lancera le 9 octobre 2016 l’«
opération fruits invasion », invitant les citoyens à planter dans les espaces publics vigne et arbres fruitiers au bénéfice de tous. Une nouvelle loi a récemment été adoptée, qui interdit l'utilisation des
pesticides par les collectivités et les particuliers. Une autre -
actuellement en discussion - vise à développer l'alimentation bio et locale dans les cantines publiques.
En octobre 2016,
un tribunal citoyen international se réunira à La Haie pour juger Monsanto, acteur majeur d’un
« modèle agro-industriel à l’origine d’au moins un tiers des émissions de gaz à effet de serre mondiales dues à l’activité humaine ; (…) largement responsable de l’épuisement des sols et des ressources en eau, de l’extinction de la biodiversité et de la marginalisation de millions de petits paysans. Il menace aussi la souveraineté alimentaire des peuples par le jeu des brevets sur les semences et de la privatisation du vivant. »
Quel «
moment charnière » retiendra l’Histoire comme ayant marqué le passage de l’humanité vers une agriculture respectant tant l’homme que la nature qui lui prête vie ? Nul ne le sait encore.
Les croyances du siècle dernier s’étiolent, nous incitant à remettre en cause nos certitudes, à imaginer et agir. Il suffira peut-être que quelques millions d’humains retrouvent ensemble le chemin oublié qui mène d’une vision du monde absurde et obsolète - celle du pillage suicidaire des ressources vitales - vers un regard tout différent. Ceux qui l’ont emprunté s’émerveillent chaque jour de l’intense et fragile beauté de notre mère la Terre.
Prise de conscience des enjeux, évolution en profondeur des mentalités : partout sur la planète les signes se multiplient. L'humanité reprend sa marche vers plus de vie.