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La voix du peuple

Quelques semaines après le choc du Brexit, quelques voix timides et embarrassées ont suggéré que peut-être les citoyens britanniques, trompés par une poignée de tribuns malfaisants, auraient pris une mauvaise décision, qui pourrait réveiller de très mauvais instincts par-delà la Manche ou l’Atlantique. D’autres sacralisent au contraire la parole du peuple souverain, qui prendrait enfin sa revanche contre une élite suffisante et sourde. Derrière ces deux analyses se profilent deux visions de notre régime politique : démocratie mature, ou ochlocratie décadente ?

La différence entre les deux concepts a été élaborée par l’historien grec Polybe au livre VI de ses Histoires. On a tort, explique Polybe, de réduire les différentes formes de gouvernement à trois : la royauté, l'aristocratie et la démocratie. En fait, chacune d’entre elles peut se dénaturer, « comme la rouille naît avec le fer » : la royauté se corrompt en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie, et la démocratie, « gouvernement du peuple », en… ochlocratie, « gouvernement de la multitude » (prononcer oklo, comme dans « chlore », un mot tout aussi décapant). Le peuple perd son unité et se mue en une collection d’individus incontrôlables. « Ce ne sera en effet que la domination d'une populace aveugle, ce qui est le plus grand de tous les maux. »

La première caractéristique de l’ochlocratie, c’est une forme d’irresponsabilité généralisée : Polybe décrit comment chacun s’habitue « à vivre sans qu'il lui en coûte aucun travail, et à satisfaire ses besoins avec le bien d'autrui ». L’ochlocratie, maladie infantile du communisme ?

Pour qu’une démocratie dégénère en ochlocratie, deux ingrédients sont nécessaires. D’abord, une certaine prospérité : le goût des plaisirs remplace celui des affaires publiques, et l’habitude de la liberté en fait oublier les vertus. Ensuite, l’apparition de fortunes fabuleuses, utilisées pour corrompre les citoyens : « les grandes richesses firent naître dans quelques-uns l'envie de dominer. » Donald Trump, par exemple ?

Rousseau reprendra dans son Contrat Social l’analyse de Polybe en parlant de « dissolution de l’Etat ». Mais que le lecteur contemporain, habitué à traiter le peuple avec égards, se rassure en ouvrant les Carrefours du Labyrinthe de Cornelius Castoriadis. En l’absence de transcendance, la démocratie est une fin en soi, seule manière pour une société de s’autofonder. Il devient alors impossible de définir une norme politique supérieure à l’opinion des citoyens : « la doxa (l’opinion) est également et équitablement partagée entre tous ». Il n’existe pas de savoir suprême, de point de vue supérieur qui permettrait de distinguer entre démocratie et ochlocratie. Ce n’est pas que le peuple ait toujours raison, mais plutôt que la seule source de rationalité politique réside dans le peuple.


Faut-il pour autant se satisfaire de la situation actuelle ? Non, parce que le système représentatif nous laisse, précise Castoriadis, à la merci des oligarchies. Pour échapper à la « populace aveugle » qui effrayait tant Polybe, il faudrait donc… davantage de démocratie !

Polybe (vers 208 av. J.-C. - vers 126 av. J.-C.)

Général, homme d'État, historien et théoricien politique grec. Il fut otage de Rome durant 17 ans, ce qui lui permit, dans son œuvre majeure les Histoires, de s'attacher à comprendre « Comment et grâce à quelle forme de gouvernement l'État romain a réussi à dominer la terre entière en si peu de temps ? Quel est le secret de cette supériorité ? » En savoir plus.

Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778)

Ecrivain, philosophe et musicien genevois francophone, son œuvre participe à l'esprit des Lumières et se caractérise notamment par son rejet des régimes autocratiques et par le lien entre égalité et liberté. En savoir plus.
Cornelius Castoriadis (1922 – 1997)

Philosophe, économiste et psychanalyste français d'origine grecque. Il consacra une grande part de sa réflexion à la notion d'autonomie individuelle et collective, fondement de la démocratie « radicale », qu'il opposait à l'hétéronomie, constitutive des sociétés religieuses et traditionnelles, ou des régimes capitalistes et soviétiques. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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