« La vie ce n'est pas d'attendre que les orages passent, c'est d'apprendre comment danser sous la pluie. » Sénèque en édictant cet adage fait sans doute preuve de beaucoup plus que de stoïcisme(1) : il trace une vision créative de l’existence. Ce qui nous arrive ne dépend pas forcément de nous, mais ce qui est sûrement à la portée de nous-même, c’est notre manière de le voir et ce que nous en faisons.
Bien des situations illustrent cette perspective. Je voudrais décrire celle qui m’a le plus touché au cours de ces dernières années, un « accident de la vie » qui a confirmé l’exceptionnelle prédisposition de l’être humain à transformer sa propre infortune en découverte de possibilités inexplorées.
Depuis le mois de février 2013, le 14 très précisément, jour de la Saint-Valentin, Sylvie mon épouse a perdu une part importante de l’usage de ses facultés physiques : à son réveil d’une opération d’un kyste au cerveau qui a mal tourné, elle ne peut plus ni marcher, ni se servir correctement de ses mains, de sa main droite en particulier ; et parler distinctement lui demande souvent un effort. Ce jour-là, le quotidien bascule dans le cauchemar et nous réalisons très vite ce que nous ne pourrons plus faire désormais : traverser Paris à bicyclette, visiter nos amis à l’improviste, monter les étages de notre appartement, profiter au pied levé de notre petit coin en Normandie… reprendre le projet d’aller au Cap Vert que nous avions ajourné suite au verdict de l’IRM.
Même s’il frappe beaucoup de monde, le malheur est toujours exceptionnel pour ceux qui le vivent. Ce qui est vraiment propre à chacun, c’est la manière de considérer les dimensions de la montagne à gravir et les perspectives de la vallée saccagée, de renoncer à ce qui ne sera jamais plus « pareil » désormais.
Au deuil brutal de l’insouciance s’immisce celui de l’intégrité de notre rapport au monde : aux autres, à l’environnement… la privation d’autonomie entraine davantage qu’une modification de ses capacités ; capacités physiques, bien sûr, mais capacités de liberté, d’expression, d’épanouissement, de contribution, de sociabilité… Ce n’est pas une simple réduction de voilure.
À l’angoisse de ne pas y arriver s’ajoute l’incertitude quant à une quelconque reconstruction. Et faut-il parler de « reconstruction », au sens de « reconstruire pierre par pierre » comme on le dit d’un bâtiment détruit par un tremblement de terre ou un incendie ?
L’identité est remise en question : que reste-t-il de soi ? L’interrogation jaillit, effrayante. Ne plus jamais être ce que nous avons « toujours » été. Tout devient absolu alors, démesurément absolu et le désarroi l’emporte sur toute possibilité de raisonnement.
Mais on ne fait pas l’impasse sur la pensée.
En plein désordre émotionnel, une alternative au désespoir se glisse ; une sorte de miracle fait son nid, discrètement, délicatement, subtilement. Irrépressiblement. C’est ainsi que nous avons pris très progressivement conscience que l’identité n’est pas une réalité intangible figée dans le marbre. La question n’est plus de savoir si on sera identiquement le même qu’avant mais de savoir comment on va exister pleinement autrement. La formule éculée : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » prend alors une signification toute prometteuse
.
Le philosophe Paul Ricoeur développe le concept enthousiasmant d’ « Identité Narrative
» qui peut être évolutive, qui peut « se faire et se défaire » tout en composant avec l’intégrité et la cohésion de la vie de chacun. Une identité qui n’est pas attribuée à chaque individu une fois pour toutes mais dont « Soi-même » est l’auteur et qui devient le récit que chacun en fait.
Ce que l’on peut dire d’une personne est applicable à une collectivité dont la plus petite unité est… le duo… le tandem… le couple… qui à la manière de l’onde se propage à l’entourage des proches - famille, amis… - puis vers d’autres personnes moins connues.
Notre mésaventure particulière s’est faite aventure universelle.
La force créative
La première chose que Sylvie a en tête, une fois ses esprits sortis des limbes de l’anesthésie et du trauma chirurgical, c’est de demander du papier et des crayons de couleurs. Le problème, là, dans son lit d’hôpital, c’est que sa main droite ne lui obéit plus du tout et que la gauche, moins altérée, a bien du mal à se mouvoir avec précision. Il lui reste l’envie de croquer des formes et elle dispose de la surface blanche d’un carnet qu’elle hésite à positionner : en paysage ou en portrait. Elle lève la main la plus valide et la laisse flâner au gré de ce qui l’entoure… les bouquets de fleurs qu’on lui a offerts. Certes le geste est maladroit, l’étincelle a du mal à jaillir comme d’un briquet humide ; puis elle finit par esquisser les contours improbables de pétales, d’un pistil, d’une tige : la première réalisation de la main gauche… à la suite de décennies de pratique de la peinture : aquarelles, huiles, encre de Chine…
La reprise est laborieuse. Les résultats en auraient découragé beaucoup. Imaginez que ces mains, qui ont manié pinceaux et crayons avec une certaine dextérité, accouchent désormais d’un gribouillis enfantin. Imaginez un pianiste qui ânonnerait péniblement d’un doigt
Au Clair de La Lune !
Mais ce qui se passe en elle est impalpable. À la tentative de refaire comme avant, elle substitue une démarche inédite : on dirait que la performance graphique, régressive aux yeux de tous, ne revêt qu’une importance secondaire. Ce qui compte, c’est l’authenticité de l’imaginaire et de la créativité. Et elle seule ressent les vibrations qui rallument les couleurs et réinventent les figures, comme pour indiquer à son corps et à son énergie la piste à dégager pour exister à nouveau. Et pour créer du nouveau !
L’intime pugnacité qui l’entraîne transgresse déjà le seul instinct de survie. Et quand elle dit « C’est vivre que je veux, mourir n’est pas intéressant », on pourrait l’interpréter comme une bravade, une « politesse du désespoir
(4) »… En réalité, Sylvie invoque ce qu’elle a de plus fondamental en elle : l’évidence que l’essentiel est d’être présente au monde, à ce monde-là, bien tangible et bien vivant, et qu’intuitivement, forcément, il existe des voies inexplorées pour se faire une place au soleil.
La suite ne fera que confirmer cette impulsion initiatrice lancée dès les premières heures sur le lit d’hôpital : aujourd’hui, plus de trois ans après, elle a peint plus de deux cents tableaux, aquarelles et huiles et a exposé, en septembre dernier, une sélection de soixante oeuvres baptisée « Réveils en couleurs
(5) » : son style s’est totalement renouvelé. La main gauche a inauguré des libertés inutilisées jusqu’alors. Les progrès techniques acquis pendant plus de trente ans, réduits à néant, se sont transformés en explosions surréalistes et poétiques. L’énergie, soudain muselée par le corps réduit partiellement à l’impotence, n’a pas lâché l’affaire ; elle a mis toute sa vigueur dans ce qui demeurait intact : le désir de créer. « Ce n’est pas histoire de tuer le temps, dit-elle, c’est inévitable pour moi de voir ce qu’il y a à dessiner. Je suis heureuse quand ça m’inspire, que j’ai envie de le mettre en scène. » Et, portée par cet élan mental et fécond, à la manière d’un viatique, elle a embarqué dans un manège tourbillonnant, elle a participé à une demi-douzaine de voyage à l’étranger, à des virées en
camping-car ou en bateau, à des sorties au cinéma, au théâtre, au marché ou au restaurant.
Et nous avons co-écrit un livre «
Le fauteuil roulant malgré lui » qui raconte notre infortune
(6). Pour ne pas trop se prendre la tête et rester dignes, nous avons confié au fauteuil roulant la délicate mission de narrateur. Il l’a fait avec humour et jovialité !
L'inventivité se substitue à la routine.
Et ainsi de suite pour une multitude d’initiatives journalières qui s’inscrivent dans la dynamique d’une vie dont chaque instant est à penser, où l’inventivité se substitue à la routine. Attendre que ça passe serait fatal ; désormais, il faut « apprendre comment danser sous la pluie ». Ce qui était spontané est devenu réfléchi, ce qui était improvisé est devenu programmé, ce qui était rapide est devenu lent… Rien n’est simple ni facile, la difficulté et l’adversité font partie du quotidien. On ne s’habitue pas au malheur.
En même temps, et c’est là le grand inattendu, ce genre d’épreuve subie déclenche des ressources insoupçonnées et précieuses ; chez ceux qui la traversent se développent des aptitudes ignorées le plus souvent dans une vie « normale ». On discerne beaucoup plus nettement la valeur des choses et des instants. Le bonheur, parfois considéré comme un projet idéalement acquis et immuable, confirme ce qu’il est humainement : une prise de conscience que créer et partager comblent mille fois plus et mieux que prendre et posséder.
Il n’y a pas lieu ici d’exhiber cette situation comme un phénomène modélisable et exemplaire. Pas plus d’ailleurs que de souhaiter qu’un accident survienne à quiconque pour lui donner l’opportunité de mobiliser des trésors enfouis !
Mais notre histoire met en lumière plusieurs ressorts qui aident à mieux s’en sortir.
J’écris « notre » parce qu’à l’instar de l’« identité narrative » évoquée précédemment, le bouleversement qui affecte une personne, produit un mouvement plus qu’un changement d’état. Il devient d’emblée une affaire collective, à commencer par concerner les plus proches, le conjoint, les parents, les enfants, les amis…
Ce « notre » représente une réalité décisive car la maladie est souvent un facteur clivant dans une communauté. De toute manière, c’est un séisme dramatique : la peur, la répulsion, l’apitoiement, le déni… sont tapis à l’orée de la scène, prêts à surgir au moindre signe de résignation. Autant de la part de la personne souffrante, si elle ne s’accepte plus elle-même, que des autres s’ils se projettent dans ce qui pourrait leur arriver de pire. « Ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les opinions qu'ils en ont
(7). »
Face au risque d’un débordement émotif dévastateur, le premier réflexe est de prendre sur soi, bien sûr, et de déployer toute la vigueur de son « sur-moi » pour affronter la situation. Mais cette posture concentre son énergie dans la défensive et la résistance, au risque de s’épuiser et de sombrer dans la dépression. Une des alternatives que d’aucuns comme
Boris Cyrulnik, nomment la « résilience
(8) », consiste à « rebondir
(9) » sur l’adversité et à découvrir en soi des ressources, demeurées latentes en « temps normal », qui aideront à continuer de vivre et de grandir.
Se concentrer sur ce qui dépend de soi.
« Apprendre comment danser sous la pluie » se concrétise de plusieurs manières. Dans le cas de Sylvie, le recours à l’acte créatif est incontestablement celui qui l’a délivrée et lui a permis de se relancer et d’avancer, à l’image de l’étrave d’un navire. Pour elle, c’est la peinture. Pour d’autres ce sera la musique, la cuisine, la photo, la poésie, la conversation, la couture… ça peut être aussi la contemplation, la méditation, la prière…
L’acte créatif est probablement l’un des moteurs les plus puissants de l’épanouissement de soi pour de multiples raisons.
Faire soi-même, de soi-même et par soi-même constitue la première source de motivation
(10). Cet exercice amène à se concentrer sur ce qui dépend de soi et à relativiser le reste : certes, on ne détient pas de recette miracle pour guérir sur le champ, on peut surtout relever des défis stimulants qui font appel à des potentialités inexprimées.
De même que « se préparer » en vue d’une éventuelle épreuve à surmonter n’aurait pas de sens. Tout peut arriver demain, le meilleur comme le pire. La créativité devrait être une attitude et un mode de vie permanents. Nous naissons avec.
Il est souvent regrettable que l’excès de rationalisme qui caractérise les relations économiques et sociales érode ce talent dès l’enfance : au-delà de l’enthousiasme intérieur qu’il génère, il inspire l’interactivité avec les autres, il est un langage commun qui donne accès directement aux émotions, aux désirs, aux interrogations… et il accompagne les messages délicats à transmettre.
La maladie, si elle est bien le personnage principal de cette mésaventure, n’est pas le thème essentiel des propos échangés.
Dans notre cas par exemple, dans la stupéfaction et l’urgence des premiers temps, chacun voulait avoir l’information sur l’état de santé de Sylvie. Quoi de plus légitime ? Simplement que de devoir répondre à des dizaines de personnes plusieurs fois par jour génère un stress épuisant et culpabilisateur de ne pas pouvoir y parvenir. Nous voulions à tout prix éviter les risques de déformations du « téléphone arabe ». J’ai alors envoyé des courriels adressés à un premier groupe d’amis qui s’est très rapidement élargi à mesure des demandes. L’objet du mail était « Nouvelles de Sylvie : … », suivi d’un titre qui donnait l’essentiel de ce qu’il fallait retenir du moment (
son dixième tableau…
fièvre anormale…). Aux détails médicaux et cliniques, les plus précis et concis possibles, s’ajoutaient des commentaires, des réflexions, des mots que nous avions échangés… ainsi que les aquarelles que Sylvie peignait au fur et à mesure. Très vite, la production picturale s’est imposée comme leitmotiv et est devenue une communication attendue et évolutive.
De cette manière, un nouveau tissage relationnel a vu le jour. La même information, à propos de la santé et de la passion de Sylvie, donnée à tous au même moment, engendrait une solidarité tacite. La barrière de l’appréhension entre malade et « bien portant » s’effaçait ; chacun avait conscience que Sylvie manifestait son désir de donner et de recevoir et se sentait alors plus libre de participer à sa manière.
Il est toujours très difficile de distinguer ce qui contribue le plus à l’efficacité thérapeutique face à un problème de santé aussi sérieux. Mais il est indiscutable que l’attitude positive de Sylvie l’a aidée et elle nous a aidés à l’aider. Amoureuse de la vie et courageuse, intuitive et obstinée… sa personnalité a joué un rôle déterminant.
On s’aperçoit aussi que de pouvoir raconter son expérience à des oreilles attentives enfante un esprit commun. Et le récit, oralisé, écrit, dessiné… donne une âme à ce qui est raconté. Cela fait partie du processus de guérison.
Chacun peut s’inspirer de cette expérience, de ce « What’s good about it
(11) » comme disent les anglo-saxons, qui montre l’authenticité de la nature humaine : aussi créative que vulnérable… Et réciproquement !