La lettre de délibéré
18 janvier 2017
Cette semaine, mettons les choses au pire. Les élections françaises se passent mal, Trump sème un souk planétaire, la Chine et la Russie s’y mettent aussi, les démocraties s’effondrent, des guerres civiles éclatent un peu partout. Et l’on tue les poètes. D’ailleurs, commençons par là.
Délibéré entame cette semaine la publication d’une série de quatre articles du romancier salvadorien Horacio Castellanos Moya, qui revient sur un épisode tragique de l’histoire de son pays : l’assassinat, en mai 1975, du poète Roque Dalton, figure de la littérature latino-américaine, par ses compagnons d’armes de l’Armée révolutionnaire du peuple qui l’accusaient - à tort - d’être un agent de la CIA. Dans Roque Dalton, correspondance clandestine (1973-1975), Horacio Castellanos Moya raconte la découverte inattendue de lettres inédites de l’écrivain guérillero, conservées dans les archives de la famille à San Salvador : une enquête historique et littéraire, mais aussi un hommage, à quarante ans de distance, d’un écrivain à un autre écrivain, mort sans sépulture et dont les assassins n’ont jamais été jugés.
De son côté, Nathalie Peyrebonne se penche sur le roman d’Eric Pessan La Nuit du second tour (Albin Michel), légère anticipation qui met en scène l’errance de deux personnages lors de la nuit décisive. Et devinez qui va gagner ? Le livre raconte ce à quoi peut conduire cette façon pas si anodine qu’ont eue les « partis traditionnels », au cours des dernières années, de se jouer de ceux qui voulaient encore rêver, de ceux qui voulaient encore avoir des idées, voire un véritable projet de société. « Demain, David sait que les éditorialistes déclareront d’un air grave que dorénavant il y aura un avant et un après et qu’il aura envie de leur fourrer ces phrases creuses au fond de la gorge », écrit Pessan. Un roman sombre qui ne vous aidera pas à sortir de votre déprime hivernale et pré-électorale, prévient Nathalie Peyrebonne. Mais cette nouvelle Ordonnance Littéraire y parviendra peut-être.
Une bonne nouvelle tout de même: avant de partir, Barack Obama a commué la peine de Chelsea Manning, qui sera libérée au printemps prochain. L'occasion de relire une autre Ordonnance littéraire, rédigée il y a quelques mois par Hélène Quanquin : La Veuve Basquiat pour Chelsea Manning et les victimes de l’enfermement.
Même les chiens n’arrivent plus à faire taire les coqs. C’est le sujet de Cock-a-Doodle-Dog, chef d’oeuvre de Tex Avery que Nicolas Witkowski dissèque cette semaine, analysant ses 14 séquences pour donner au tout cette morale : “Non seulement il est impossible d’arrêter une prégnance, mais à tenter de le faire, on devient soi-même émetteur de cette prégnance”. Tout cela est limpidement expliqué dans la nouvelle Chronique avéryenne.
Autre comédie : le mercato d’hiver au football. Dans Footbologies, Sébastien Rutés nous rappelle que, pendant quelques jours, la Ligue 1 se peuple soudain de grands noms. “C’est les Rois mages tous les jours, avec l’or, la myrrhe, l’encens et les contrats. Et pendant quelques semaines, deux championnats cohabitent : celui qui a repris ce week-end sur des terrains gelés où la neige étend son manteau blanc, avec les mêmes vieux joueurs qu’en fin d’année dernière ; et l’autre, qui se joue dans l’esprit ensoleillé des supporteurs, avec ses stars venues de Premier League ou de Liga, ses retournements de situation, ses miracles et ses avènements”.
Dans l’espace, cela ne se passe guère mieux. À preuve, le film Passengers dont Thomas Gayrard nous parle cette semaine. Chris Patt et Jennifer Lawrence sont les héros de cette robinsonnade interstellaire, campés en nouveaux Adam et Eve propulsés à l’autre bout de l’Histoire, en Paul et Virginie de l’espace. Belle allégorie a priori : deux passagers embarqués dans un voyage sans retour ni ligne d’arrivée, piégés sur le même bateau croisant au milieu du néant. Hélas, le film de SF méditative se mue bientôt en comédie romantique standardisée et retombe sur le rail d’une fiction prévisible.
Sous les mers, l’Abécédaire de Pierre Teboul arrive à la lettre C. C comme Cousteau, C comme Cactus, C comme Cul. C du pareil au même. Puis nous reprenons un peu de hauteur en marchant sur la High Line en compagnie d’Antoine de Baecque qui poursuit, dans Un marcheur à New York, ses balades quotidiennes dans la ville de Pieter Stuyvesant et de Donald Trump. Puis nous redescendons en TGV avec Anne-Marie Fèvre à Bordeaux où Office KGDVS, agence bruxelloise animée par les architectes Kersten Geers et David Van Severen, présente l’exposition « Everything Architecture » au centre Arc en Rêve. On passe ainsi de la maquette en bois de la bibliothèque d’Asplund, à Stockholm, en forme de cube pris dans un cylindre, à la maquette en liège et métal de Solo House, une maison circulaire réalisée à Barcelone, dont le plancher et la toiture forment deux anneaux.
Pendant ce temps, le cours continue dans la classe de philo de Gilles Pétel, notre Diogène en banlieue, et nous y entendons cet échange :
– Shlomo ?
– Vous ne croyez pas que ce sont les hommes qui ont inventé Dieu ?
– Monsieur ! Vous ne pouvez pas le laisser dire une chose pareille ! Si Shlomo continue, je quitte le cours !
– S’il vous plaît, Leïla ! Un peu de calme ! Chacun est libre d’exprimer son opinion. Xavier ? Vous voulez ajouter quelque chose ?
– Je suis complètement perdu ! Pourquoi est-ce qu’on parle de Dieu et de la religion ? On ne devait pas traiter la question de l’art ?
Le dernier arrêt est à la Plaine Saint-Denis. Hervé Hamon vient de sortir du plateau télé où se tenait le premier débat de la primaire de la Belle Alliance. Il n’est pas peu fier d’avoir réussi à caser une citation de Paul Valéry (“Il y a des mots qui chantent plus qu’ils ne parlent”). Son directeur de campagne est moins réjoui, qui estime qu’il eût mieux valu citer Hugo. En fait, comme s’autorise à le penser Edouard Launet dans 2017, Année Terrible, il eût mieux valu pour Hamon ne citer personne.
Tout ceci pour en arriver à cela : sans délibéré, 2017 serait bien plus terrible encore.
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