Sénèque fait le pont

Que fêtons-nous en réalité le 1^er mai ? Célébrons-nous le repos ou le travail comme valeur ? N’est-il pas alors paradoxal que ce jour soit férié ? Historiquement, le 1^er mai provient des mouvements de lutte ouvrière au 19^ème siècle pour la journée de huit heures. Journée de revendication, elle était donc  initialement la journée des travailleurs, baptisée plus chastement par les conservateurs « journée du travail ». Quel peut être le sens d’une telle célébration aujourd’hui face à la transformation profonde du travail ?  L’émergence de la pluriactivité et l’automatisation des secteurs industriels et tertiaires soulèvent en effet de nombreuses interrogations sur sa place dans la société de demain.

Difficile de faire l’économie de Hegel pour penser le travail. L’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit nous rappelle à quel point il est processus de libération. Le travail c’est tout l’être de l’homme, du combat pour la reconnaissance à l’intégration d’une communauté humaine. C’est aussi et surtout une éducation à l’Universel sous la forme de l’Etat ou de tout autre projet collectif élevant l’homme au-dessus de la nécessité. Hegel n’écrit-il pas dans son Encyclopédie au sujet de la fameuse dialectique du maître et de l’esclave que « l’assujettissement de l’égoïsme du serviteur fait le commencement de la vraie liberté de l’homme. » ? Pour Hegel, en effet, c’est par son travail, exécution au départ du désir du maître, que l’esclave s’émancipe : il transforme la nature et crée un monde qui devient instrument de sa libération et expression de son humanité. L’analyse de Hegel est résolument au cœur de notre expérience moderne du travail, la crise ou la raréfaction de celui-ci faisant vaciller l’homme lui-même.

Mais la crise du travail n’est-elle pas l’occasion de retrouver la valeur de l’otium chère à Sénèque ? L’otium désigne le loisir ou le temps de repos par lequel l’esprit se retrouve en se cultivant. Les Latins ont pour coutume d’opposer l’otium non au travail mais au negotium dans lequel Sénèque voit une activité creuse, un « tourbillon permanent ». Il n’est qu’un seul devoir, « c’est d’être utile aux hommes ». Or pas de vie utile sans loisir car celui-ci ouvre la voie de la contemplation qui fonde une conduite juste et inspirée. Il n’est de penseur plus moderne que Sénèque quand il veut réconcilier engagement politique et contemplation. « Il faut un mélange, nous dit-il. L’homme de loisir doit agir(…) pour être au service de la postérité et l’homme d’action doit se donner du temps libre » (Du Loisir) pour pratiquer l’exercice de la vertu.  Négocions moins pour travailler mieux dirait Sénèque. Voilà de quoi remettre le travail à sa juste place. Et le sortir de l’acception étroite dans laquelle l’idée de métier l’a trop souvent enferré. Car enfin, pourquoi le travail semble-t-il être souvent l’objet de notre exaspération, d’attentes sans cesse différées et jamais accomplies ? Peut-être que par le plus aimable des paradoxes nos robots, en nous déchargeant de la part laborieuse de notre travail, nous aideront à en élargir la portée en des variations qui n’excluent pas l’action désintéressée.

Gageons que le 1^er mai changera de nature face au changement du statut du travail. Hier acte militant pour travailler moins, demain revendication pour travailler autrement. Et peu importe si le tyran Néron n’a point voulu de Sénèque pour maître. La postérité se chargera de réparer l’outrage en continuant de voir en lui un inspirateur d’avant-garde pour redéfinir le sens du travail dans ce juste équilibre entre loisir et activité, contemplation et action. De quoi prétendre travailler tout en philosophant !


Karine Safa