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Sous les pavés, l'histoire

par Eric Deschavanne

Les 50 ans de Mai 68 offrent l’occasion de poser un problème de philosophie de l’histoire. On ne compte plus les livres qui s’interrogent sur le sens même de l’événement, ce qui le distingue des mouvements sociaux ou étudiants ordinaires. Pour fonder l’interprétation d’un événement historique, deux points de vue peuvent et doivent être distingués. Le premier est celui de la conscience des acteurs qui ont vécu l’événement. Le sens de 68, pour ceux qui l’ont fait, se confond avec leurs idées, projets et espérances d’alors : la Révolution, l’autogestion, la rupture avec le capitalisme et la société de consommation, etc. A l’aune de ces utopies, Mai 68 fut un échec, « une révolution introuvable » écrivit Raymond Aron.

Le second point de vue possible est celui des théories du sens de l’histoire, principalement celles de Marx et de Tocqueville, nées dans le sillage de la Révolution française. Marx et Tocqueville sont des critiques de l’illusion de la conscience politique : les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. L’illusion et l’échec ont pour cause l’inadaptation de la conscience des acteurs à la réalité du processus historique en cours, dont la théorie a précisément pour fonction de dévoiler le sens. Dans la théorie marxiste, l’agent révolutionnaire moderne est le Capital, lequel, n’obéissant qu’à la froide logique de la rationalité économique, détruit irrésistiblement les formes politiques, les rapports sociaux, les mœurs et les valeurs qui font obstacle au développement des forces de production. De même, donc, que selon Marx, la Révolution française avait doté le capitalisme d’une idéologie et d’institutions politiques adaptées, une lecture marxiste de l’histoire peut considérer que Mai 68 - quelles qu’aient pu être la pensée et la volonté des acteurs – a contribué à émanciper le néo-capitalisme de quelques carcans encombrants (la nation, la morale et les solidarités traditionnelles), favorisant ainsi la consommation, l’innovation, la circulation des hommes, des marchandises et du capital, la flexibilité et la productivité du travail.

Au regard de Tocqueville, l’histoire de la modernité n’est pas d’abord celle de la révolution capitaliste mais celle de l’égalisation des conditions et du progrès de l’individualisme. Les révolutions politiques modernes sont des effets de la « révolution démocratique » multiséculaire au travers de laquelle les hommes en viennent à se considérer comme des semblables, et qui affecte en profondeur les mœurs comme la culture. Il en résulte l’empire de l’idéal égalitaire, l’allergie à l’autorité, le souci de l’indépendance et du bien-être individuels, la promotion du contrat comme modalité du lien social. A la lumière de cette conception du sens de l’histoire, Mai 68 participe d’une révolution individualiste, celle de l’émancipation du désir, de la révolte contre les figures de l’autorité, de la déconstruction « bohème » des valeurs traditionnelles – une révolution qui s’accomplit avec la démocratisation de la famille, l’émancipation des femmes et des minorités sexuelles, mais aussi avec la montée en puissance des valeurs de la vie privée et de la culture du divertissement.

Le sens de 68 réside-t-il dans l’idéal des soixante-huitards ou bien dans le triomphe de l’individualisme et du capitalisme contemporains dont ceux-ci auraient été les instruments inconscients ? Affaire d’interprétation…


Eric Deschavanne

Karl Marx (1818 - 1883)

Historien, philosophe et économiste allemand, théoricien de la révolution socialiste et communiste. Il est connu pour sa conception matérialiste de l'histoire, sa description des rouages du capitalisme (Le Capital, première publication en 1867), et pour son activité révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier. En savoir plus.
Alexis de Tocqueville (1805 - 1859)

Philosophe, historien et homme politique français, célèbre pour ses analyses de la Révolution française et des démocraties occidentales.Dans ses ouvrages, il se fait le défenseur de la liberté individuelle et l'égalité en politique. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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