Dans l'épisode précédent : Alain Gautier, vainqueur facile d'une deuxième édition terrible
Au-delà de ces enseignements, un épisode de ce Vendée Globe s’impose dans les mémoires : celui d’une certaine langue recousue… Il faut revenir à ces événements qui ont beaucoup fait pour la notoriété de la course et du héros en cause. Le 9 janvier 1993, la tempête souffle sur l’Océan Indien. La mer est très forte, menaçante. Avec des pièges en forme de gouffres cachés derrière la crête d’une vague.
Quand Bertrand de Broc, skipper de
Groupe LG, voit le trou s’ouvrir devant l’étrave de son monocoque, une seule pensée lui vient : «
C’est terminé ». Après une glissade incroyablement rapide qui lui semble pourtant interminable, le bateau se couche. Coup de chance, le mât tient. Mais l’écoute de grand-voile s’est coincée dans un winch, sans que le solitaire, occupé à ne pas tomber à l’eau, ne s’en rende compte.
Le bateau se redresse, l’écoute commence à se tendre et se libère d’un coup de son piège, frappant le solitaire en plein visage. Presque KO, Bertrand de Broc souffre terriblement. Il y a du sang partout. Mais l’urgence est ailleurs : avant tout, il faut remettre le voilier sur sa route pour ne pas être roulé par la vague suivante. Après avoir effectué cette opération, il rentre à l’intérieur du monocoque : «
J'ai tout de suite ouvert un livre, pour voir si j’arrivais à lire, raconte aujourd’hui le navigateur
. J’étais très inquiet pour mes yeux et mon visage ». Sa langue, elle, est ouverte sur plus de deux centimètres.
Un selfie pour la légende.
Photo Bertrand de Broc/DPPI
Tout a commencé un an plus tôt, début 1992, au port de commerce de Brest, quai du commandant Malbert, dans le bureau de son sponsor. Depuis trois ans, le marin quimpérois navigue sous les couleurs de
Groupe LG, une société de services connue notamment dans le nettoyage et le gardiennage. Après quelques courses en Formule 40, de bons résultats dans la Solitaire du Figaro, et malgré un abandon malheureux dans La Baule-Dakar, les rapports entre Pierre Opperman, patron de LG, et Bertrand de Broc sont bons.
Ce jour-là , le PDG pose une question qui surprend le marin : «
Cela vous dirait de faire le Vendée Globe ? ». De Broc hésite un peu. Il n’a jamais fait de grande traversée en solo et préfèrerait attendre un peu avant de s’attaquer à un tel sommet. Mais la question n’attend pas de réponse négative. Et une telle offre ne se refuse pas. Cependant, Opperman n’a ni le temps ni le budget pour un monocoque neuf : il faut racheter un 60 pieds d’occasion.
Trois bateaux sont sur le marché :
Groupe Sceta, avec lequel Christophe Auguin vient de remporter le BOC Challenge,
Generali Concorde, en aluminium, d’Alain Gautier, et
Ecureuil d’Aquitaine II, le bateau vainqueur du premier Vendée Globe, propriété de Titouan Lamazou. «
Le bateau d’Auguin ne m’a pas trop plu et, là , je me suis un peu trompé, analysera Bertrand de Broc
. On a fait une offre sur celui de Titouan, sans même faire une sortie. On avait confiance en Titouan. »
Pour Bertrand de Broc, le premier véritable test a lieu pendant l’Ostar, la Transat anglaise. Sa place, 17e, le déçoit, mais il a pu prendre la mesure de son bateau et remarquer un manque de vitesse au portant. À son retour en France, le skipper contacte les architectes, Luc Bouvet et Olivier Petit, qui lui confirment qu’il est possible de gagner une tonne en changeant la quille. Le sponsor donne son accord, mais les travaux prennent du retard et
Groupe LG ne retouche l’eau qu’à la fin de l’été 1992.
Pour un départ des Sables d’Olonne en novembre, c’est très juste. Surtout que le Quimpérois ne retrouve plus ses sensations avec ce nouvel appendice : le voilier gîte plus vite et a perdu en stabilité. Pour faire des économies, le plomb de l’ancienne quille a été fondu et réutilisé : impossible de revenir en arrière. Peut-être faudrait-il changer le mât ? Bertrand de Broc n’ose pas en parler à son sponsor. Il sait que le budget n’est pas extensible. Le marin se dit qu’il naviguera avec un bateau un peu instable, c’est tout. «
C’était une bêtise », admettra-t-il.
Une entaille de 2 cm de large
Le début du Vendée Globe se passe pourtant très bien pour le Breton.
Groupe LG se retrouve rapidement en tête. A l’équateur, Alain Gautier s’empare du commandement mais Bertrand de Broc reste dans son sillage. À l’attaque du Grand Sud, seul Philippe Poupon s’est glissé entre
Bagages Superior et
Groupe LG. Pour un « bizuth », le Quimpérois se débrouille très bien. Jusqu’à la tempête du samedi 9 janvier.
L’œil presque fermé, le visage tuméfié, la bouche en sang, Bertrand de Broc s’installe devant son ordinateur pour envoyer un télex à son équipe, à Quimper. Puis, il contacte Jean-Yves Chauve, le médecin de la course : « Message urgent pour Chauve. De Groupe LG. JE ME SUIS entaillé la langue. J’ai beaucoup saigné. J’ai un hématome sous l’œil droit. Et j’ai mal dans la partie gauche de l’œil. Pour la langue, 5/6 mm de profondeur, sur 2 cm de large. A plus, Bertrand ».
À Guérande, le docteur Chauve sait que les marins peuvent faire appel à lui à tout moment. Ce médecin de 43 ans n’a jamais eu de cabinet. Il navigue depuis longtemps et vit de remplacements entre chacune de ses navigations à bord de
Sidharta. En 1978, il a écrit un premier ouvrage consacré à la médecine de mer. Histoire de conjuguer ses deux passions, il s’est proposé de fournir l’assistance médicale lors de la Solitaire du Figaro 1987 et n’a jamais, depuis, cessé d’accompagner les solitaires.
Lors du premier Vendée Globe, il intègre bénévolement le staff de la course, via Denis Horeau, une connaissance, fournissant aux concurrents une trousse de secours et un contact médical à terre. Avant le départ, il a préparé aux coureurs une pharmacie de bord et une méthode de consultation à distance. Les télex des marins arrivent sur son fax et Chauve se détend dans son jardin quand, à 18h00, ce 9 janvier, il entend la machine se mettre en marche.
Deux points de suture Ă faire
Le message de
Groupe LG l’inquiète : en l’absence de précisions, il craint que la langue tombe. Son premier réflexe est de gagner du temps pour ne pas prendre de mauvaise décision. Il tape sur son clavier :
« Pose une gaze hémostatique sur la plaie et appuie sur la zone pendant plusieurs minutes. » Puis, il appelle un ami stomatologue à l’hôpital de Saint-Nazaire. L’avis de l’expert est clair : «
Il vaut mieux suturer ».
Le médecin du Vendée Globe a visité tous les bateaux avant le départ. Autant par plaisir que par souci d’imaginer dans quelles conditions les marins vont vivre et, éventuellement, se soigner. Il visualise donc très bien la situation de Bertrand de Broc, assis à sa table à cartes, blessé, le goût de sang dans la bouche… Dans ces situations, «
il faut réagir vite, être carré, précis, expliquera-t-il.
Et surtout ne pas faire d’erreur : on ne pourra pas revenir en arrière ».
Le médecin pose des questions complémentaires au skipper et l’aide à trouver une aiguille pour la suture. Puis, devant sa glace, il essaye de trouver la meilleure position pour le geste que le solitaire devra effectuer. Une opération qu’il détaille ensuite de la façon la plus précise possible dans un long message qu’il envoie, vers 20h30, à Bertrand de Broc. L’attente commence.
Pour le navigateur, ce n’est pas aussi simple. Car si le mode d’emploi est clair, il a été rédigé à terre. Or
Groupe LG navigue dans la tempête. Le marin va donc devoir faire deux points de suture, à vif, dans un bateau aux mouvements de shaker. «
Quand Chauve m’a envoyé les instructions, je n’y pensais plus vraiment, raconte aujourd’hui Bertrand de Broc.
J’étais beaucoup plus inquiet pour mon œil et mon visage. La plaie à la langue ne saignait plus et avait même commencé à se refermer. Mais puisqu’il me disait de recoudre, je l’ai fait ».
A 22h15, un nouveau télex arrive à Guérande, en provenance de
Groupe LG :
« O.K. C’est recousu. Maintenant il me faut quelque chose pour calmer la douleur, et, pour mon cocard. J’ai un cocard à l’œil droit et j’ai mal à l’œil ». Et le message est signé : «
Rambo… ».
Une histoire qui fera beaucoup pour la renommée du docteur Chauve
Pour les deux hommes, l’incident est clos. Erreur. Le lendemain, à la vacation radio, Philippe Jeantot annonce à Bertrand de Broc : «
Il y a ici des journalistes qui vont te poser des questions ».
TF1, France 2, France 3, Libération, RTL, toute la presse française veut entendre de la bouche du héros le récit de la langue recousue. «
J’ai compris que cela avait cartonné grave ! » expliquera le skipper.
À Guérande, Jean-Yves Chauve est aussi sous les projecteurs. Il raconte son histoire des dizaines de fois.
Paris Match envoie un photographe pour immortaliser l’homme de science face à son ordinateur. «
Il y a une distorsion entre le côté spectaculaire du geste et la gravité de la blessure, reconnaîtra le médecin.
Mais cette histoire, maintenant, fait partie du mythe ».
Quelques jours après cet épisode, Alan Wynne-Thomas, skipper de
Cardiff Discovery, envoie un télex à Chauve, après avoir chaviré : «
Je suis tombé, j’ai mal à la poitrine, j’ai peut-être une côte cassée ». Le navigateur souffre tellement qu’il doit prendre de la morphine. Le médecin est inquiet, beaucoup plus que pour Bertrand de Broc. Il craint des complications : une embolie, une infection ou un pneumothorax - des pathologies mortelles.
Pendant 15 jours, il reste en liaison régulière avec Wynne-Thomas qui décide finalement de se diriger vers l’Australie. Verdict de l’examen radiologique : six côtes cassées dont deux en deux morceaux. Avec de telles blessures, la douleur est terrible. Manœuvrer un monocoque de 18 mètres dans ces conditions relève d’un incroyable exploit. Personne, ou presque, ne l’a évoqué.
La langue coupée et recousue de De Broc, voilà ce que la postérité retiendra avant tout de ce drôle de tour du monde. C’est peu et c’est injuste. A posteriori, on invoquera un « casting » trop différent du premier Vendée Globe : autant les Treize Apôtres de 1989 étaient des caïds du large, autant leurs successeurs composent une troupe plus hétéroclite, mélangeant pros de la course et amateurs plus ou moins avisés.
Mais c’est aussi l’apanage des redites : les premières ont un parfum d’aventure et de voyage sur la lune qu’il est difficile de retrouver. Comme si l’on ne pouvait écrire l’histoire du Vendée Globe qu’une fois. Comme si la « normalisation » guettait l’épreuve. Comme si, déjà , l’exploit en lui-même ne suffisait plus à marquer les esprits.