Tip & Shaft/Story, les sagas de la voile
Mercredi 22 avril 2020 - Episode #23
LA SAGA DES PREMIERS VENDÉE GLOBE

LA LÉGENDE DE LA LANGUE RECOUSUE

EPISODE #23

en partenariat avec DPPI agence photo, partenaire de Tip & Shaft/Story
Dans l'épisode précédent : Alain Gautier, vainqueur facile d'une deuxième édition terrible

Au-delĂ  de ces enseignements, un Ă©pisode de ce VendĂ©e Globe s’impose dans les mĂ©moires : celui d’une certaine langue recousue… Il faut revenir Ă  ces Ă©vĂ©nements qui ont beaucoup fait pour la notoriĂ©tĂ© de la course et du hĂ©ros en cause. Le 9 janvier 1993, la tempĂŞte souffle sur l’OcĂ©an Indien. La mer est très forte, menaçante. Avec des pièges en forme de gouffres cachĂ©s derrière la crĂŞte d’une vague.

Quand Bertrand de Broc, skipper de Groupe LG, voit le trou s’ouvrir devant l’étrave de son monocoque, une seule pensĂ©e lui vient : « C’est terminĂ© Â». Après une glissade incroyablement rapide qui lui semble pourtant interminable, le bateau se couche. Coup de chance, le mât tient. Mais l’écoute de grand-voile s’est coincĂ©e dans un winch, sans que le solitaire, occupĂ© Ă  ne pas tomber Ă  l’eau, ne s’en rende compte.

Le bateau se redresse, l’écoute commence Ă  se tendre et se libère d’un coup de son piège, frappant le solitaire en plein visage. Presque KO, Bertrand de Broc souffre terriblement. Il y a du sang partout. Mais l’urgence est ailleurs : avant tout, il faut remettre le voilier sur sa route pour ne pas ĂŞtre roulĂ© par la vague suivante. Après avoir effectuĂ© cette opĂ©ration, il rentre Ă  l’intĂ©rieur du monocoque : « J'ai tout de suite ouvert un livre, pour voir si j’arrivais Ă  lire, raconte aujourd’hui le navigateur. J’étais très inquiet pour mes yeux et mon visage Â». Sa langue, elle, est ouverte sur plus de deux centimètres.

Bertrand de Broc et sa langue, une légende du Vendée Globe
Un selfie pour la légende.
Photo Bertrand de Broc/DPPI

Tout a commencé un an plus tôt, début 1992, au port de commerce de Brest, quai du commandant Malbert, dans le bureau de son sponsor. Depuis trois ans, le marin quimpérois navigue sous les couleurs de Groupe LG, une société de services connue notamment dans le nettoyage et le gardiennage. Après quelques courses en Formule 40, de bons résultats dans la Solitaire du Figaro, et malgré un abandon malheureux dans La Baule-Dakar, les rapports entre Pierre Opperman, patron de LG, et Bertrand de Broc sont bons.

Ce jour-lĂ , le PDG pose une question qui surprend le marin : « Cela vous dirait de faire le VendĂ©e Globe ? Â». De Broc hĂ©site un peu. Il n’a jamais fait de grande traversĂ©e en solo et prĂ©fèrerait attendre un peu avant de s’attaquer Ă  un tel sommet. Mais la question n’attend pas de rĂ©ponse nĂ©gative. Et une telle offre ne se refuse pas. Cependant, Opperman n’a ni le temps ni le budget pour un monocoque neuf : il faut racheter un 60 pieds d’occasion.

Trois bateaux sont sur le marchĂ© : Groupe Sceta, avec lequel Christophe Auguin vient de remporter le BOC Challenge, Generali Concorde, en aluminium, d’Alain Gautier, et Ecureuil d’Aquitaine II, le bateau vainqueur du premier VendĂ©e Globe, propriĂ©tĂ© de Titouan Lamazou. « Le bateau d’Auguin ne m’a pas trop plu et, lĂ , je me suis un peu trompĂ©, analysera Bertrand de Broc. On a fait une offre sur celui de Titouan, sans mĂŞme faire une sortie. On avait confiance en Titouan. Â»

Pour Bertrand de Broc, le premier véritable test a lieu pendant l’Ostar, la Transat anglaise. Sa place, 17e, le déçoit, mais il a pu prendre la mesure de son bateau et remarquer un manque de vitesse au portant. À son retour en France, le skipper contacte les architectes, Luc Bouvet et Olivier Petit, qui lui confirment qu’il est possible de gagner une tonne en changeant la quille. Le sponsor donne son accord, mais les travaux prennent du retard et Groupe LG ne retouche l’eau qu’à la fin de l’été 1992.

Pour un dĂ©part des Sables d’Olonne en novembre, c’est très juste. Surtout que le QuimpĂ©rois ne retrouve plus ses sensations avec ce nouvel appendice : le voilier gĂ®te plus vite et a perdu en stabilitĂ©. Pour faire des Ă©conomies, le plomb de l’ancienne quille a Ă©tĂ© fondu et rĂ©utilisĂ© : impossible de revenir en arrière. Peut-ĂŞtre faudrait-il changer le mât ? Bertrand de Broc n’ose pas en parler Ă  son sponsor. Il sait que le budget n’est pas extensible. Le marin se dit qu’il naviguera avec un bateau un peu instable, c’est tout. « C’était une bĂŞtise Â», admettra-t-il.
 
Une entaille de 2 cm de large

Le dĂ©but du VendĂ©e Globe se passe pourtant très bien pour le Breton. Groupe LG se retrouve rapidement en tĂŞte. A l’équateur, Alain Gautier s’empare du commandement mais Bertrand de Broc reste dans son sillage. Ă€ l’attaque du Grand Sud, seul Philippe Poupon s’est glissĂ© entre Bagages Superior et Groupe LG. Pour un « bizuth Â», le QuimpĂ©rois se dĂ©brouille très bien. Jusqu’à la tempĂŞte du samedi 9 janvier.
 
L’œil presque fermĂ©, le visage tumĂ©fiĂ©, la bouche en sang, Bertrand de Broc s’installe devant son ordinateur pour envoyer un tĂ©lex Ă  son Ă©quipe, Ă  Quimper. Puis, il contacte Jean-Yves Chauve, le mĂ©decin de la course : « Message urgent pour Chauve. De Groupe LG. JE ME SUIS entaillĂ© la langue. J’ai beaucoup saignĂ©. J’ai un hĂ©matome sous l’œil droit. Et j’ai mal dans la partie gauche de l’œil. Pour la langue, 5/6 mm de profondeur, sur 2 cm de large. A plus, Bertrand ».

À Guérande, le docteur Chauve sait que les marins peuvent faire appel à lui à tout moment. Ce médecin de 43 ans n’a jamais eu de cabinet. Il navigue depuis longtemps et vit de remplacements entre chacune de ses navigations à bord de Sidharta. En 1978, il a écrit un premier ouvrage consacré à la médecine de mer. Histoire de conjuguer ses deux passions, il s’est proposé de fournir l’assistance médicale lors de la Solitaire du Figaro 1987 et n’a jamais, depuis, cessé d’accompagner les solitaires.

Lors du premier VendĂ©e Globe, il intègre bĂ©nĂ©volement le staff de la course, via Denis Horeau, une connaissance, fournissant aux concurrents une trousse de secours et un contact mĂ©dical Ă  terre. Avant le dĂ©part, il a prĂ©parĂ© aux coureurs une pharmacie de bord et une mĂ©thode de consultation Ă  distance. Les tĂ©lex des marins arrivent sur son fax et Chauve se dĂ©tend dans son jardin quand, Ă  18h00, ce 9 janvier, il entend la machine se mettre en marche.
 
Deux points de suture Ă  faire

Le message de Groupe LG l’inquiète : en l’absence de prĂ©cisions, il craint que la langue tombe. Son premier rĂ©flexe est de gagner du temps pour ne pas prendre de mauvaise dĂ©cision. Il tape sur son clavier : « Pose une gaze hĂ©mostatique sur la plaie et appuie sur la zone pendant plusieurs minutes. Â» Puis, il appelle un ami stomatologue Ă  l’hĂ´pital de Saint-Nazaire. L’avis de l’expert est clair : « Il vaut mieux suturer Â».

Le mĂ©decin du VendĂ©e Globe a visitĂ© tous les bateaux avant le dĂ©part. Autant par plaisir que par souci d’imaginer dans quelles conditions les marins vont vivre et, Ă©ventuellement, se soigner. Il visualise donc très bien la situation de Bertrand de Broc, assis Ă  sa table Ă  cartes, blessĂ©, le goĂ»t de sang dans la bouche… Dans ces situations, « il faut rĂ©agir vite, ĂŞtre carrĂ©, prĂ©cis, expliquera-t-il. Et surtout ne pas faire d’erreur : on ne pourra pas revenir en arrière Â».

Le médecin pose des questions complémentaires au skipper et l’aide à trouver une aiguille pour la suture. Puis, devant sa glace, il essaye de trouver la meilleure position pour le geste que le solitaire devra effectuer. Une opération qu’il détaille ensuite de la façon la plus précise possible dans un long message qu’il envoie, vers 20h30, à Bertrand de Broc. L’attente commence.

Pour le navigateur, ce n’est pas aussi simple. Car si le mode d’emploi est clair, il a Ă©tĂ© rĂ©digĂ© Ă  terre. Or Groupe LG navigue dans la tempĂŞte. Le marin va donc devoir faire deux points de suture, Ă  vif, dans un bateau aux mouvements de shaker. « Quand Chauve m’a envoyĂ© les instructions, je n’y pensais plus vraiment, raconte aujourd’hui Bertrand de Broc. J’étais beaucoup plus inquiet pour mon Ĺ“il et mon visage. La plaie Ă  la langue ne saignait plus et avait mĂŞme commencĂ© Ă  se refermer. Mais puisqu’il me disait de recoudre, je l’ai fait Â».

A 22h15, un nouveau tĂ©lex arrive Ă  GuĂ©rande, en provenance de Groupe LG : « O.K. C’est recousu. Maintenant il me faut quelque chose pour calmer la douleur, et, pour mon cocard. J’ai un cocard Ă  l’œil droit et j’ai mal Ă  l’œil Â». Et le message est signĂ© : « Rambo… Â».
 
Une histoire qui fera beaucoup pour la renommée du docteur Chauve
 
Pour les deux hommes, l’incident est clos. Erreur. Le lendemain, Ă  la vacation radio, Philippe Jeantot annonce Ă  Bertrand de Broc : « Il y a ici des journalistes qui vont te poser des questions Â». TF1, France 2, France 3, LibĂ©ration, RTL, toute la presse française veut entendre de la bouche du hĂ©ros le rĂ©cit de la langue recousue. « J’ai compris que cela avait cartonnĂ© grave ! Â» expliquera le skipper. 

Ă€ GuĂ©rande, Jean-Yves Chauve est aussi sous les projecteurs. Il raconte son histoire des dizaines de fois. Paris Match envoie un photographe pour immortaliser l’homme de science face Ă  son ordinateur. « Il y a une distorsion entre le cĂ´tĂ© spectaculaire du geste et la gravitĂ© de la blessure, reconnaĂ®tra le mĂ©decin. Mais cette histoire, maintenant, fait partie du mythe Â».

Quelques jours après cet Ă©pisode, Alan Wynne-Thomas, skipper de Cardiff Discovery, envoie un tĂ©lex Ă  Chauve, après avoir chavirĂ© : « Je suis tombĂ©, j’ai mal Ă  la poitrine, j’ai peut-ĂŞtre une cĂ´te cassĂ©e Â». Le navigateur souffre tellement qu’il doit prendre de la morphine. Le mĂ©decin est inquiet, beaucoup plus que pour Bertrand de Broc. Il craint des complications : une embolie, une infection ou un pneumothorax - des pathologies mortelles.

Pendant 15 jours, il reste en liaison rĂ©gulière avec Wynne-Thomas qui dĂ©cide finalement de se diriger vers l’Australie. Verdict de l’examen radiologique : six cĂ´tes cassĂ©es dont deux en deux morceaux. Avec de telles blessures, la douleur est terrible. ManĹ“uvrer un monocoque de 18 mètres dans ces conditions relève d’un incroyable exploit. Personne, ou presque, ne l’a Ă©voquĂ©.
 
La langue coupĂ©e et recousue de De Broc, voilĂ  ce que la postĂ©ritĂ© retiendra avant tout de ce drĂ´le de tour du monde. C’est peu et c’est injuste. A posteriori, on invoquera un « casting Â» trop diffĂ©rent du premier VendĂ©e Globe : autant les Treize ApĂ´tres de 1989 Ă©taient des caĂŻds du large, autant leurs successeurs composent une troupe plus hĂ©tĂ©roclite, mĂ©langeant pros de la course et amateurs plus ou moins avisĂ©s.

Mais c’est aussi l’apanage des redites : les premières ont un parfum d’aventure et de voyage sur la lune qu’il est difficile de retrouver. Comme si l’on ne pouvait Ă©crire l’histoire du VendĂ©e Globe qu’une fois. Comme si la « normalisation Â» guettait l’épreuve. Comme si, dĂ©jĂ , l’exploit en lui-mĂŞme ne suffisait plus Ă  marquer les esprits.
 
Prochain Ă©pisode jeudi Ă  9h. Pas encore abonnĂ© ? đź‘‰ cliquez ici.

Cette sĂ©rie s'appuie sur le livre Le Roman du VendĂ©e Globe, publiĂ© chez Grasset, avec l'aimable autorisation de ses auteurs, Christophe Agnus et Pierre-Yves Lautrou. Vous pouvez vous abonner et retrouver chaque lundi La Photo de Mer publiĂ©e par Christophe ici.
Tip & Shaft/Story est Ă©ditĂ© par Tip & Shaft le mĂ©dia expert de la voile de compĂ©tition, envoyĂ© chaque vendredi Ă  17:00 par e-mail.
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