Tip & Shaft/Story, les sagas de la voile
Vendredi 24 avril 2020 - Episode #25
LA SAGA DES PREMIERS VENDÉE GLOBE

DE BROC ET GROUPE LG,
FIN DE PARTIE


EPISODE #25

en partenariat avec DPPI agence photo, partenaire de Tip & Shaft/Story
Dans l'épisode précédent : Jeantot, si loin, si près...

Petit retour en arrière, dans le Vendée Globe 1992-1993. Après l’épisode désormais mythique de la langue recousue, De Broc navigue dans l’océan Pacifique et tente de recoller à un trio de tête composé d’Alain Gautier, de Philippe Poupon et de Jean-Luc Van Den Heede. Plus au sud que les trois premiers, le skipper de Groupe LG n’accuse qu’un faible retard, mais compte une belle avance sur le cinquième.

Pourtant, le dimanche 24 janvier 1993, il adresse un message par standard C Ă  son Ă©quipe Ă  terre : « Bonjour Ă  tous, depuis maintenant 12 heures, je fais route vers la Nouvelle-ZĂ©lande. J’ai reçu un tĂ©lex hier soir des architectes me disant que la quille risquait de se faire la malle et qu’il fallait rejoindre un port Â». C’est la stupĂ©faction.

Le message continue :  Â« Pour moi, ça commence Ă  faire beaucoup. J'ai peut-ĂŞtre une grande rĂ©sistance mais il y a des limites Ă  un humain... Je fais route sur Wellington... Je comprends la dĂ©ception de tout le monde. Imaginez la mienne... Il faut m'aider jusqu'Ă  l'arrivĂ©e Ă  Wellington. J'ai besoin de vous. Â»

Groupe LG choisit Gerry Roufs pour le 3e Vendée Globe
Groupe LG fait construire un plan Finot-Conq pour ce 3e Vendée Globe. Mais pas pour Bertrand de Broc.
Photo Jacques Vapillon/DPPI

PrĂ©venu dans la soirĂ©e par l’équipe de Bertrand de Broc, le sponsor, Pierre Opperman, pique une colère noire : l’homme d’affaires se demande pourquoi les architectes n’ont pas pris la peine de le prĂ©venir ! « Je n’ai pas imaginĂ© qu’ils avaient pris la dĂ©cision sans en parler avec le sponsor Â», dira plus tard de Broc. Luc Bouvet et Olivier Petit se justifient alors en assurant que le skipper avait toujours Ă©tĂ© leur seul interlocuteur.

Ils expliquent que « le dimensionnement de la quille de Groupe LG a Ă©tĂ© fait en respectant les normes proposĂ©es par les bureaux de contrĂ´le ABS et Veritas. Suite Ă  un problème de quille survenu sur le voilier Brooksfield (5 boulons cassĂ©s sur 7 après une traversĂ©e de l'Atlantique), nous avons Ă©tĂ© amenĂ©s Ă  reprendre et Ă  analyser les formules donnĂ©es par les bureaux de contrĂ´le. Nous avons pu mettre en Ă©vidence des insuffisances dans la prise en compte des efforts rĂ©els (…). Ces approximations dans le calcul rendaient du mĂŞme coup les coefficients de sĂ©curitĂ© faibles, voire insuffisants. Bien que Groupe LG ait dĂ©jĂ  bouclĂ© un demi-tour du monde sans problème apparent, nous avons prĂ©fĂ©rĂ© prendre la responsabilitĂ© de demander Ă  Bertrand de Broc de faire une escale technique en Nouvelle-ZĂ©lande pour Ă©viter de lui faire courir des risques Â».

Le lendemain, un autre message prĂ©vient le solitaire que l’assureur a annulĂ© le contrat couvrant le monocoque ! Le skipper n’a guère le choix. Dans l’impossibilitĂ© d’examiner lui-mĂŞme sa quille, il ne peut que faire confiance Ă  ses architectes, sauf Ă  prendre le risque d’un naufrage en plein Pacifique Sud. Le 29 janvier, Groupe LG entre au port de Dunedin, dans le sud de la Nouvelle-ZĂ©lande.

Bertrand de Broc est abattu. Il se rend compte, avec Olivier Petit venu vĂ©rifier la quille, que le port ne dispose pas des infrastructures suffisantes et qu’il faut aller jusqu’à Auckland pour sortir le voilier de l’eau et l’examiner en dĂ©tail. Une dĂ©cision qui va Ă  l’encontre du souhait de Pierre Opperman, patron de Groupe LG : dans ses nombreux messages au skipper, il parle d’une « escale Formule 1 Â». Un « stop and go Â».

Et l’homme a l’habitude d’être obéi sans discussion, donnant ses ordres dans d’innombrables télex et fax qu’il dicte à sa secrétaire. Il imagine sans doute que, même hors course, Groupe LG, une fois réparé, peut encore arriver dans les premiers aux Sables d’Olonne. A Auckland, l’examen de la quille ne décèle pas de problème particulier. Bertrand de Broc a abandonné la course pour rien. Le coup est dur pour le skipper qui devrait pouvoir reprendre la mer.
 
L'affaire se terminera aux prud'hommes

Son sponsor, qui continue Ă  lui envoyer tĂ©lex sur tĂ©lex, demande qu’il fasse route avec Bernard Gallay, lui aussi contraint de s’arrĂŞter. Mais De Broc n’en peut plus. Il n’a plus confiance dans ce bateau trop instable. Quelque chose s’est cassĂ© entre le voilier et lui. DĂ©jĂ , en mer, il envoyait des messages Ă  son Ă©quipe oĂą il insultait son propre bateau. Un soir, il dĂ©croche le tĂ©lĂ©phone d’une cabine publique, au coin du chantier oĂą Groupe LG est examinĂ©, et appelle Opperman. « Je ne repars pas, c’est terminĂ©, dit-il. Je vais venir vous voir Â».

RĂ©ponse du patron brestois : « Pas question. Vous repartez pour finir le tour du monde, mĂŞme hors classement. Si vous revenez, vous ne me verrez plus jamais ! Â». Le sponsor ne comprend pas le marin. Pour lui, le travail doit ĂŞtre fini. « Le bateau est dangereux Â», affirme le skipper ? « Mais pourquoi alors embarque-t-il sa copine [qui l’a rejoint en Nouvelle-ZĂ©lande, NDA] pour le convoyer de Dunedin Ă  Auckland ? Â», se demande l’industriel. L’incomprĂ©hension est totale.

Trois jours plus tard, Bertrand de Broc embarque dans l’avion pour Paris. « S’il m’avait laissĂ© tranquille, expliquera le QuimpĂ©rois, je serais peut-ĂŞtre reparti. Mais j’étais payĂ© 8 000 francs par mois, sans prime, et j’en avais marre de ses incessants messages. DĂ©jĂ , arrĂŞter la course et remonter Ă  Auckland, c’était dur. Alors, en plus, se faire en plus insulter par Ă©crit ! Â».

Ă€ son arrivĂ©e Ă  Paris, le skipper tient une confĂ©rence de presse avec des journalistes au PC course du VendĂ©e Globe. Il indique – un peu prĂ©maturĂ©ment – qu’il est licenciĂ©, et quelques articles fustigent alors le sponsor indĂ©licat virant « l’homme qui s’est recousu la langue Â». Quand Bertrand de Broc se rend Ă  Brest pour rencontrer Pierre Opperman, celui-ci refuse de le recevoir.

Le navigateur reste dans le couloir, sans pouvoir franchir la porte du bureau de son ex-patron qui demande Ă  son fils, Frank, de faire l’intermĂ©diaire. La requĂŞte du skipper est simple : ĂŞtre effectivement licenciĂ© et toucher 100 000 francs (environ 15 000 euros) pour solde de tout compte. Opperman transmet sa rĂ©ponse via son fils : c’est non.

Pour le PDG, son salariĂ© a dĂ©missionnĂ© en refusant de repartir, conformĂ©ment aux ordres. Bertrand de Broc ne reverra plus Pierre Opperman. Un huissier passera chez le skipper pour rĂ©cupĂ©rer les moindres blousons et tee-shirts aux couleurs de l’armateur et l’affaire se rĂ©glera aux prud’hommes. DĂ©boutĂ© jusqu’en cassation, Groupe LG devra payer 170 000 francs (environ 26 000 euros), ainsi que les frais d’avocat, Ă  Bertrand de Broc, et 90 000 francs (environ 14 000 euros) Ă  son prĂ©parateur.  
 
Groupe LG repart en 1996 avec... deux bateaux !

Le FinistĂ©rien remonte très vite un projet pour le VendĂ©e Globe suivant. Avec le concours du conseil gĂ©nĂ©ral de la DrĂ´me et d’un premier sponsor, le comitĂ© fruit RhĂ´ne-Alpes, il lance l’opĂ©ration « Votre nom autour du monde Â» : la coque du bateau porte le patronyme des contributeurs, Ă  raison de 250 francs (environ 38 euros) pour un particulier et 5 000 francs (environ 750 euros) pour une entreprise.

L’idĂ©e sĂ©duit une cinquantaine d’entreprises et plus de 5 800 personnes, dont le prĂ©sident de la RĂ©publique, Jacques Chirac, que le navigateur Ă  rencontrĂ© Ă  l’occasion d’une visite officielle Ă  Quimper. Mais la surprise vient d’un autre chèque de 250 francs, signé… Pierre Opperman ! Bertrand de Broc retourne la missive par crainte, explique-t-il aujourd’hui, « de problème si le contrat n’est pas super nickel Â». Le patron brestois rĂ©pond par un courrier furieux. « Une lettre d’amour dĂ©pitĂ© Â», estimera le navigateur.

Heureusement, les deux hommes ne se croisent pas aux Sables d’Olonne, dans les semaines prĂ©cĂ©dant le dĂ©part de la troisième Ă©dition de la course. Pourtant, la sociĂ©tĂ© brestoise a engagĂ© deux voiliers dans l’épreuve. Une première pour le VendĂ©e Globe, mais pas pour ce sponsor qui, lors de la Solitaire du Figaro, a dĂ©jĂ  Ă  deux reprises parrainĂ© un « Team LG Â» de plusieurs bateaux.

L’un des monocoques est neuf : un plan Finot-Conq confiĂ© Ă  Gerry Roufs. Excellent barreur, ancien champion de 470, Ă©quipier de Mike Birch, d’Isabelle Autissier et de Serge Madec (sur Jet Services V), ce QuĂ©bĂ©cois au visage fin et Ă  la tignasse bouclĂ©e vient de remporter la Transat anglaise et les journalistes spĂ©cialisĂ©s le voient comme un outsider sĂ©rieux.

L’autre bateau engagé par la société brestoise est l’ancien Groupe LG de Bertrand de Broc, un voilier au passé glorieux – en 1989, il s’appelait Ecureuil d’Aquitaine II – mais qui commence à dater. N’arrivant pas à le vendre, Pierre Opperman préfère le faire naviguer pour qu’il retrouve un peu de lustre plutôt que de le laisser au ponton. Il l’a baptisé Groupe LG Traitmat et confié à Hervé Laurent, un skipper croisé à l’arrivée d’une transat et dont il a apprécié la performance dans le Figaro 1995.

Avec sa gueule de trop sage et ses lunettes d’intello, le Lorientais a une rĂ©putation d’excellent technicien. Depuis une quinzaine d’annĂ©es, il participe Ă  toutes les grandes classiques, finissant notamment quatrième de la Transat anglaise en 1992, comme de la Route du CafĂ© en 1993, remportant QuĂ©bec-Saint-Malo en Ă©quipage en 1992. Et il connaĂ®t bien le VendĂ©e Globe : c’est lui qui a prĂ©parĂ© le Generali Concorde de son ami Alain Gautier pour la première Ă©dition, en 1989.

HervĂ© Laurent a un budget minimum, un vieux bateau, et personne ne le classe parmi les candidats au podium. Il s’aligne sans aucune prĂ©tention de victoire, juste « pour faire le tour ». Avec toujours la mĂŞme conscience professionnelle : pendant les deux semaines prĂ©cĂ©dant le dĂ©part, le navigateur largue les amarres presque tous les soirs, passant la nuit en mer pour vĂ©rifier les derniers points de dĂ©tail Ă  revoir sur le bateau. Ă€ chaque fois, il prĂ©vient le PC course : « Si cela intĂ©resse un photographe ou un journaliste, je vais naviguer Â». Il n’a jamais aucun candidat. 
 
Prochain Ă©pisode lundi Ă  9h. Pas encore abonnĂ© ? đź‘‰ cliquez ici.

Pour aller plus loin :
  • VendĂ©e Globe, le grand souffle, Jean-Yves Montagu, Albin Michel

Cette sĂ©rie s'appuie sur le livre Le Roman du VendĂ©e Globe, publiĂ© chez Grasset, avec l'aimable autorisation de ses auteurs, Christophe Agnus et Pierre-Yves Lautrou. Vous pouvez vous abonner et retrouver chaque lundi La Photo de Mer publiĂ©e par Christophe ici.
Tip & Shaft/Story est Ă©ditĂ© par Tip & Shaft le mĂ©dia expert de la voile de compĂ©tition, envoyĂ© chaque vendredi Ă  17:00 par e-mail.
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Editeur : Pierre-Yves Lautrou - RĂ©dacteur en chef : Axel Capron
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