Dans l'épisode précédent : Jeantot, si loin, si près...
Petit retour en arrière, dans le Vendée Globe 1992-1993. Après l’épisode désormais mythique de la langue recousue, De Broc navigue dans l’océan Pacifique et tente de recoller à un trio de tête composé d’Alain Gautier, de Philippe Poupon et de Jean-Luc Van Den Heede. Plus au sud que les trois premiers, le skipper de
Groupe LG n’accuse qu’un faible retard, mais compte une belle avance sur le cinquième.
Pourtant, le dimanche 24 janvier 1993, il adresse un message par standard C à son équipe à terre : «
Bonjour à tous, depuis maintenant 12 heures, je fais route vers la Nouvelle-Zélande. J’ai reçu un télex hier soir des architectes me disant que la quille risquait de se faire la malle et qu’il fallait rejoindre un port ». C’est la stupéfaction.
Le message continue :
« Pour moi, ça commence à faire beaucoup. J'ai peut-être une grande résistance mais il y a des limites à un humain... Je fais route sur Wellington... Je comprends la déception de tout le monde. Imaginez la mienne... Il faut m'aider jusqu'à l'arrivée à Wellington. J'ai besoin de vous. »
Groupe LG fait construire un plan Finot-Conq pour ce 3e Vendée Globe. Mais pas pour Bertrand de Broc.
Photo Jacques Vapillon/DPPI
Prévenu dans la soirée par l’équipe de Bertrand de Broc, le sponsor, Pierre Opperman, pique une colère noire : l’homme d’affaires se demande pourquoi les architectes n’ont pas pris la peine de le prévenir !
« Je n’ai pas imaginé qu’ils avaient pris la décision sans en parler avec le sponsor », dira plus tard de Broc. Luc Bouvet et Olivier Petit se justifient alors en assurant que le skipper avait toujours été leur seul interlocuteur.
Ils expliquent que «
le dimensionnement de la quille de Groupe LG
a été fait en respectant les normes proposées par les bureaux de contrôle ABS et Veritas. Suite à un problème de quille survenu sur le voilier Brooksfield
(5 boulons cassés sur 7 après une traversée de l'Atlantique), nous avons été amenés à reprendre et à analyser les formules données par les bureaux de contrôle. Nous avons pu mettre en évidence des insuffisances dans la prise en compte des efforts réels (…). Ces approximations dans le calcul rendaient du même coup les coefficients de sécurité faibles, voire insuffisants. Bien que Groupe LG
ait déjà bouclé un demi-tour du monde sans problème apparent, nous avons préféré prendre la responsabilité de demander à Bertrand de Broc de faire une escale technique en Nouvelle-Zélande pour éviter de lui faire courir des risques ».
Le lendemain, un autre message prévient le solitaire que l’assureur a annulé le contrat couvrant le monocoque ! Le skipper n’a guère le choix. Dans l’impossibilité d’examiner lui-même sa quille, il ne peut que faire confiance à ses architectes, sauf à prendre le risque d’un naufrage en plein Pacifique Sud. Le 29 janvier,
Groupe LG entre au port de Dunedin, dans le sud de la Nouvelle-ZĂ©lande.
Bertrand de Broc est abattu. Il se rend compte, avec Olivier Petit venu vérifier la quille, que le port ne dispose pas des infrastructures suffisantes et qu’il faut aller jusqu’à Auckland pour sortir le voilier de l’eau et l’examiner en détail. Une décision qui va à l’encontre du souhait de Pierre Opperman, patron de Groupe LG : dans ses nombreux messages au skipper, il parle d’une « escale Formule 1 ». Un « stop and go ».
Et l’homme a l’habitude d’être obéi sans discussion, donnant ses ordres dans d’innombrables télex et fax qu’il dicte à sa secrétaire. Il imagine sans doute que, même hors course,
Groupe LG, une fois réparé, peut encore arriver dans les premiers aux Sables d’Olonne. A Auckland, l’examen de la quille ne décèle pas de problème particulier. Bertrand de Broc a abandonné la course pour rien. Le coup est dur pour le skipper qui devrait pouvoir reprendre la mer.
L'affaire se terminera aux prud'hommes
Son sponsor, qui continue à lui envoyer télex sur télex, demande qu’il fasse route avec Bernard Gallay, lui aussi contraint de s’arrêter. Mais De Broc n’en peut plus. Il n’a plus confiance dans ce bateau trop instable. Quelque chose s’est cassé entre le voilier et lui. Déjà , en mer, il envoyait des messages à son équipe où il insultait son propre bateau. Un soir, il décroche le téléphone d’une cabine publique, au coin du chantier où
Groupe LG est examiné, et appelle Opperman. «
Je ne repars pas, c’est terminé, dit-il
. Je vais venir vous voir ».
Réponse du patron brestois : «
Pas question. Vous repartez pour finir le tour du monde, même hors classement. Si vous revenez, vous ne me verrez plus jamais ! ». Le sponsor ne comprend pas le marin. Pour lui, le travail doit être fini. «
Le bateau est dangereux », affirme le skipper ? «
Mais pourquoi alors embarque-t-il sa copine [qui l’a rejoint en Nouvelle-Zélande, NDA]
pour le convoyer de Dunedin à Auckland ? », se demande l’industriel. L’incompréhension est totale.
Trois jours plus tard, Bertrand de Broc embarque dans l’avion pour Paris. «
S’il m’avait laissé tranquille, expliquera le Quimpérois,
je serais peut-être reparti. Mais j’étais payé 8 000 francs par mois, sans prime, et j’en avais marre de ses incessants messages. Déjà , arrêter la course et remonter à Auckland, c’était dur. Alors, en plus, se faire en plus insulter par écrit ! ».
À son arrivée à Paris, le skipper tient une conférence de presse avec des journalistes au PC course du Vendée Globe. Il indique – un peu prématurément – qu’il est licencié, et quelques articles fustigent alors le sponsor indélicat virant « l’homme qui s’est recousu la langue ». Quand Bertrand de Broc se rend à Brest pour rencontrer Pierre Opperman, celui-ci refuse de le recevoir.
Le navigateur reste dans le couloir, sans pouvoir franchir la porte du bureau de son ex-patron qui demande à son fils, Frank, de faire l’intermédiaire. La requête du skipper est simple : être effectivement licencié et toucher 100 000 francs (environ 15 000 euros) pour solde de tout compte. Opperman transmet sa réponse via son fils : c’est non.
Pour le PDG, son salarié a démissionné en refusant de repartir, conformément aux ordres. Bertrand de Broc ne reverra plus Pierre Opperman. Un huissier passera chez le skipper pour récupérer les moindres blousons et tee-shirts aux couleurs de l’armateur et l’affaire se réglera aux prud’hommes. Débouté jusqu’en cassation, Groupe LG devra payer 170 000 francs (environ 26 000 euros), ainsi que les frais d’avocat, à Bertrand de Broc, et 90 000 francs (environ 14 000 euros) à son préparateur.
Groupe LG repart en 1996 avec... deux bateaux !
Le Finistérien remonte très vite un projet pour le Vendée Globe suivant. Avec le concours du conseil général de la Drôme et d’un premier sponsor, le comité fruit Rhône-Alpes, il lance l’opération « Votre nom autour du monde » : la coque du bateau porte le patronyme des contributeurs, à raison de 250 francs (environ 38 euros) pour un particulier et 5 000 francs (environ 750 euros) pour une entreprise.
L’idée séduit une cinquantaine d’entreprises et plus de 5 800 personnes, dont le président de la République, Jacques Chirac, que le navigateur à rencontré à l’occasion d’une visite officielle à Quimper. Mais la surprise vient d’un autre chèque de 250 francs, signé… Pierre Opperman ! Bertrand de Broc retourne la missive par crainte, explique-t-il aujourd’hui, «
de problème si le contrat n’est pas super nickel ». Le patron brestois répond par un courrier furieux.
« Une lettre d’amour dépité », estimera le navigateur.
Heureusement, les deux hommes ne se croisent pas aux Sables d’Olonne, dans les semaines précédant le départ de la troisième édition de la course. Pourtant, la société brestoise a engagé deux voiliers dans l’épreuve. Une première pour le Vendée Globe, mais pas pour ce sponsor qui, lors de la Solitaire du Figaro, a déjà à deux reprises parrainé un « Team LG » de plusieurs bateaux.
L’un des monocoques est neuf : un plan Finot-Conq confié à Gerry Roufs. Excellent barreur, ancien champion de 470, équipier de Mike Birch, d’Isabelle Autissier et de Serge Madec (sur
Jet Services V), ce Québécois au visage fin et à la tignasse bouclée vient de remporter la Transat anglaise et les journalistes spécialisés le voient comme un outsider sérieux.
L’autre bateau engagé par la société brestoise est l’ancien
Groupe LG de Bertrand de Broc, un voilier au passé glorieux – en 1989, il s’appelait
Ecureuil d’Aquitaine II – mais qui commence à dater. N’arrivant pas à le vendre, Pierre Opperman préfère le faire naviguer pour qu’il retrouve un peu de lustre plutôt que de le laisser au ponton. Il l’a baptisé
Groupe LG Traitmat et confié à Hervé Laurent, un skipper croisé à l’arrivée d’une transat et dont il a apprécié la performance dans le Figaro 1995.
Avec sa gueule de trop sage et ses lunettes d’intello, le Lorientais a une réputation d’excellent technicien. Depuis une quinzaine d’années, il participe à toutes les grandes classiques, finissant notamment quatrième de la Transat anglaise en 1992, comme de la Route du Café en 1993, remportant Québec-Saint-Malo en équipage en 1992. Et il connaît bien le Vendée Globe : c’est lui qui a préparé le
Generali Concorde de son ami Alain Gautier pour la première édition, en 1989.
Hervé Laurent a un budget minimum, un vieux bateau, et personne ne le classe parmi les candidats au podium. Il s’aligne sans aucune prétention de victoire, juste «
pour faire le tour ». Avec toujours la même conscience professionnelle : pendant les deux semaines précédant le départ, le navigateur largue les amarres presque tous les soirs, passant la nuit en mer pour vérifier les derniers points de détail à revoir sur le bateau. À chaque fois, il prévient le PC course : «
Si cela intéresse un photographe ou un journaliste, je vais naviguer ». Il n’a jamais aucun candidat.