Dans l'épisode précédent : Miraculés mais opposés
Il fait – 30° C à Montréal, le soleil brille dans un ciel sans nuage. Nous sommes le 7 janvier 1997. Une belle et glaciale journée d’hiver canadien. Dans son appartement surchauffé de la Côte des Neiges, un quartier proche du centre de la grande cité canadienne, Michèle Cartier est prise de vertiges. Elle a froid et décide de se coucher quelques instants. Une fois allongée, un flash lui traverse le cerveau : elle nage dans l’eau et voit un bateau passer.
Quand la jeune femme se réveille, l’angoisse la saisit. Elle téléphone à l’un de ses amis et lui raconte ce qu’elle vient de vivre. Le reste de la journée se passe péniblement. Une question la taraude : quel est le sens de cette vision ? Le lendemain, à la radio, Michèle Cartier apprend qu’on est sans nouvelles de Gerry Roufs, son compagnon, le père de sa petite Emma, skipper de
Groupe LG 2 dans le Vendée Globe.
A partir de la nuit du 7 au 8 janvier 1997, les messages envoyés à Gerry Roufs restent sans réponse.
Photo Jacques Vapillon/DPPI
La première alerte a été donnée dans la nuit du 7 au 8 janvier. A bord de
PRB, Isabelle Autissier navigue alors à une soixantaine de milles du Canadien. Les deux marins ont pris l’habitude de s’échanger des messages réguliers sur l’état de la mer et du vent. «
La tempête est pire que ce que j’avais craint, écrit ainsi Gerry.
Les vagues ne sont plus des vagues mais hautes comme les Alpes ! ».
À 21h41 TU, Autissier l’interroge sur la pression atmosphérique et la position du centre de la dépression. Sans réponse. À 2h24, la navigatrice envoie un nouveau télex : «
Gerry pour Isa. Ça va ? Je viens de faire un monstre chavirage. Le bateau reste couché mais j’ai pu manœuvrer la quille et il s’est redressé. Le baro ne bouge plus trop. Mais le vent, c’est l’enfer. Je n’ai plus de girouette, elle est partie dans le chavirage, donc je ne sais pas. À toi. »
Quelques heures plus tard, toujours sans nouvelle, Isabelle Autissier alerte le PC course. Le silence de Gerry l’inquiète. À Paris, Philippe Jeantot n’est pas étonné par le message de la Rochelaise. Dans la nuit, il a reçu un appel d’un responsable d’Argos. Le satellite a pu localiser la balise de
PRB Ă 3h20 et Ă 5h04, mais pas celle de
Groupe LG 2 :
« C’est très sérieux, lui assure le spécialiste
. C’est le blanc complet. Ce n’est pas une panne, c’est plus grave ».
Quatre concurrents se déroutent
Le directeur de course réveille son équipe qui arrive d’urgence au PC. Au matin du mercredi 8 janvier, les secours sont alertés. Quatre concurrents du Vendée Globe sont déroutés vers la dernière position connue du monocoque de Gerry Roufs : Isabelle Autissier sur
PRB, Marc Thiercelin sur
Crédit Immobilier de France, Bertrand de Broc sur
Votre nom autour du monde et Hervé Laurent sur
Groupe LG Traitmat.
La zone de recherche est la pire que l’on puisse imaginer : à près de 5 000 kilomètres de la terre la plus proche, et à égale distance du Chili, de la Nouvelle-Zélande et de la Polynésie française, les avions de reconnaissance sont hors de portée. C’est, de plus, une aire de surveillance non attribuée : autrement dit, aucun des pays limitrophes n’a d’obligation d’assistance.
Groupe LG2 battant pavillon français, c’est donc le Cross Etel qui, par défaut, se charge de la coordination des recherches. Un avis part à l’attention de tous les navires à proximité ; le cargo panaméen
Mass Enterprise se déroute. Dans des conditions très difficiles, avec une visibilité très faible, un énorme iceberg repéré à la dérive et une tempête qui ne se calme pas, le quadrillage commence pour rechercher Gerry Roufs.
Gerry Roufs rĂŞvait de multicoque
Le Canadien de 43 ans n’aurait jamais dû faire cette course. Sa carrière, il la rêvait en multicoque, sur des parcours plus courts et en équipage, et le voilà seul autour du monde en monocoque. Ancien membre de l’équipe de voile olympique canadienne, cet avocat de Montréal découvre le multicoque transocéanique en 1984 avec son compatriote Mike Birch. Il enchaîne ensuite les embarquements, avec un palmarès d’équipier exemplaire : vainqueur de la Québec-Saint Malo, de la Route de la Découverte, de la Course de l’Europe et recordman de la traversée de l’Atlantique.
Il navigue aussi Ă bord du monocoque
Ecureuil-Poitou-Charentes d’Isabelle Autissier, mais sa préférence continue d’aller au multicoque. Pour vivre pleinement son nouveau métier de marin, Gerry le Québécois a quitté la belle province au milieu des années 1980 pour s’installer en Bretagne avec sa compagne, une jolie brune au visage fin, Michèle Cartier, avec laquelle il a une petite fille quelques années plus tard. La famille s’installe dans une maison ancienne, à l’entrée de Locmariaquer, à deux pas de La Trinité-sur-Mer, la Mecque française de la voile.
Équipier réputé pour son talent de barreur, c’est pourtant en jouant les préparateurs pour son ami Bernard Gallay, lors du Vendée Globe 1992-1993, alors que celui-ci fait escale en Nouvelle-Zélande, que Gerry Roufs rencontre son destin. Au même moment, Pierre Opperman cherche quelqu’un pour ramener en Europe le
Groupe LG que Bertrand de Broc a justement laissé en Nouvelle-Zélande après s’être fâché avec son sponsor. C’est Gerry qui va s’en occuper.
Quelques mois plus tard, lorsque le voilier est débarqué d’un cargo près d’Anvers, l’entreprise brestoise charge à nouveau Roufs de le convoyer jusqu’à son port d’attache, La Trinité-sur-Mer. Le marin remplit sa mission, accompagné de Mike Birch et d’un ami régatier, Nicolas Groleau. Chez Groupe LG, Pierre Opperman se retrouve avec un bateau, mais sans skipper. La Route du Café approche et le patron brestois préfère voir son voilier naviguer plutôt que rester au ponton : il propose à Gerry Roufs de s’aligner dans cette nouvelle transatlantique en solitaire dont le départ est prévu à l’automne 1993.
Entre Opperman et Roufs, l’entente est au beau fixe
Pour le Québécois, c’est l’occasion de courir enfin comme skipper. Et si le résultat sportif s’avère moyen (Roufs se classe sixième), il comble un sponsor qui n’avait encore jamais vu un bateau aux couleurs de Groupe LG terminer une course en dehors du Figaro. Pierre Opperman propose au marin de continuer à naviguer à bord du monocoque. Mais Gerry n’a qu’une faible expérience des épreuves en solitaire.
Un journaliste suggère alors au sponsor d’aguerrir son coureur dans la Course du Figaro. A l’été 1994, le résultat est décevant (trentième) mais la participation du Québécois à la Route du Rhum, entre Saint-Malo et Pointe-à -Pitre, quelques mois plus tard, calme les inquiétudes de Pierre Opperman :
Groupe LG prend la troisième place des monocoques.
Lequel des deux hommes suggère alors de participer au Vendée Globe ? Opperman, selon Michèle Cartier : «
Gerry avait lu Slocum et cela l’avait enthousiasmé, se souviendra-t-elle
, mais il ne se sentait pas capable d’un tel exploit ». C’est Roufs, assurera de son côté, Frank Opperman, le fils du sponsor :
« Je pense que Gerry avait compris que c’était la course que voulait mon père, qu’il avait un sentiment de revanche après l’abandon de Bertrand de Broc en 1993, et qu’il ne serait jamais lancé dans un nouveau programme en multicoque. Gerry a obtenu, au forceps, la construction d’un bateau neuf ».
Avocat de formation, le Canadien est un fin négociateur. Il convainc son sponsor qu’un 60 pieds neuf coûtera à peine plus cher que la remise en condition du vieux
Groupe LG, l’ancien
Ecureuil d’Aquitaine de Titouan Lamazou. De fait, le chantier JMV, à Cherbourg, connaît un creux dans son carnet de commande. Il accepte donc des conditions exceptionnelles pour la fabrication d’un grand monocoque.
Autre avantage : le chantier dispose des moules du
Groupe Sceta avec lequel Christophe Auguin vient de remporter le Boc. Méfiant, le Granvillais a dressé une sorte de liste noire des concurrents jugés trop dangereux à qui il refuse de louer ses formes. Roufs n’en faisant pas partie, il donne son feu vert.
Entre Opperman et Roufs, l’entente est au beau fixe. L’homme d’affaires brestois n’est pas un sponsor comme les autres. Très autoritaire, quasi dictatorial même, il veut tout savoir, tout le temps, et ne se considère pas comme le simple partenaire financier d’un marin dont il attend des retombées publicitaires, mais comme un armateur. Ce sont SES bateaux. SES skippers. De son bureau sur le port de commerce, il peut surveiller les allées et venues dans la rade et ne supporte pas de ne pas connaître les faits et gestes de ses marins.
Quand il retrouve Gerry, il se délecte des récits de navigation, restant des heures à lui poser question sur question. L’homme peut être très convivial, il a le whisky facile et ses soirées s’arrêtent le plus souvent faute de combattant. Cependant,
« Opperman n’avait pas de retenue, se souviendra Nicolas Groleau, devenu préparateur de
Groupe LG 2. Il disait tout et n’importe quoi à tout le monde. Pour Gerry, c’était usant. Il fallait répondre, mais aussi encaisser, s’écraser. Parfois, Opperman avait changé d’avis le lendemain ».