Bonjour,
C’est un pochoir sur le trottoir, à deux pas du Lion de Denfert, dans le quatorzième arrondissement de Paris, à peine effacé par les semelles et les déjections canines : “Vous n’êtes pas du genre parano ? Ça va venir.” On peut voir cette inscription depuis quelques semaines puisqu’elle fait référence à une websérie (Stalk) en ligne depuis le 13 mars, mais il est difficile d’être plus raccord. Scotché sur une porte cochère, à quelques mètres, une supplique au feutre rouge sur une feuille A3 : “Restez chez vous. Pour nous.”
L’avertissement porte plus ou moins. Les joggeurs sont moins nombreux qu’hier, mais tout de même. Le risque, écrivait le sociologue Ulrich Beck, “fonctionne comme un bain d’acide qui dissout les distinctions classiques. […] Les gens ne sont plus bons ou mauvais, mais chacun constitue un risque plus ou moins grand pour l’autre.” En temps normal, mon espace d’intimité sur un trottoir est réduit à 1 mètre autour de moi, mais, à l’heure actuelle, ma bulle perso dépasse allègrement 2 mètres de rayon, sauf quand un abruti manque de me bousculer au coin de la rue. Je ne panique pas, je calcule mon risque. Nuance. Quelle est la distance de socialisation avec un type qui court, et à quelle portée peut-il me balancer une goutte de sueur ? 1 mètre ? 2 mètres ? Un épidémiologiste de Singapour indique que la transpiration ne porte probablement pas le virus. À moins qu’un malade asymptomatique ne contamine sa propre sueur en toussant, et, dans ce cas, la projection – mesurée par une ingénieur du Massachusetts Institute of Technology – peut se propager jusqu’à 6 mètres. Si ça se trouve, je suis marron, fait aux pattes et bon comme la romaine. Parano, moi ? Oui, et trouillard qui plus est. Mince alors.
Dans les générations de l’après-guerre, les soixante-huitards et leurs épigones (dont moi) se sont souvent demandé ce qu’ils auraient fait à la place de leurs pères. Énoncé (généralement) indécidable… jusqu’à aujourd’hui. Nous voilà, comme dans Le Désert des tartares de Buzzati, vieux comme Giovanni Drogo évacué du front au moment où, enfin, l’ennemi est là. Trop tard pour l’épreuve du courage ? C’est tout le contraire. Il n’y a pas d’âge pour tenir sa trouille avec une laisse courte. Il n’y a pas d’âge pour mettre à l’épreuve ce mélange de vertus (le courage, la simplicité, l’honnêteté) que George Orwell appelle la “décence ordinaire”. “Si les gens se comportaient comme il faut, écrit-il, le monde serait ce qu’il doit être.”
Se comporter comme il faut, c’est-à-dire comme ces médecins ou infirmier(e)s à la retraite qui ont rejoint leurs homologues plus jeunes, ces caissières, éboueurs, livreurs, policiers, gendarmes, chauffeurs routiers, pompiers ou soldats, comme ces profs et ces administrateurs, comme tous ceux qui font aujourd’hui leur métier.
Et demain ? Demain, un héritier de Stefan Zweig décrira probablement notre monde d’avant la pandémie comme Le Monde d’Hier, aussi disparu pour nous que la Vienne impériale pour l’écrivain autrichien. Et nous devrons choisir la voie à suivre pour inventer un autre monde, enfin je l’espère. Lequel ? C’est la question débattue par Agnès Sinaï et Vincent Mignerot qui se demandent – dès aujourd'hui – si les mesures prises pour faire face à la pandémie sont les prémices d’une transition verte.
Sven Ortoli
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