Agenouillé devant sa mère, le Christ, revêtu d'un vêtement vert translucide vient l'assister dans son passage : son regard plonge dans les yeux mi-clos de la Vierge. Les apôtres entourent Marie : Pierre esquisse un geste de bénédiction et tient un cierge allumé, un autre apôtre plonge dans son livre de prières. Seul saint Jean, juste au dessus de Jésus, contemple le Christ. La Bible de Marie est bien visible sur un tabouret : le livre est fermé, et usé, par contraste avec le livre flambant neuf, représenté grand ouvert, sur la scène de l'annonciation.
Si on parle du mystère de l'Assomption, on souligne alors que la Vierge immaculée va directement de la vie terrestre à la vie éternelle, sans passer par l'étape de la mort. Celle qui a été conçue sans péché ne peut connaître la conséquence du péché qu'est la mort, la disparition brutale de la conscience psychologique dans la séparation de l'âme et du corps. L'Assomption exprime ce qu'aurait pu être une création préservée du péché, sans aucun poids de mort et de violence.
Mais si on parle de Dormition, on souligne plutôt que la Mère de Dieu est assimilée à son Fils dans la totalité de ses mystères : elle traverse donc une mort réelle, à l'image de Jésus qui n'a pas refusé la mort du Calvaire. Certes, la Dormition est une sorte de mort d'amour, une mort non sanglante et sans agonie, mais d'une certaine manière elle nous rend Marie plus proche, nous qui avançons chaque jour inéluctablement vers le grand moment inconnu et parfois angoissant de notre disparition hors du monde.
Alors, que fêtons-nous exactement le 15 août ? Faut-il ne pas choisir, comme le grand tympan de Notre-Dame de Dijon semble le suggérer, en juxtaposant, d'après ce qui en reste, Assomption et Dormition ? On pourrait s'attendre à ce que la solennelle définition de l'Assomption (1er novembre 1950) tranche enfin cette question de la mort de Marie. Or les termes choisis par Pie XII, repris ensuite par le Concile de Vatican II, laissent soigneusement dans la pénombre cette question. Cela nous donne une formule magnifique, pleine de respect et de discrétion, s'arrêtant pudiquement devant le grand mystère : "ayant achevé le cours de sa vie terrestre, Marie est élevée corps et âme à la gloire céleste".
L'essentiel est donc de ne pas laisser courir l'imagination autour des derniers instants de Marie, et de rompre avec une curiosité indiscrète autour de la réalité de sa mort. Finalement, c'est le secret de Dieu, c'est ce qui se passe uniquement entre Dieu et Marie, comme nos derniers instants seront eux aussi un secret entre Dieu et nous. L'essentiel est de contempler Marie "achevant le cours de sa vie terrestre".
Mais si elle nous réjouit profondément en pensant à Marie, cette affirmation peut aussi laisser un goût amer dans les temps difficiles que nous traversons. Une fois de plus, et, sans doute, avec une ampleur nouvelle et universelle dans sa longue histoire, l'humanité est affrontée à un danger mondial insidieux, durable, aux effets pervers et incalculables. Un virus aussi violent que minuscule est venu remettre en cause notre manière de vivre, nos projets, nos insouciances parfois irresponsables, et semble boucher brutalement notre avenir commun.
Que peut-bien alors signifier actuellement "achever le cours de sa vie terrestre" ? Lors de la première crise de cette épidémie, nos sociétés ont visiblement et silencieusement décidé qu'à partir d'un certain âge, la question n'a plus trop d'importance. Une limite a même été fixée pour que les seniors veuillent bien reconnaître prudemment leur fragilité et accepter courageusement un certain destin : finalement il y a un âge où quelques années de plus ou de moins ne changent pas grand-chose et où le triage ne pose pas de problème éthique insurmontable. Je pense alors avec serrement de cœurs aux 25 personnes dont j'ai célébré les obsèques dans des conditions qu'aucune civilisation connue n'avait connues jusqu'ici à une telle échelle. Et il faut maintenant accompagner celles qui ont perdu le goût de vivre et se laissent glisser sans bruit après des semaines de solitude.
Il est possible que ces interrogations deviennent lancinantes maintenant qu'une nouvelle étape est franchie et que de nombreux jeunes vont être à leur tour victimes de leur inconscience collective ou des imprudences de leurs aînés. Fêter Marie va être cette année une redoutable épreuve de foi. Oui, nous nous réjouirons pour Marie, et nous ne pourrons pas oublier les liens particuliers que l'Assomption signifie entre elle et notre nation, mais qu'en est-il de ceux qui n'achèveront pas normalement le cours de leur vie terrestre ? Faut-il croire à un destin implacable, accuser les innombrables erreurs qui ont conduit à cette situation ? Faut-il relativiser les choses dans la confiance qu'un vaccin, qui réveillera sans doute les nationalismes les plus sauvages, fasse enfin revenir "au monde d'avant" ?
L'épreuve de la foi est exactement là : contempler Marie non pas pour rêver ou se consoler artificiellement, en imaginant que l'Évangile peut promettre la sérénité d'une longue vie "rassasiée de jours et d'années", pour reprendre l'expression biblique. Telle est bien en effet la perspective initiale de l'Écriture, mais la Révélation ne s'est pas contentée d'une sagesse ne se distinguant guère sur ce point de l'idéal païen du sage mourant comme Socrate, sans regret et sans amertume au terme d'une vie bien remplie.
Celle qui passe, dans une absolue douceur, de ce monde à l'autre, celle qui signifie la réussite de la création en entrant corps et âme dans la gloire de Dieu, c'est aussi celle qui porte la marque indélébile du Calvaire. Avec Jésus et pour Jésus, Marie a connu le cri lancinant du Psaume 101 : "Seigneur, ne me prends pas au milieu de mes jours". A vue humaine, Jésus est loin d'avoir achevé le compte de ses années, et c'est sans doute l'aspect de sa Passion qui nous le rend particulièrement proche, surtout en ce moment. Comme Jésus éprouvant dans sa mort une sorte d'abandon (Mc 15,34, citant le Psaume 21), Marie voit ce cri rester dans le vide, tomber dans le silence de Dieu : "ne me prends pas au milieu de mes jours".
La joie discrète de Pâques, l'exultation débordante de Pentecôte ne font pas disparaître ce silence inscrit au cœur de Marie et qu'elle emporte dans la gloire de son Assomption au jour où s'achève pour elle "le cours de sa vie terrestre". A l'heure où l'humanité s'interroge douloureusement sur la brièveté et la fragilité de l'existence, où sont trop nombreux ceux qui n'achèvent pas le cours de leur vie, cette fête du 15 août permettra à Notre-Dame de rejoindre ceux pour qui elle brille "comme un signe assuré d'espérance et de consolation devant le Peuple de Dieu en marche" (Concile Vatican II, Lumen Gentium § 68).
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