Lettre d'information n°10 - Mars 2019 2/2
Carte Blanche à Rodrigo García
Traduction inédite d'Enciclopedia de fenómenos paranormales Pippo y Ricardo, Ediciones La Uña Rota, 2019. Traduit de l'espagnol par Christilla Vasserot.
LE DIABLE PROBABLEMENT
Ricardo, trente-huit ans mais qui en paraissait
vingt-cinq
et qui de sa vie n’avait jamais goûté, par manque de curiosité,
aux drogues, tout en nouant les lacets
de ses Coq Sportif blanches qu'il n'enlevait sous aucun prétexte
pas même pour prendre une douche, saisi d'une rage qui lui dilatait les pupilles
(le visage dissimule des tas de choses mais ne contrôle pas tout)
s’est dit en lui-même : Il y en a marre
Il s’est efforcé de retenir l’idée, pour que l’idée
n’entre pas en contact avec l’extérieur
Mais la fureur et l’idée
l’ont emporté
Alors il a laissé échapper d’entre ses dents serrées
un souffle et un son :
Le il y en a marre, bien malgré lui, s’est matérialisé
Il a pianoté sur son clavier, a appelé, payé, s’est inscrit
à un programme d’intoxication
qui promettait monts et merveilles : devenir accro
jusqu’à la mort par
insuffisance cardiaque ou arrêt respiratoire
le patient (le client, disons-le sans euphémismes) ayant à sa disposition
tout ce qu’il désirait et pouvait payer
D’après ce qu’il avait lu sur le site
de l’« Institut »
ils t’envoyaient direct au
crematorium
en moins de deux semaines
à condition d’avoir acheté le
programme PLUS (le plus cher)
Vous avez choisi le programme PLUS, si vous êtes d’accord
tapez un ou dites plus
Il a tapé un et dit plus à voix haute
et choisi en outre les options suivantes :
• Grosses (deux actrices)
• Brésiliennes (trois actrices – dommage, il en en aurait fallu cinq –
qui s’efforçaient de mettre de l’ambiance en préparant
des caipirinhas et en jouant du berimbau pour de faux…
La plus dingue d’entre elles décrivait une espèce de
capoeira érotique qui faisait peine à voir)
• Squirting (un acteur sexagénaire
à barbe blanche qui se laissait pisser dessus
par une actrice qui aurait pu être sa petite-fille et qui
n’arrêtait pas de boire de l’eau
et disait être contre l’alcool
et le tabac et qui exigeait, contrat à l’appui,
des bombonnes de cinq litres d’eau Solán de Cabras
parce qu’elle était « connectée »
– selon ses propres mots – au bleu Yves Klein)
• Toys (une actrice affublée d’une valise king size qui faisait froid dans le dos)
• Achondroplasie (neuf nains au chômage
à cause du mouvement anti-corrida
qui à force de vaches maigres
étaient devenus encore plus pervers)
• Facial (deux acteurs africains
avec des couilles qui leur arrivaient
aux genoux et qui s’éjaculaient l’un sur l’autre
pendant parfois une heure vingt
avec trois pauses « intermédiaires »
comme ils disaient)
• Gangbang (un imitateur d’environ vingt ans
né à Jaén qui mettait sur un piédestal
des crétins genre Carlos Latre ou Joaquín Reyes
Le gars piquait une colère et se suçait lui-même
en imitant jusqu’à quarante personnages célèbres
– il avait pratiqué le contorsionnisme lors d’un stage
à Montréal avec le Cirque du Soleil et pour un remplacement
dans le spectacle Manes de la Fura dels Baus –)
• Le double de Glenn Gould (un pédé
qui débarquait avec une chaise toute cassée
et qui jouait une connerie au piano
en chantonnant)
Ricardo les voulait pour leur imposer
ce qu’ils auraient de plus répugnant à faire
– je dis ça, mais si ça se trouve, pas de quoi en faire un drame –
de toute leur vie professionnelle : regarder, juste regarder,
seulement le regarder mourir flambé
dans sa propre bave éthylique
nageant dans ses propres excréments
au rythme d’un berimbau
des Variations Goldberg et
du crépitement de la pluie dorée
Un suicide assisté par une
bande d’inconnus
complètement cinglés grâce auxquels Ricardo
pouvait officier en tant que prêtre de la grande
cérémonie
La JOIE SIDÉRALE
que serait la fête de sa mort
L’être humain naît vidé
et notre héros avait décidé de faire le plein
de bouse hallucinogène
Et peu importe si les connards
de cette clinique/secte, l’« Institut »
te font payer les yeux de la tête juste
pour te rayer de la carte, si c’est
ta dernière volonté
Chuter en couleurs
et se détacher de tout
en traversant un carnaval obscène
voilà qui serait bien plus lumineux qu’une balle
en plein cœur dans un terrain vague, seul et sobre
Deux secondes avant de mourir
il faut encore faire des choix, fait chier
Lorsque maître Keller, l’avocate, apprit
que Ricardo s’était inscrit
à l’« Institut »
elle eut un moment d’égarement extrahumain qui ne sied guère à une
avocate Keller
Elle lui envoya ce SMS émouvant :
Les drogues te font croire
que tu réalises des choses IN-CROY-ABLES
mais c’est juste le contraire
Moi j’ai arrêté quand j’ai réalisé
qu’en me voyant ma chienne
partait en courant
Mais l’avocate Keller faisait référence
aux alcaloïdes et autres dérivés chimiques
pour survivre
Ricardo s’y est accroché
pour mourir
Le metteur en scène Rodrigo García présente sa pièce Evel Knievel contre Macbeth du 29 mars au 7 avril au Théâtre Nanterre-Amandiers.
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