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Une enquête récente de l’IFOP révèle qu’une majorité de Français croit aux théories du complot. C’est un fait, dans nos sociétés modernes, l’imaginaire conspirationniste semble n’avoir aucune borne, de la crise des gilets jaunes qui en ont été le terrain fertile jusqu’au crime du complotiste australien de Christchurch, adepte de la « théorie du grand remplacement ». L’implosion du doute et du soupçon, qui nous éloignent de l’optimisme des Lumières, est-elle devenue l’emblème de notre époque ?
Pour l’épistémologue Karl Popper, les théories du complot sont la reconduite d’une forme de pensée mythique en plein 20ème siècle (et a fortiori le nôtre). Elles sont « la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes, ou les impérialistes » (La société ouverte et ses ennemis). L’homme aurait tout temps mobilisé des constructions imaginaires et ésotériques pour expliquer le fonctionnement du monde. Popper défait toutefois le statut faussement scientifique des théories du complot car si elles en ont l’apparence (émettre une théorie de départ, remettre en cause des vérités établies, multiplier les arguments...), elles ne font en réalité que les singer. Pour l’épistémologue, c’est la réfutabilité qui garantit le caractère scientifique d’une hypothèse. Or les théories du complot sont par nature irréfutables. Il est impossible de les vérifier, de les soumettre à l’épreuve des faits. Sans compter que la méthodologie des complotistes, nous dit l’auteur, est problématique car ils mettent tout leur poids du côté des intentions d’une minorité obscure au détriment des institutions et de la réalité du pouvoir. Pour Karl Popper, les théories du complot sont donc dans la continuité des croyances mythiques et irrationnelles qui ont jalonné l’histoire.
Pourtant de nombreux auteurs pensent que l’imaginaire complotiste contemporain présente quelque chose d’inédit sur le plan anthropologique au point d’être un véritable marqueur de la mentalité postmoderne. La Révolution de 1789 en serait le déclencheur. Après la chute du régime monarchique et la sortie du théologico-politique, la société se trouve livrée à elle-même, privée de transcendance, confrontée à l’incertitude. Selon le philosophe Pierre-André Taguieff, les théories du complot remplissent dès lors la fonction d’offrir un modèle explicatif sécurisant auprès de sociétés caractérisées par « une crise continuée des fondements dans l’ordre de la connaissance comme dans celui des valeurs et des normes. » (L’imaginaire du complot mondial). Fussent-elles extravagantes et antisémites comme la théorie du complot juif mondial ou celles du grand remplacement. La perte de l’évidence du sens, initiée par la crise de l’Ancien Régime, loin de s’estomper aujourd’hui s’amplifie. Les manipulations de toutes sortes semblent même consubstantielles au système démocratique. Dans la mesure où celui-ci rend les hommes acteurs de l’histoire et du pouvoir, il favoriserait parallèlement les fantasmes et la suspicion.
Selon Paul Valéry, « le mélange de vrai et de faux est énormément plus toxique que le faux pur. » Les théories du complot, qui participent de ce mélange, sont un défi pour l’intelligence. Défi parce que nul n’est à l’abri de ces théories qui se veulent un rempart contre le hasard et l’incertitude. Défi aussi parce que les théories du complot ont parfois l’apparence de la rationalité. Accepter que nous ne puissions tout connaitre, n’est-ce pas commencer le difficile apprentissage de la liberté ?
Karine Safa
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