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Réécrire Notre-Dame

par Eric Deschavanne

La proposition de modifier le visage de Notre-Dame par "un geste architectural contemporain" a immédiatement fait naître une querelle des Anciens et des Modernes, les passions idéologiques se mêlant à l'habituelle discorde au sujet de l'art contemporain. Les "Modernes", en l'affaire, ne sont peut-être pas les innovateurs. Il faut se rappeler que la cathédrale doit son salut, au 19e siècle, à la naissance de la conscience historique moderne, condition de la réévaluation de l'architecture du Moyen Âge : avant d'être un lieu de mémoire national ou un pôle d'attraction touristique, Notre-Dame de Paris est en effet d'abord une cathédrale gothique.

Célébrant celle-ci, Victor Hugo fait ainsi le partage entre "l'art merveilleux du Moyen Âge" et les ravages des modes qui "ont coupé, taillé, désorganisé, tué l'édifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beauté." Accusé : le geste architectural contemporain par lequel, aux 17e et 18e siècles, "la nuée des architectes d'école" tentèrent d'embellir Notre-Dame en prenant pour modèle le temple grec. Le crime esthétique réside dans l'anachronisme d'une hybridation insoucieuse de respecter l'intégrité d'un style unique, fruit de l'art et de la spiritualité d'une époque déterminée. Hugo ajoute un argument pour faire valoir la grandeur de l'art gothique : après l'invention de l'imprimerie, l'architecture, désertée par la pensée, "n'exprime plus rien"; la cathédrale gothique demeurera à jamais l'ultime "livre de pierre", que nous pourrons "admirer et refeuilleter sans cesse", sans pouvoir ni l'améliorer, ni le dépasser.

En septembre 1822, le philosophe Hegel déambule dans la cathédrale de Cologne "comme dans une forêt spirituelle", contemporain lui aussi de la redécouverte de l'architecture gothique. Il faut apprécier celle-ci, précise-t-il, dans son rapport avec "l'esprit le plus intime du Christianisme". Dans ses leçons sur l'esthétique, Hegel procède à une vaste mise en perspective de l'histoire de l'art, la rattachant à l'histoire de l'esprit humain. Le temple grec et la cathédrale gothique illustrent ainsi deux moments distincts de l'histoire du divin, la forme de chacun des monuments correspondant à leur contenu spirituel. La cathédrale doit paradoxalement rendre sensible le caractère non sensible du Dieu chrétien : l'impression produite est, "en opposition à cet aspect ouvert et serein du temple grec, d'abord celle du calme de l'âme qui, détachée de la nature extérieure et du monde, se recueille en elle-même, ensuite, celle d'une majesté sublime qui s'élève, qui s'élance au-delà des limites des sens." La cathédrale gothique témoigne donc d'une époque déterminée du sacré, qui se reflète dans la forme même du monument, indissociable de la signification qu'elle manifeste

L'architecture religieuse appartient au passé, dira-t-on. Mais s'il faut la préserver, ce n'est pas par nostalgie ni par respect d'une tradition. C'est parce qu'elle relève de l'art défini, à la manière de Hegel, comme la manifestation sensible de la vérité, ce que l'architecture moderne ne peut plus être. Notre-Dame n'est pas la tour Eiffel ou la pyramide du Louvre. Notre-Dame est, comme disait Hugo, un "livre". Faut-il vraiment le réécrire ?


Eric Deschavanne

Georg Whilhelm Friedrich Hegel (1770 - 1831)

Philosophe allemand dont l'œuvre, parfois complexe, a eu une influence décisive sur la philosophie contemporaine. Pour lui, la philosophie doit penser la totalité du réel et constitue donc un système où tous les concepts sont liés dans un ensemble organique. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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