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Il nous tient à coeur de diffuser certains entretiens publiés dans le magazine papier. Cette semaine, nous choisissons de publier l'entretien avec Françoise Vergès, à retrouver dans le nouveau numéro Censored.
FRANÇOISE VERGÈS
Décoloniser l'espace domestique
« L’utopie révolutionnaire dont je parle, exige un saut dans l’imagination qui nous arrache à l’ennui de fantasmes masculins. »
Françoise Vergès
Féministe décoloniale, autrice, co-fondatrice du mouvement Décoloniser les arts, Françoise Vergès analyse le vaste héritage colonialiste et patriarcal porté et célébré dans la société contemporaine. Elle réécrit et interroge les récits nationaux ainsi que la violence coloniale qu’incarnent de nombreux monuments présents dans l’espace public français, aborde la marginalisation des questions raciales dans les milieux féministes occidentaux, rend visible l’histoire mutilée des femmes et les politiques de gestion de leurs ventres. Des multiples façons de faire famille aux placards de cuisine, Censored a interrogé Françoise Vergès sur la violence coloniale qui s’exerce dans les sphères domestiques mais aussi rurales.

Dans la recherche d’aliments, de saveurs, d’épices importées, nous entretenons un rapport patriarcal et colonialiste à la nourriture et aux terres nourricières. Comment décoloniser nos placards de cuisine ? 

Pour répondre à votre question, il faudrait déjà se demander qui est ce « nous », à quelle classe, genre, âge, « race », ce « nous » appartient, et à quelle partie du monde. Par exemple, si je pars de La Réunion, mon pays, le « nous » n’est pas le même qu’en France et je peux dire que j’ai grandi avec un placard de cuisine décolonisé. J’ai eu un père qui faisait très bien la cuisine et aimait la faire, une mère qui n’était pas très cuisinière et j’ai été éduquée au goût, qui est un sens très important, par une cuisine qui m’a donné le goût pour le pimenté, l’acide, l’épicé, la fraîcheur des légumes, des fruits, des poissons. La cuisine réunionnaise est une cuisine créolisée, qui a approprié (ce qui est très différent d’exproprier) des éléments et des recettes des mondes sont les Réunionnais.es sont issu.e.s – Madagascar, Gujerat, Tamil Nadu, Kerala, sud de la Chine, Afrique de l’est, France. Cela a donné une diversité de saveurs, d’épices, de manières de préparer viande, poulet, canard, cabri, légumes, fruits. Un des délices pour moi en allant à l’école primaire était d’acheter une mangue verte que la marchande ouvrait sur plusieurs cotés puis remplissait ces ouvertures de piment rouge sec écrasé avec du sel. Le paradis. J’ai grandi avec le nuoc mam, le siav (sauce de soja très noire), les samoussas, les bonbons piments, le massalé, les brèdes, le rougay de mangue, le rougay morue. Le riz était la base, puis les grains (haricots) ou brèdes, un rougay qui faisaient partie de la cuisine populaire. Le statut colonial n’a pas pu entraver ce processus de créolisation, venu « d’en bas », des esclaves, des engagés, des classes populaires. La cuisine, c’est une histoire, une culture mais aussi un système politique : qu’est-ce qui est cultivé, importé, considéré comme de la « grande » cuisine. À La Réunion, le pouvoir colonial a imposé la monoculture de la canne à sucre et d’immenses plantations reposant sur l’esclavage, l’exploitation, l’épuisement des sols. Dans la cuisine, des riches, les femmes noires et racisées faisaient la cuisine. Depuis des décennies, d’immenses supermarchés où tout est plus sucré qu’en France (pour inciter à l’addiction), des McDo, des KFC, ont transformé les goûts mais la cuisine réunionnaise résiste. La cuisine réunionnaise populaire a été, et reste, un espace de résistance, de joie, de communauté, de plaisir, d’apprentissage,  d’échanges de recettes.

Ce qui arrive dans les assiettes est depuis longtemps affecté par la domination exercée sur le Sud – sucre et café grâce à l’esclavage - aujourd’hui fraises grâce à l’exploitation d’émigré.e.s en Espagne et au Portugal, tomates grâce à l’exploitation d’émigré.e.s dans le sud de l’Italie, avocats, bananes, ananas, crevettes, poissons. Le capitalisme racial est présent dans le placard.

L'agrobusiness nous vend de la pourriture, des aliments remplis de pesticides, d’antibiotiques et autres choses qui sont mauvaises pour la santé, qui déclenchent des allergies, des cancers, l’obésité, des diabètes… Le bio c’est pour les riches. L’agrobusiness détruit les sols, détruit la santé de celleux qui travaillent dans les plantations, les abattoirs, les usines de transformation, de conserves, d’empaquetage. C’est toute une chaîne d’exploitation, de dévastation et de dépossession. Décoloniser les placards des cuisines c’est commencer par combattre ce business. Vouloir épicer sa cuisine, pourquoi pas, mais en se demandant d’où vient cette épice, quelle est son histoire, qui la cultive et dans quelles conditions, comment arrive t’elle dans la boutique où on l’achète ?  

On sait que “Les femmes accomplissent 66% du travail mondial, produisent 50% de la nourriture, mais ne perçoivent que 10% des revenus et détiennent 1% de la propriété.” Cette phrase est un argument utilisé par le féminisme néo-libéral, qui érige la propriété comme un objectif à atteindre. Cela vient confirmer ce que vous disiez dans une interview : « les droits des femmes sont devenus une arme idéologique néolibérale ». Comment aborder la propriété aujourd’hui d’un point de vue féministe et décolonial, quand elle est la fondation même du schéma néo-libéral contre lequel nous luttons ? 

Il y a aussi une demande de souveraineté des peuples en Afrique, dans les Caraïbes, les Amériques, l’Asie. Les peuples sont privés de souveraineté. 

La propriété : il existe des conceptions de la propriété qui ne s’appuie pas sur la privation des autres, des formes de propriété qui ne signifient pas expropriation, accumulation par dépossession d’individus, de groupes, de communauté, de peuples, qui ne sont pas individualistes, qui sont pas au service de la transmission patriarcale. Prenons-en connaissance. La propriété d’un point de vue féministe décolonial antiraciste n’a rien à voir avec la conception de la propriété privée qui a contribué à légitimer la dépossession et l’expropriation. 

La généalogie, au sens de l’arbre généalogique, semble être une affaire de classes sociales privilégiées, notamment des hommes. Elle assure une sécurité pour « leur lignée », et une manière de connaître et faire connaître l’espace que leur famille a occupé et occupe encore (les propriétés, les particules, l’influence politique…) Quel est selon vous le lien entre le patriarcat-colonialiste et cette obsession du « d’où vient-on » ? Serait-il pertinent et possible d’entretenir une mémoire familiale sans nourrir ce schéma ?

Il existe une recherche d’arbres généalogiques chez les descendants d’esclavagisé.e.s dont le but est de retisser des liens, de refuser l’effacement, de nommer. Elle qui n’appartient pas au schéma patriarcal occidental colonial qui justement a cherché à couper les liens, à interrompre les généalogies pour accentuer le sentiment de perte causé par la colonisation. Ce que Karima Lazali explique Dans Le trauma colonial (2019), comment le colonialisme français en Algérie a falsifié des généalogies à la fin du XIXe siècle, conduisant au sentiment que les individus ne sont que des corps sans nom, existait déjà sous l’esclavage. La colonialité est une machine qui produit des effacements mémoriels, qui n’hésite pas à falsifier l’histoire.

Il y a des manières de faire famille qui ne sont pas patriarcales, qui établissent des liens de solidarité importants. N’oublions pas qu’il y avait interdit de faire famille pour les Noir.e.s sous l’esclavage. L’Occident continue à dire ce qu’est une « bonne famille » et se permet d’intervenir de manière brutale dans les communautés qui à ses yeux ne suivent pas la norme. Les féministes noires aux Etats-Unis, en Amérique du sud ont très bien analysé ce phénomène et ont souligné que la critique féministe blanche de la famille ne tenait pas compte de ces interdits, ni des intrusions brutales de l’état dans les familles non-blanches. En France, les familles musulmanes sont particulièrement visées. Il ne s’agit pas d’idéaliser la famille mais de tenir compte d’autres situations et d’autres manières de faire famille.
La famille ce n’est pas seulement les liens du sang. Des personnes en grève, ou qui rejoignent des luttes, disent souvent qu’elles ont trouvé une famille, des sœurs, des frères et pourtant ces liens ne sont pas de naissance, ce sont des choix et non des hasards. S’inscrire dans une lignée de féministes ou de militantes anticoloniales, décoloniales, noires, c’est aussi tracer une généalogie. Si la famille a été et reste un espace de hiérarchies et de domination, elle a été, et reste, un refuge contre une organisation sociale en monades indistinctes.

« La colonialité est une machine qui produit des effacements, qui n'hésite pas à falsifier l'histoire. »
Françoise Vergès

Vous avez récemment co-signé “De la violence coloniale dans l’espace public” avec Seumboy Vrainom :€ (éd. Shed), qui se concentre sur l’espace urbain, la Porte Dorée à Paris. Qu’y aurait-il à dire sur la ruralité ?

L’espace rural est lui aussi fabriqué par l’État et le capitalisme comme un environnement hostile : la manière dont les terres sont délimitées, les communs détruits, les forêts privatisées, les étangs où on ne peut plus pêcher, les villages et villes où les services publics, les écoles, les cliniques et les petits commerces disparaissent, les centres commerciaux qui deviennent les seuls lieux où on croise du monde, le village transformé en vitrine artificielle d’une ruralité de consommation. 
Le discours idéalisé sur la ruralité ou le terroir est un artifice quand l'État et le capitalisme agricole tuent toute vie. On voit d’ailleurs comme l’État ne veut pas que des alternatives se créent, n’oublions pas le projet de Notre Dame des Landes et la répression contre la ZAD, le déploiement policier contre cette communauté !

Dans l’appréhension des territoires nationaux, on observe une hiérarchie de l’importance des espaces liée à la verticalité des pouvoirs. Cela nourrit un fantasme, un déplacement organisé vers les grandes villes, et des régions vides. Cela a eu pour conséquence, notamment, un repeuplement des campagnes par le gouvernement avec des personnes originaires d'outre-mer.

Vous évoquez l’émigration organisée dans votre livre Le Ventre des femmes. Pour vous, comment repenser le pouvoir d’un point de vue territorial ? Est-ce que la source de ce problème est bien la verticalité du pouvoir des villes ?  

L’émigration des « outre-mer » organisée par l’État avec le BUMIDOM dans les années 1960-1970 n’avait pas pour but de repeupler les campagnes désertées. Vous voulez sans doute parler du scandale des « enfants de la Creuse » ces 2500 bébés et enfants réunionnais arrachés à leur famille et transposés en France dans des familles rurales, notamment la Creuse (d’où le nom). Là encore, l’État a décidé de manière totalement abusive que ces enfants n’étaient pas heureux dans leurs familles et qu’il fallait les arracher à leurs langues, cultures, environnements, familles et les transborder dans des campagnes où certains n’avaient jamais vu de Noir.e. 
Mais que ce soit cette histoire ou l’émigration de dizaines de milliers de jeunes femmes et hommes de Guadeloupe, Martinique, Réunion, et Guyane, ces politiques étaient la réponse de l’État aux demandes d’égalité et de justice (il avait peur des mouvements anticolonialistes et il s’accrochait aux derniers morceaux de son empire) et à son idée de « modernité ». Il fallait aussi fournir une main d’œuvre exploitable à une France qui s’enrichissait dans des postes que les Français ne voulaient plus assurer - jeunes femmes devenant domestiques, occupant les postes les moins rémunérés dans les services publics (La Poste, hôpitaux, hospices, crèches, cantines), jeunes hommes aussi dans les services publics ou dans les usines. L’État parlait de surpopulation responsable de la misère pour justifier cette émigration, alors que la misère était le le résultat de siècles d’exploitation et de racisme.

L’urbanisation accélérée va avec une politique de répartition de l’espace : qui doit vivre où, qui a droit à tous les services au coin de la rue ou à des km. La concentration n’est pas qu’urbaine, elle concerne aussi la terre – concentration des terres agricoles dans de grands domaines. Aujourd’hui, de jeunes bourgeois s’installent à la campagne car la vie y est meilleure qu’en ville. On assiste à une constante recomposition de l’espace qui est verticale. Repenser comment habiter la terre, comment organiser la ville, l’espace social est une question profondément radicale. On a vu avec la pandémie et les confinements en France comment la surveillance et le contrôle de la circulation étaient renforcés et de plus en plus aux mains de la police ou de personnes chargées par l’état de faire la police.

[Question bonus] Le titre de cette édition, qui traite de la thématique des espaces, est “Living in a fantasy world?”. Nous y avons personnellement vu une allusion aux fantasmes sexistes et racistes qui structurent notre monde mais aussi aux possibles, aux utopies. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

Fantasy peut être traduit par fantaisie mais aussi par fantasme ou imaginé, ça dépend donc du sens qu’on lui donne. Je préfère « vision utopiste » qui dessine un futur et qui, demande pour l’atteindre, que le présent doit être transformé. Living with Revolutionary Utopian Thinking. 

Ce que nous vendent le capitalisme racial et le néolibéralisme qui dominent actuellement tout la planète, c’est le fantasme de maîtrise qui pourtant nous mène à l’abîme tout en manipulant la peur de cet abîme (qu’il fabrique) pour nous faire accepter une perte de libertés, plus de surveillance, moins de souveraineté. En d’autres termes, la poursuite de sa dystopie. C’est Las Vegas plus Macau, un vaste casino où dans les sous-sols les exploité.e.s travaillent pour que dans les étages, les autres vivent le fantasme d’une vie où tout arrive sans que l’on ait besoin de se soucier du comment et du pourquoi. L’utopie révolutionnaire dont je parle, exige un saut dans l’imagination qui nous arrache à l’ennui de fantasmes masculins. Imaginons un monde qui nous donne l’énergie, le désir de transformer celui dans lequel nous vivons, d’accord.
Cette semaine, Gabrielle et Joy de l'équipe Censored sont allées shooter le numéro partout en France....miniature ! On vous a dévoilé les différents lancements qui auront lieu et on a super hâte de vous rencontrer :) 
Toutes les dates et villes dans lequel on débarque courant mai, juin et juillet à retrouver
ici.
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BRUXELLES
SNAP! SEX WORKERS NARRATIVES, ARTS, POLITICS

 

Un festival dédié aux aux représentations, enjeux et discours liés au travail du sexe tels que l’escorting, la sex cam, le porno et le BDSM. Questions LGBTQI, migrations, genre, usage de soi, précarité: à travers les perspectives de vie des travailleur.ses du sexe, le SNAP invite à porter un regard féministe, queer, et intersectionnel sur les enjeux sociaux et politiques contemporains.

Les 27 et 28 mai à beursschouwburg, Bruxelles. Réservations ici (à partir de 8€).
 

EN LIGNE
ÉTUDE DE L'OEUVRE DE SANDRA LAHIRE SUR ANOTHER SCREEN

"A Moving X-Ray", une étude de l'œuvre de la cinéaste expérimentale britannique Sandra Lahire (1950-2001). Sept films sur le nucléaire, Sylvia Plath, le désir lesbien, la judéité et les troubles de l'alimentation. Avec trois nouveaux textes d'Emily LaBarge, Phoebe Campion et Clio Nicastro, ainsi que plusieurs textes de Lahire réédités. Disponible pendant un mois.
PS : Pour soutenir Another Gaze, c'est par ici :)

 
NORMANDIE
CLOTÛRE DES MERCREDIS D'EAUBONNE À L'IMEC

En automne 2022 aura lieu un colloque international consacré à Françoise d’Eaubonne, organisé par l'association Anamnèse. Dans ce cadre, l’IMEC (Institut Mémoires de l'édition contemporaine) et l'Université de Caen organisent depuis septembre 2022 des ateliers pour découvrir l'œuvre de l’autrice et militante. Sous forme de séances de lecture, les ateliers ont abordé l'écoféminisme, le capitalisme, la science fiction, les créatrices… Le mercredi 8 juin aura lieu la « séance poétique de clôture », où seront lu des textes de Françoise d’Eaubonne. L'événement est accessible sur réservation et est organisé de 17h à 19h, dans les locaux de l'IMEC à Saint-Germain-la-Banche-Herbe en Normandie. 

EN LIGNE
PAYE TA VIE D'ARTISTE
PODCAST MANIFESTO XXI

En partenariat avec Provence art contemporain, Manifesto XXI lançait récemment le podcast Paye ta vie d’artiste, qui met en lumière les conditions sociales et économiques des artistes et travailleur·ses de l’art. Dans ce premier épisode, aux côtés de sociologues, travailleur·ses de l’art et artistes, le podcast interroge l’idée du « travail-passion », qui voudrait que la création soit « plus authentique lorsqu’elle n’est pas guidée par une logique mercantile et carriériste. ». Quelles conséquences ce mythe porte-t-il sur la situation financière des artistes, et leur considération ?

ML Buch - I’m A Girl You Can hold IRL
Paul Seul - Amoureuse
Heimat - Wieder Ja !
Black Lilys - Yaläkta
AYA GLOOMY - 静力仁消元石
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