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3615 Requiem
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Aujourd'hui, Alix est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai lu un sur un réseau social : « Alix est partie hier ». Cela ne veut rien dire. C’était peut-être avant-hier. 

Mais Alix était la mère de mon ami Grégoire, qui a de nombreuses obsessions, dont l’exactitude. J’ai déjà parlé de mon ami Grégoire. S’il écrit « Alix est partie hier » après minuit, donc très tôt le dimanche, on peut considérer qu’elle est bien morte la veille, le samedi. À moins que l’émotion ne l’ait troublé ? Je lui demanderai ce qu’il en est lorsque je lui ferai relire tout ceci afin de savoir s’il m’autorise à le publier*.

* [Grégoire a accepté ; mieux, il a proposé d’apporter quelques précisions au moyen de notes grégoriennes dont voici la première : « Inexact. Le statut a été publié non pas après minuit, mais dix minutes avant minuit. Nous étions toujours le 16 juillet. Alix étant décédée le 15, il est rigoureusement exact »].

Grégoire est le plus ancien ami avec lequel je continue d’échanger. J’en ai de plus anciens que je garde aussi dans mon cœur, mais la vie nous a éloignés. 

Grégoire et moi, nous sommes rencontrés au temps du Minitel, dans les années quatre-vingt. D’abord virtuellement, puis en chair et en os. C’était moins fréquent que de nos jours. Et puis, il y avait beaucoup moins de monde à rencontrer, même si on l’avait voulu. Nous devions avoir quinze ou seize ans, je ne sais plus. La rencontre avait eu lieu à la gare Saint-Lazare. À moins de s’envoyer une photo par la poste, on ne pouvait pas savoir à quoi les gens ressemblaient, et nous ne l’avions pas fait. J’avais donc dit : J’aurai un pull vert, et lui avait répondu : J’aurai un pull rouge. Je ne me souviens pas de ce que nous avons fait ce jour-là, mais nous sommes devenus plus amis que jamais. Car nous l’étions déjà avant de nous rencontrer. Nous nous téléphonions souvent ; je vivais à Vaucresson, lui, à Montpellier. C’est ainsi que j’ai parlé plusieurs fois à Alix. J’appelais un peu à n’importe quelle heure, et je demandais : Bonjour, est-ce que je pourrais parler à Grégoire s’il vous plaît ? Elle me répondait parfois, sur un ton de reproche, mais avec un sourire dans la voix : Oui, mais il est un peu tard pour téléphoner

C’est notre jeune âge qui nous avait rapprochés, Grégoire et moi. Les autres usagers du Minitel étaient des adultes. Il fallait pouvoir payer les notes de téléphone. Se connecter en 3615 coûtait dans les un franc la minute ; les gens restaient des heures.

Je ne parle pas ici des serveurs érotiques dont les publicités ont fleuri un peu plus tard dans le métro ou sur M6, les 3615 Ulla et ainsi de suite. Les gens venaient pour discuter de choses et d’autres sur des forums qui n’avaient rien à voir avec les forums qu’on a connus ensuite, sur Internet. On pourrait plutôt les comparer à des services de messagerie instantanée limités à cinq places, du moins sur le serveur que nous fréquentions Grégoire et moi — 3615 SM, le Serveur Médical. Au début, il n’y en avait pas beaucoup d’autres où parler en direct avec des gens, comme ça. C’était peut-être même le seul. On tombait dessus plus ou moins par hasard. Il existait un serveur qui répertoriait tous les serveurs disponibles, mais la liste était très courte. On se rendait donc sur le Serveur Médical par curiosité, sans même savoir qu’on pourrait y faire cette expérience incroyable, fondatrice : parler en direct à des inconnus connectés depuis ailleurs. Si les cinq places du forum étaient occupées, il fallait ronger son frein au-dehors, ou bien aller dans un autre forum. Ils portaient des noms de villes, de pays exotiques, mais je ne me souviens que d’Ankara, Bali et Capri ; et encore, je n’en suis pas sûr. Je demanderai à Grégoire, il a une mémoire phénoménale pour ce genre de choses*.

*[Il y avait aussi Delhi et Fizz. Il devait en exister un autre en E, pour faire ABCDEF, mais je ne m’en souviens pas pour le moment, j’ai des pertes de mémoire. Peut-être après un Doliprane].

Une fois, tard dans la nuit, nous n’étions que tous les deux dans un de ces forums, Grégoire et moi. Un type est arrivé, et il a écrit : Ce soir Blackie est mort, c’était mon chien, ou un truc comme ça. Ça devait être tellement difficile pour lui qu’il avait voulu le dire à quelqu’un, il n’avait peut-être personne autour de lui avec qui partager sa peine. Aujourd’hui, le type aurait tweeté. Avec Grégoire, on s’était foutus de sa gueule, évidemment. On en avait un peu rien à foutre de la mort à cet âge-là. C’est resté un truc entre nous pendant trente-cinq ans, cette histoire de Blackie. Lorsque lui ou moi vivions quelque chose de très triste, nous nous écrivions : Blackie est mort

Dans la nuit, après lui avoir présenté mes condoléances, je lui ai écrit : À présent je sais que la mort de Blackie n’était qu’une préparation à toutes les pertes que nous devions connaître par la suite, et que nous connaîtrons encore.

Ce n’est pas, au mot près, ce que j’ai écrit, et je sais que Grégoire va me faire chier en le relevant*.

*[Inexact, en effet. Ce n’est pas ce qui a été écrit dans le texto]

On passait donc tout notre temps libre sur Minitel. Moi, je vivais dans un central téléphonique, comme on disait à l’époque, je ne sais pas si ça existe encore. C’était le temps où tout le monde avait un téléphone fixe. Mon père étant assez haut placé, il avait droit à un logement de fonction. Les installations techniques étaient protégées par une porte avec un digicode. J’avais réussi à trouver la suite de quatre chiffres qui le composait, car les touches étaient plus usées que les autres. En regardant sur le côté du boîtier, on le voyait distinctement dans la lumière oblique. J’avais essayé quelques combinaisons jusqu’à trouver la bonne ; ce fut facile, ils avaient choisi de placer les chiffres dans leur ordre croissant. 

Je passais cette porte en douce, quand tout le monde avait quitté son travail, et c’était incroyable. Il y avait quelques bureaux et, derrière, des dizaines et des dizaines de mètres de grandes étagères métalliques entre lesquelles on pouvait marcher. Elles débordaient de fils et produisaient un cliquetis permanent. Je crois que chaque cliquetis voulait dire que quelqu’un, quelque part, s’engageait une conversation téléphonique. Sur l’un des bureaux, il y avait un Minitel. C’est de là que je me connectais, 3615 ou pas j’en avais rien à foutre, le compteur ne devait pas tourner : ils n’allaient pas se facturer eux-mêmes. En tout cas, je ne me suis jamais fait choper. Il y avait aussi une énorme machine, je savais que c’était un télex. On pouvait s’envoyer des documents avec, comme le fax quelques années après. 

Grégoire, lui, ne se connectait pas en 3615. Il était très fier de faire partie d’un groupe un peu secret qu’on appelait KgB. Ils avaient découvert que chaque serveur en 3615 était accessible en 3614 (mois cher) ou en 3613 (encore moins cher) via une suite de neuf chiffres entrecoupée de points*. En gros, c’était l’adresse IP de la machine qui hébergeait le serveur, mais on ne connaissait rien à ces choses-là, à l’époque. Le KgB était un groupe respecté dont les membres avaient le droit d’indiquer KgB à la fin de leur pseudonyme. C’est ainsi que Grégoire était Pirateur KgB. Les autres usagers leur mendiaient souvent des codes d’accès pour pouvoir continuer à vivre leur passion sans passer en surendettement. Les types du KgB occupaient en réalité leur temps à essayer toutes les combinaisons possibles, pas très hacker russe comme procédé, mais ça suffisait pour épater le monde à l’époque. 

*[Inexact. Il n’y avait pas de points].

Le Minitel a rendu notre scolarité un peu difficile. Grégoire restait connecté encore plus tard que moi. Il dormait très peu, allait en classe, faisait une sieste le midi, retournait en classe, puis dormait à la sortie des cours jusqu’à l’heure du dîner, après quoi il se reconnectait. À aucun moment, il n’était question de faire ses devoirs. 

Ce n’est peut-être pas rigoureusement exact, je sais que Grégoire va me faire chier en lisant ça*. 

* [Étrangement exact].

De mon côté, ce n’était pas tellement mieux. J’ai complètement loupé mon année de troisième, que j’ai même fini par redoubler. Le Minitel n’était certes pas le seul coupable, j’avais aussi quelques problèmes de discipline et j’ai été sanctionné pour cela. C’était d’autant plus injuste que certains de mes comparses, encore plus dissipés que moi, ont été envoyés au lycée, car on ne voulait plus les voir l’année suivante. Je l’ai vécu comme une telle injustice que j’ai cessé de parler (oralement) pendant plusieurs mois. C’est à cette occasion que j’ai rencontré le premier des psychiatres que j’ai fréquentés. Il était très différent du dernier, que vous connaissez si vous me lisez depuis un certain temps. 

Il n’y avait pas que les forums, il y avait aussi des boîtes aux lettres personnelles, raccourcies en BAL, par exemple : Je t’ai écrit en BAL. Il y avait aussi une sorte de BAL publique, appelée la Smile Box. Chacun pouvait y laisser un message, une annonce, que tous les autres pouvaient lire. Une fois, Grégoire y avait annoncé ce qu’il considérait être les plus grands succès musicaux de l’année écoulée : Nuit Magique, de Catherine Lara, Nuit sauvage, des Avions, et je ne sais plus quelle merde. Je remarque seulement maintenant qu’il y avait une thématique nocturne. En tout cas, il m’arrive encore de me foutre de lui pour ce hit parade que personne ne lui avait demandé. 

Là encore, je sais que Grégoire va me faire chier, car mes souvenirs sont imprécis. Je vous donnerai, en note, le classement correct*. 

* [Inexact en ce sens qu’il ne s’agissait pas d’un classement de trois chansons, mais de deux. Exact en ce qui concerne les groupes et titres de chansons. Thématique nocturne involontaire, seules comptaient les qualités artistiques des œuvres].

Je m’étais procuré, je ne sais comment, le code pour supprimer des messages dans la Smile Box. Une nuit, j’ai effacé tous les messages, dont celui de Grégoire, sous le coup d’une irrépressible pulsion. Grégoire m’avait fait la morale, ça ne se fait pas, tu fais de la peine aux gens, ce genre de conneries. Il a toujours été d’une sensibilité extrême. Il devrait plutôt me remercier d’avoir effacé son message merdique de Nuit Magique.

J’avais aussi obtenu les codes pour déconnecter les gens. Je ne sais pas qui était assez fou pour me fournir de telles armes — pas le gérant du serveur, en tout cas, qui se méfiait de moi. Je regardais la liste des connectés, et je jouais à être Dieu. Je tapais *clic Pirateur par exemple, et Grégoire était déconnecté. Pas plus compliqué que ça. Le gérant du serveur, qui l’avait racheté à son créateur, c’était Lio. Grégoire et moi avions vu sa photo une fois, dans un article de journal, la Revue du Minitel je crois. Il portait un pull de laine et une grande barbe, c’était un hippie qui s’était installé à la campagne avec sa femme, et probablement avec les machines qui faisaient tourner le serveur. Nous l’avions surnommé Lio le sale* à cause de ça. C’était juste un start-uppeur, fringues comprises, trente ans avant les efféminés d’aujourd’hui.

* [C’était méchant de l’appeler Lio le sale, même si c’était vrai. Je n’aurais pas dû me laisser entraîner].

Autre chose qui faisait rager le gentil Grégoire : mes attentats dans les forums. Lio le sale avait rajouté une fonctionnalité qui permettait d’utiliser des caractères ASCII, pour faire des dessins dans la Smile Box, par exemple. J’avais remarqué qu’on pouvait la détourner de son but en l’utilisant dans les forums. Lorsque le dessin était encodé — j’ignore si le terme est adéquat —, on lançait son affichage à l’aide d’un mot-clé. Alors, il fallait attendre que le dessin s’affiche ligne après ligne, et pendant ce temps, tout le monde était bloqué dans le forum, à ne rien pouvoir faire d’autre que de regarder s’afficher mes dessins à la con — je me souviens, cependant, d’un magnifique lapin Play-Boy. Moi, j’avais quitté le forum dans le court laps de temps qui permettait d’agir entre le lancement de la fonction et l’affichage et la première ligne. 

Grégoire, attristé, me demandait : Mais pourquoi tu embêtes les gens, ce n’est pas gentil, ou quelque chose comme ça. Toujours sa sensibilité. 

Grégoire, outre le Minitel, avait deux passions : la radio et les trains. Lorsque je l’ai connu, il connaissait toutes les fréquences de la bande FM par cœur, à Paris et en province. Il connaît encore certainement la fréquence de Skyrock à Limoges*. Il connaissait aussi toutes les émissions, tous les animateurs. Il faut dire que ce n’était pas aussi inintéressant que de nos jours. Plus jeune, il avait créé une radio dans son immeuble, c’était des copines de l’école qui avaient fait les jingles. Pour ce qui est des trains, c’était à peu près le même genre de névrose ; il avait même un composteur en état de marche à l’entrée de sa chambre et il lui arrivait de composter un billet avant d’aller se coucher. Il était déjà hypocondriaque. Lorsqu’il se plaignait d’un mal quelconque, Alix, sa mère, qui était médecin, probablement au courant de son hypocondrie, lui disait simplement : Prends un Doliprane. 

*[Impossible. Skyrock n’est arrivée à Limoges qu’en 1992 alors que l’action se situe aux alentours de 1986].

J’aimerais qu’il existe un Doliprane contre la mort des gens. Celle d’Alix, celle de mon frère, celle de mes parents dans quelques semaines, quelques mois. 

Lorsque je me suis recouché, après avoir appris la mort d’Alix, je n’ai pas pu me rendormir. J’écoutais Barbara respirer, Alfie ronronner entre nous deux, le vent qui soufflait fort, aidant les feux qui dévorent la région à se propager encore plus vite. Alfie est un chaton ; il a rejoint notre foyer quelque temps après la mort de George, une adorable chatte que j’avais allaitée au biberon toutes les trois heures, car sa mère n’était pas en état de le faire. Et oui, George aussi est morte. 

Ainsi, je songeais à la mort. Depuis plusieurs jours déjà, le souvenir de Boby me taraudait. C’était au temps des blogues, après le Minitel, avant les réseaux sociaux et les sponsors. Les gens parlaient de leur vie. La sienne avait été compliquée par l’impossibilité de vivre son homosexualité au grand jour. Il devait avoir près de soixante-dix ans, à l’époque. Il s’était marié, mais, à présent qu’il était veuf, il se sentait plus libre de se raconter, car son épouse n’en souffrirait plus. Il racontait les rencontres furtives, sa peine de ne pouvoir résister à ses penchants, son respect pour sa femme. Boby racontait aussi son histoire d’amour avec un jeune Marocain de vingt-quatre ans. Au début, j’avais pensé qu’il s’agissait surtout d’une histoire d’argent, ce dont Boby lui-même n’était pas dupe. Il avait fini par vivre la moitié du temps à Fès pour se rapprocher de son amant. Mais il était si heureux. Et puis, au fil du temps, il me semble que leur relation s’était transformée. Je pense même que son jeune éphèbe s’était épris de Boby. Il y avait des histoires compliquées de passeport, mais pas dans le sens qu’on pourrait croire : c’est Boby qui avait du mal à s’installer au Maroc. Malgré tout, il écrivait souvent qu’il vivait une merveilleuse fin de vie

Et puis Boby est devenu de plus en plus triste. Je crois qu’il ne supportait plus la déchéance du vieillissement, sa laideur — il se trouvait laid, et pourtant sur la photo qu’il affichait sur son blog, son air heureux le rendait beau. Ses enfants, son fils surtout, avaient coupé les ponts avec lui. Un jour, il a publié un billet dans lequel il annonçait son suicide à demi-mot. Quelque temps plus tard, une recherche sur son nom faisait apparaître son avis de décès. Plus personne n’étant là pour payer son nom de domaine, son blogue a disparu. 

Boby avait publié, bien avant cela, un billet dans lequel il disait combien mon blogue de l’époque le faisait rire et l’aidait à se sentir bien. J’en avais été surpris, et aussi très touché. 

Je pense souvent à Boby, comme à d’autres suicidés que j’ai connus. 

D’ailleurs, ce matin, après ma nuit presque blanche, je racontais à Barbara l’histoire de monsieur D., ce voisin de mes parents qui, après avoir pris son fusil un matin, avait disparu sans un mot pour sa femme. On l’avait retrouvé dans un recoin de la forêt environnante deux jours plus tard ; il s’était tiré une balle dans le menton. Je disais donc à Barbara : C’est terrible de se dire qu’un jour, la dernière personne a nous avoir connu, ou à avoir entendu parler de nous, disparaît, elle aussi. C’est comme si nous n’avions jamais existé. 

Je ne le déplore pas, je le constate. Il ne faut pas voir là un désir de postérité, une volonté de laisser des traces de mon passage. Tant mieux pour eux si tout le monde se souvient d’Alexandre de Grand ou de Napoléon, je ne les envie nullement pour cela. 

Barbara ne trouve pas ça si terrible, elle pense que nous ignorons ce qu’il advient des interactions que nous avons eues avec les autres, les fruits qu’elles ont donnés, etc. Elle est beaucoup moins pessimiste que moi. 

Le Minitel est resté présent dans ma vie au moins jusqu’au début de mes années universitaires, puisque je travaillais comme animatrice de sexe durant mes études. Les choses avaient changé, les serveurs érotiques étaient partout depuis des années. C’était un moyen facile de se faire de l’argent en restant chez soi — j’avais essayé avant cela de vendre des abonnements au câble, et j’appréciais la différence. Je vivais alors dans mon appartement d’étudiant avec ma petite amie de l’époque, qui jouait elle aussi les animatrices pour arrondir ses fins de mois. Elle travaillait chez Axa, mais dépensait son argent n’importe comment et avait toujours besoin de combler son découvert. Je l’avais rencontrée par Minitel, à cette époque j’avais vingt ans et elle, trente-trois. Elle était très jolie, un peu givrée. Elle avait eu un enfant très jeune, et ses parents s’en occupaient, car elle vivait une vie de patachon. Un jour, un type de quinze ans, plus grand que moi, s’est pointé à l’appartement : c’était son fils. Elle avait oublié de me dire qu’il venait nous rendre visite. Il faisait une chaleur à crever, nous étions allés à Eurodisney, j’avais trouvé ça d’une nullité crasse. 

Des nodules sont apparus dans la poitrine de Crapote — c’était son pseudonyme —, et il a fallu lui ôter un sein. Comme elle ne roulait pas sur l’or, elle a avait eu droit à l’intervention minimale payée par la Sécu, sans grand souci d’esthétique, mais le professeur avait fait du bon boulot. Le sein artificiel était tout de même drôlement plus dur que le sein d’origine. Je me souviens qu’elle voyait très mal ; elle avait des lunettes, mais elle les portait rarement, par coquetterie. 

Quand nous avons commencé à ne plus nous entendre, Crapote et moi, j’ai vécu des temps difficiles. J’ai dû écrire plusieurs fois Blackie est mort à Grégoire, ou bien même peut-être La Lune me fait mal, qui était une autre expression à nous, née un soir de migraine où la lumière de la Lune me faisait vraiment mal aux yeux.

Je suis retourné vivre à la campagne, chez mes parents, le temps de me remettre. Nous étions convenus, Crapote et moi, que nous mettrions cette séparation à profit pour chercher des moyens de réparer notre relation. Elle restait, de son côté, dans l’appartement. Un jour, je suis revenu à l’improviste pour lui parler, et je suis tombé nez à nez avec un homme en caleçon. Pensant qu’elle en avait profité pour inviter son amant, je me suis rué sur lui et j’ai tenté de le jeter par la fenêtre. Crapote est sortie de la chambre et a crié : Arrête, arrête, c’est Caliméro ! J’ai lâché l’homme, qui s’est mis à pleurer. C’était bien Caliméro, un homosexuel avec qui je parlais souvent sur Minitel et que je n’avais jamais rencontré, ce qui expliquait ma méprise. Crapote avait invité Caliméro, car, m’avait-elle dit, elle se sentait seule. Je l’avais crue, mais peu de temps après elle déménageait à la cloche de bois, en me laissant une note de téléphone faramineuse à cause du Minitel. Par la suite, j’ai appris qu’elle s’était mise à la colle avec un autre usager du Minitel, le père d’une dessinatrice aujourd’hui très connue, mais ce serait un peu long à raconter. 

Quant à Caliméro, il a dû mourir peu après, car, porteur du HIV, sa santé déclinait rapidement. On mourait encore beaucoup du sida à cette époque. 

Parfois, Grégoire et moi nous demandons, pour rire : Tu as des nouvelles de Crapote ? Grégoire regarde régulièrement qui parmi cette petite bande du Minitel est toujours vivant, qui est mort. Ainsi, Mickey, l’amant de Kouk, dont il disait que son sperme avait un goût de miel, semble mort. Légis, en revanche, est toujours vivant. Il occupait un poste important au Conseil d’État et insistait lourdement pour que Grégoire et moi venions passer une soirée chez lui pour s’amuser. Je n’ai pas de nouvelles de Penthôtal, de Panzer, de Monty, qui étaient pour moi comme des grands frères, encore que le mien fût toujours en vie pour quelques mois encore. Pas non plus de Fung-Tsé que j’avais menacé de mort. Koka est devenu un écrivain connu qui abuse des parenthèses.

Après Crapote, j’avais entretenu une relation avec une Parisienne dont le pseudonyme était Gothik. Elle avait les cheveux en l’air et s’habillait tout en noir avec des chaussures très pointues. J’aurais peut-être dû m’en douter à son pseudonyme. Elle était fan du groupe Bauhaus. J’ai repensé à elle récemment parce que j’ai lu dans un journal quelconque que le chanteur du groupe, dont elle était amoureuse, avait atteint récemment un âge respectable. Je me souviens m’être blessé en faisant l’amour avec Gothik. 

De son côté, Grégoire avait rencontré une chanteuse lyrique vivant, comme lui, à Montpellier. Je ne me souviens plus de son pseudonyme. Il y avait Stück dedans*. Je l’ai rencontrée quelques fois, elle me mettait très mal à l’aise par son exhubérance baroque d’artiste. Il avait, avant elle, fréquenté une femme qui s’appelait Sheba, comme la pâtée pour chats. Il n’avait pas voulu avoir de rapports complets avec elle parce qu’il n’avait pas de préservatif. Ils s’en étaient donc tenu à des préliminaires poussés, mais Grégoire a eu peur, pendant longtemps, d’avoir contracté le sida par les doigts, car il se rongeait déjà les ongles et les petites peaux jusqu’au sang. 

Le Minitel permettait de belles rencontres.

* [Inexact. Stücke, pas Stück. Son pseudonyme complet était Fantasiestücke].

Avant de lui présenter Grégoire, j’avais dit à Barbara : Tu vas voir, il mange très vite. C’était dans un restaurant parisien ; comme à son habitude, Grégoire avait balayé tout le contenu de son assiette dans sa bouche en quelques secondes, puis il avait demandé, en regardant nos assiettes à peine entamées : T’en veux plus ? Je finis ? Et, pour patienter, il avait aspiré les sauces qui accompagnaient les plats dans de petits récipients. Barbara, pourtant prévenue, avait ouvert de grands yeux. Barbara aime beaucoup Grégoire. Elle soupçonne qu’il est d’une intelligence remarquable, et aussi que son regard fuyant, son œil qui dit merde à l’autre, cachent une immense pudeur. C’est vrai qu’il a un physique particulier ; on ne peut pas le rater, vu que c’est un colosse et qu’il s’habille n’importe comment — souvent avec un imperméable bon marché qui lui donne l’air d’un satyre. Heureusement, il s’est arrangé au fil des années, sauf pour les vêtements ; aujourd’hui, je le trouve même assez beau. Moi aussi, je suis beau. Lorsqu’il vient me voir à Bordeaux, et que nous dînons au restaurant, il arrive que des femmes nous contemplent. Des femmes d’un certain âge. Nous dînons toujours d’un couscous, car lui comme moi n’aimons pas du tout le changement*. Nous souffrons pour l’essentiel des mêmes troubles, à des degrés divers. Nous sommes soumis à des obsessions. 

*[Inexact. Je n’ai rien contre la nouveauté. Cela m’amuse de faire toujours pareil, mais j’aime bien me créer de petites angoisses avec les changements].

Lorsqu’il avait fait tomber sa lampe de poche neuve au camping de Collioure en tournant sur lui-même pour faire la boîte de nuit, celle-ci s’était brisée. Il lui était impossible de l’oublier. C’était une véritable souffrance. Il m’en avait parlé durant des mois ; il me demandait : tu n’aurais pas les boules ? Et il m’en parle encore ! Ce n’était pourtant qu’une lampe de poche à quelques francs (il me semble que l’euro ne devait entrer en vigueur que quelque temps plus tard), qui n’aurait probablement eu qu’une utilité réduite après la fin des vacances. Mais je l’ai déjà raconté dans un ancien envoi, ainsi que d’autres choses le concernant. Si d’aventure mon ami avait quelques admirateurs parmi mes abonnés, ils pourront s’y reporter. Pour ce qui est de la lampe de poche, je n’irai pas lui jeter la pierre ; Barbara sait de quoi je parle, elle qui a développé une étonnante faculté à déconnecter ses oreilles dès qu’elle entend la même phrase pour la troisième fois. 

Grégoire est chaque année le premier à me souhaiter mon anniversaire ; immédiatement après lui vient le mail annuel du site Internet Les coupons de Saint-Pierre. Moi, je ne lui souhaite jamais le sien, car je n’en connais pas la date. Il ne s’en formalise pas, c’est vous dire à quel point il est bon. Nous échangeons rarement cependant, et toujours, depuis l’avènement des nouvelles technologies, par texto. Pas mal pour des types qui ont connu le téléphone fixe. Si l’un ou l’autre ne répond pas suffisamment vite à un message, il écopera d’un TNRP à prononcer d’un air pincé, ce qui au temps du minitel voulait dire : Tu ne réponds pas, reproche et constat à la fois. 

Par exemple : 

Grégoire : Bon anniversaire.
Moi : Merci mon ami.
Grégoire : La lune me fait mal. 
Moi : Prends un Doliprane.
Grégoire : Tu n’aurais pas les boules ? 

Puis, sans réponse de ma part dans l’heure : 

Grégoire : TNRP.
Moi : Tu te souviens du sperme de Kouk ? 

Pas de réponse, donc : 

Moi : TNRP.
Grégoire : Il avait un goût de miel. 
Moi : Nuit magique.
Grégoire : Pourquoi tu as effacé la Smile Box ?
Moi : Tu as des nouvelles de Crapote ?

Après quoi,  plusieurs mois de silence, jusqu’au prochain message. 

Nous partageons aussi, Grégoire et moi, la condition d’enfant de vieux. Enfin, c’est son père qui était vieux ; à sa naissance Alix, elle, était jeune. Son père était déjà mort lorsque j’ai rencontré Grégoire. Je crois qu’il ne l’a pas beaucoup connu, mais il ne m’en a jamais trop parlé. Je sais quand même que c’était une histoire d’amour. Moi, mes parents m’ont eu après quarante ans. C’était tard, pour l’époque. La nuit, je calculais l’âge que j’aurais quand ils mourraient (d’après les statistiques). J’avais peur d’être trop jeune, même si je me rassurais en me disant que mon frère pourrait s’occuper de tout (nous avions une grande différence d’âge, et il n’est mort que plusieurs années après). Finalement, j’ai passé les cinquante ans, et mes parents sont toujours vivants, pour quelque temps encore, j’espère. Je compte les jours, les semaines gagnées sur la mort. Il y a eu beaucoup de fausses alertes récemment. Je voulais aller les voir la semaine passée, mais j’ai attrapé le Covid. Sur le coup j’étais content, parce que ça m’a fourni une excuse pour ne pas aider le voisin à couler sa dalle de béton ; je ne sais pas pourquoi j’avais accepté, sûrement parce qu’il m’avait pris au dépourvu.

C’est peut-être le fait d’être un enfant de vieux qui m’a rendu sensible au vieillissement, au changement, et au temps qui passe. L’autre jour j’ai remarqué que j’avais laissé encore plus de cheveux que de coutume sur la brosse que je pique à Barbara. Enfin, s’il n’y avait que ça. Je tombe en morceaux, petit à petit. Pour Montaigne, c’est ce qui nous préparait progressivement à mourir. Il prend pour prétexte à sa réflexion la perte de l’une de ses dents. Moi aussi, hier soir, j’ai perdu une dent. Une fausse, car je n’ai pas attendu ce jour pour commencer à partir en lambeaux. Le problème, c’est que je l’ai avalée et que j’aimerais la récupérer, car elle coûte cher. Je vous laisse imaginer à quoi j’en suis réduit pour ce faire. 

Et puis, si l’on vit très vieux, il ne reste plus que la souffrance. Je vois bien que ma mère attend la mort, que ce sera pour elle un soulagement. Mon père semble moins souffrir, mais j’ai l’impression qu’un coup de vent pourrait le mettre à terre. Ce n’est pas une image. À ma dernière visite, il ne pouvait pas ouvrir la portière de sa voiture à cause du vent qui soufflait. Qu’il est loin, le temps où je lui grimpais dessus comme s’il était un chêne, pour toucher les poutres du salon ! 

Je crois qu’Alix est morte paisiblement.

Grégoire doit me rendre visite à la fin du mois. 

Je pars dans quelques jours chez mes parents. 

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