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La guerre de l'antenne
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21 juillet — J’ai lu tard dans la nuit, ce qui me vaut un éveil lent et difficile, alors que j’aurais besoin de mes pleines facultés pour comprendre les explications matinales de mon père. 

Cela fait des années qu’il mesure son diabète en se piquant au doigt, obtenant ainsi la goutte de sang dont il confie l’analyse à un petit appareil, mais son médecin lui a proposé de passer à un système plus moderne et (soi-disant) moins contraignant qui consiste à afficher instantanément, au moyen d’un lecteur, les données fournies par un patch longue durée appliqué sur le bras. Mon père, féru de technologie depuis bientôt 95 ans, est fou d’excitation à l’idée de se transformer en Robocop ; il insiste lourdement pour que j’aille sans tarder à la pharmacie lui procurer les fameux timbres à puce et leur lecteur. 

Au retour, il m’arrache le sac en papier des mains, en répand le contenu sur la nappe en toile cirée, et me dit d’un air soupçonneux : Il manque le lecteur. J’examine l’ordonnance : les médicaments habituels, les patches, mais pas de lecteur, en effet. Bien conscient qu’il va me faire une vie d’enfer durant mon séjour s’il ne peut pas jouer avec, je retourne immédiatement à la pharmacie expliquer qu’il s’agit certainement d’un oubli du médecin : pourquoi diable aurait-il prescrit des timbres à puce sans lecteur ? La pharmacienne qui m’a servi tout à l’heure n’est plus là. Sa collègue s’étonne : comment a-t-on bien pu me délivrer ces patches sur la foi d’une ordonnance de médecin généraliste, alors que seul un diabétologue est habilité à les prescrire après une formation dispensée au malade ? Je m’enfuis à toutes jambes de crainte qu’on ne me les reprenne carrément : mon père me foutrait à la porte. 

De retour, je lui explique la situation ; non seulement il ne songe pas qu’il risque une accusation de recel de timbres à puce, mais il répète sans arrêt : Retournes-y et achète un lecteur sans ordonnance, tant pis pour le remboursement comme si c’était là le coeur du problème. Demande à celle qui est née dans mon village, elle me connaît. S’il est certes extraordinaire qu’il y ait dans cette pharmacie une personne née dans le même bourg minuscule, à 800 kilomètres de là, je doute qu’elle accepte de risquer la prison pour cette seule raison. 

Je parviens tant bien que mal à arracher à mon père un sursis de 24 heures, que je mets à profit pour rassembler les documents demandés par l’avocat dans l’affaire de l’antenne

Vous avez bien lu ce mot effrayant entre tous : avocat. C’est que nous avons atteint un point de non-retour dans la lutte qui m’oppose à un village voisin. 

Tout a commencé par un tract dans ma boîte aux lettres, il y a quelques mois. Distribué par un habitant du village situé sur l’autre versant de la petite vallée qui constitue mon panorama, il m’informait de deux choses : la première, que la maire de sa commune avait pour projet de faire dresser une antenne téléphonique au beau milieu de la vallée ; la seconde, qu’elle avait organisé une réunion de concertation, en présence du sous-préfet, dans quelques jours. 

Cet homme de l’autre versant, béni soit-il, avait eu l’idée de nous avertir, nous peuple d’en-face, car il avait besoin de soutien. Il était seul dans son village à s’opposer à ce projet d’installation tout près de sa maison. Ce ne fut pas vain, puisque nous ne comptâmes pas moins de cinq habitants de mon hameau lors de la réunion de concertation, à la grande surprise de Madame le lmaire qui, bien entendu, n’avait invité que ses administrés ; étaient donc présents, outre moi-même : Barbara, Fred Müller, un moine à lunettes, et un type que je n’avais jamais vu. 

Vous connaissez déjà Barbara et le moine à lunettes, car c’est à la suite de cette réunion qu’il a été baptisé Frère Antenne — j’en ai déjà parlé dans L’esprit de Noël. Quant à Fred Müller, je l’ai rencontré pour la première fois peu après l’achat de la maison. Nous venions de temps à autre profiter du jardin et vérifier la bonne avancée des travaux — qui n’avançaient pas, mais c’est une autre histoire. Nous ayant aperçus depuis chez lui, Fred Müller était venu se présenter. En réalité, c’était intéressé, puisque, très vite, il nous avait fait savoir qu’il figurait sur la liste d’opposition municipale, et demandé si nous nous étions inscrits sur les listes électorales du village ; il n’était pas trop tard pour le faire et voter pour sa liste. 

Je ne m’intéressais pas du tout à la politique locale à l’époque, aussi l’avais-je laissé dire. Je le regrette, car j’aurais pu vivre de près les prémisses de la guerre des maires qui ensanglante aujourd’hui notre petit village, dont les détails et développements sont si compliqués qu’ils nécessiteront une infolettre hors-série. La liste de Fred Müller ayant été victorieuse, il est aujourd’hui conseiller municipal. 

Enfin, il y avait le type que je n’avais jamais vu, que je ne connaissais pas, par définition. 

Une fois l’assistance installée sur les chaises en plastique, le sous-préfet avait dit quelques mots : il était présent à la demande de la maire du village, et personnellement il se fichait bien de savoir où on dresserait l’antenne. Tout ce qu’il savait c’était que l’État avait l’obligation de lutter contre les zones blanches, qu’il représentait l’État, et qu’il y aurait une antenne quoi qu’il arrive, alors autant décider tous ensemble de son emplacement, puisqu’on était là — et on voyait bien qu’il ne se comptait pas dans ce on

Il me faisait penser à un acteur, avec son beau costume sombre, ses cheveux blancs, son teint hâlé, sa parole facile et détachée. Et puis, j’appréciais son pragmatisme. Barbara, en revanche, l’avait immédiatement pris en grippe. Comme je l’ai déjà mentionné, elle a un problème avec l’autorité. 

Le sous-préfet nous avait alors présenté deux types tout mous de chez SFR, en nous disant qu’ils pourraient répondre à toutes nos questions. 

Madame le maire avait alors rappelé que la réunion venait clore un processus de concertation entamé depuis longtemps. Aussitôt, Barbara s’était levée pour demander pourquoi ce fameux processus n’avait pas été étendu à l’ensemble des citoyens concernés. Tous les visages s’étaient tournés vers nous — nous étions arrivés en retard, et il ne restait plus que les places du fond de la salle. Je lisais la surprise dans les regards : qui était donc cette belle inconnue ? Madame le maire avait alors répondu à Barbara, sur un ton un peu irritant, que tous les habitants avaient été consultés. Ce à quoi Barbara avait répondu que les habitants de son village peut-être, mais pas nous autres qui, pourtant, et contrairement à eux, étions susceptibles de voir l’antenne. 

À cette époque, en effet, la municipalité ennemie faisait mine d’hésiter entre deux emplacements. L’un, particulièrement adapté, où l’antenne n’aurait dérangé personne — excepté les chasseurs fréquentant les palombières de l’un des amis de Madame le Maire, ainsi que nous l’avons appris ultérieurement ; l’autre, situé à l’extrême frontière de sa commune et à la lisière de la nôtre, éloigné des regards de ses administrés — sauf de celui qui avait distribué les tracts —, au beau milieu du charmant panorama dont nous profitons depuis l’autre versant. Dans les esprits, surtout celui de Madame le Maire, la décision était déjà prise.

Quelques rangs devant nous, un type avec un catogan s’est levé, et il a dit quelque chose que je n’ai pas entendu. La maire lui a répondu : Tu sais très bien que c’est le cas, Patrick, et j’ai compris que c’était lui, le gars qui avait distribué les tracts, pour ne plus être le seul opposant, pour ne pas être déporté, ou plus grave. 

L’atmosphère était manifestement beaucoup plus tendue depuis l’intervention de Barbara, mais le sous-préfet n’en avait rien à foutre, il regardait son téléphone, il jouait peut-être même à un jeu. À un moment, tout de même, il a dit : Ces messieurs de SFR sont là, profitez-en pour leur poser des questions

Alors, Barbara a demandé des renseignements sur l’antenne. Les types de SFR ont lancé un Powerpoint pourri, sur lequel on pouvait voir des soi-disant simulations ; le dessin minable d’une antenne qui dépassait vaguement d’une petite zone boisée. J’aurais fait mieux, c’est dire. Barbara a demandé combien allait mesurer l’antenne, et un des deux gars a répondu : 42 mètres, mais on va la cacher dans les arbres. C’est là que Barbara a dit qu’elle ignorait qu’il y avait des séquoias géants dans la région, parce que sinon, 42 mètres, ça risquait de dépasser d’une bonne trentaine. Il y a eu quelques rires dans la salle, et j’ai regardé Barbara avec fierté. Patrick s’est levé à nouveau, et il a dit que l’antenne serait mieux dans l’autre emplacement envisagé, qui était encaissé, car l’antenne y serait presque invisible. Il a ajouté : Mais pour ça, faudrait accepter de déranger les palombières de Machin pas vrai ? — il ne s’appelle pas Machin, j’ai juste oublié son nom. 

Le mot palombières a déclenché un brouhaha dans la salle. Barbara s’est levée à nouveau : Ah parce qu’en plus c’est juste pour ne pas déranger des palombières qui servent trois semaines par an ? et plusieurs personnes se sont retournées vers elle pour lui lancer des regards haineux. Un homme a demandé : Et alors quoi les palombières ? Une femme, bénie soit-elle, a répondu à l’homme : Il faut comprendre, en face ils vont voir l’antenne. 

Fred Müller a dit quelque chose que je n’ai pas entendu non plus, et tout le monde s’est mis à lui gueuler dessus. À côté de lui, Frère Antenne s’est levé et a demandé pourquoi il n’avait pas été envisagé de placer l’antenne dans le village ennemi, puisqu’après tout la réception serait meilleure que dans la vallée, et que seuls les villageois voulaient cette antenne. Tout le monde s’est foutu de sa gueule, j’ai entendu quelqu’un dire : Bah tiens, et pourquoi pas sur le toit de l’église, vous pourriez venir parler à Dieu en direct. À ce moment, un des types de SFR a dit tout mollement : Ah oui c’est possible, on a déjà dissimulé des antennes dans des clochers, ça marche bien. C’est devenu un immense bordel, tout le monde parlait en même temps, et, moi, au milieu du chaos, je fixais intensément Madame le Maire pour lui faire comprendre que je voyais clair dans son jeu. Le sous-préfet a demandé à tout le monde de se calmer, puis proposé que les mollassons de SFR réalisent des simulations moins pourries, avec les vues depuis notre versant, et les envoient à la mairie qui transmettrait. Barbara, qui avait décidément une dent contre lui, a sifflé entre ses dents : Mais quel Jean-foutre, celui-là ! De mon côté, j’ai trouvé que c’était une excellente idée. 

À la fin de la réunion, Fred Müller m’a présenté le type que je ne connaissais pas comme son voisin Seb. Tandis que nous parlions entre gens d’en-face, Patrick est venu nous tendre une feuille pour y inscrire nos coordonnées, au cas où nous serions intéressés par la création d’une association anti-antenne. Nous l’étions, bien évidemment. Après quoi, j’ai fendu la foule hostile pour frayer un passage à Barbara, comme si elle était une responsable politique et moi son garde du corps, et nous avons regagné notre demeure où nous avons admiré le paysage en maudissant les villageois d’en face, qui me semblaient tout à fait du genre de ceux qui voulaient brûler la pauvre créature du Docteur Frankestein dans le film (dans le livre, cette scène n’existe pas).

Il me semble important de préciser qu’après cette soirée où elle a mis le feu aux poudres, Barbara n’en eut plus jamais rien à foutre de l’antenne.

Quelque temps plus tard, j’ai reçu un courriel de Patrick invitant les opposants à l’antenne à participer à une réunion chez lui. La liste des destinataires allait bien au-delà des personnes présentes à la réunion de concertation ; les choses prenaient bonne tournure. 

Le jour dit, à l’heure fixée, je gare ma Vespa devant le portail de Patrick. Il est au téléphone, au sujet de l’antenne. Je me dis que je dois être en avance, car je ne vois là que Seb, le voisin de Fred Müller. Nous nous serrons la main, et ne savons trop quoi nous dire en attendant que Patrick ait terminé sa conversation. Je dis : Les autres sont en retard, non ? Seb me répond : Ils vont sûrement arriver. Justement, un petit type trapu passe le portail. Il nous salue, nous demande où nous habitons. Il habite un peu après chez Patrick, dans la descente ; c’est une résidence secondaire, mais il est contre les antennes. Pour meubler, on parle du temps, et de ce qu’on fait dans la vie. Le petit type trapu est retraité, Seb est ingénieur. Il essaie d’expliquer dans quel domaine, car tous les ingénieurs ne sont pas pareils, mais je ne l’écoute pas vraiment ; je regarde son crâne, légèrement ovale, un peu dégarni, ou plutôt semé de minuscules cheveux, et je me dis : Je n’avais jamais remarqué que les ingénieurs ressemblaient à des kiwis.

Enfin, Patrick raccroche. Il s’excuse : C’était le Président de l’association des Robins des Bois, ils ont fait démonter plusieurs antennes, il m’a donné plein d’astuces. J’aurais préféré une association des Robins des Antennes, mais soit. Et puis Patrick dit : Bon, je pense que plus personne ne va venir, on peut commencer, vous voulez boire quelque chose ? Nous sommes quatre, je regrette de m’être déplacé, il est évident qu’il ne sortira rien de cette réunion avec le petit type trapu et l’ingénieur psychorigide qui sort déjà son calepin pour noter tout ce qui se dira. Barbara a eu le nez creux de ne pas venir, me dis-je en sortant moi aussi un calepin, mais plus classe que celui de Seb. 

Patrick revient avec des verres de soda éventé. Le petit type trapu demande : Alors, on en est où ? Seb marque la date du jour sur son calepin, inscrit en dessous Réunion antenne, encadre les mots, et il attend. Patrick répond : Bah j’ai eu le Président des Robins des Bois au téléphone. Seb note quelque chose dans son calepin, mais je ne vois pas quoi, car il a avancé son bras comme pour éviter que je ne copie. De mon côté, je note : Président des Robins des Bois. À part ça, pas grand-chose. L’objet de la réunion, nous explique Patrick, était justement de décider de la suite des événements tous ensemble. Je note dans mon calepin : Suite événements tous ensemble, et je souligne, avant de regarder Seb dans les yeux. Patrick dit qu’il va gonfler un ballon à l’hélium et le faire s’envoler à 42 mètres de hauteur pour que les gens se rendent bien compte de ce que ça représente. Je note : Ballon hélium. Patrick nous renseigne aussi sur les liens qui unissent Madame le Maire, qu’il connaît fort bien, au puissant propriétaire des palombières dont je suis le seul autour de la table à ne pas avoir entendu parler. Patrick ajoute : C’est pour la galerie tout ça, elle va foutre l’antenne dans la vallée. Je note : Corruption maire. Seb aussi note quelque chose, lui aussi. 

Il y a un silence, et puis Patrick dit : Bon ben je crois qu’on a fait le tour, on peut aller voir l’endroit où ils veulent mettre l’antenne. Sur place, je suis inquiet : j’ai une vue lointaine mais directe sur ma maison. Je fais un dessin pour Barbara — mon calepin, contrairement à celui de Seb, dispose d’une couverture rigide qui me permet ce genre de performance. Nous sommes bientôt de retour devant le portail de Patrick, qui dit : Bon ben, voilà. En partant, je lui lance, pour jouer les types actifs et décidés : Merci pour cette réunion constructive, Patrick. Si vous avez du nouveau de la part du Président des Robins des Bois, envoyez-nous un courriel. Seb et le petit type trapu me lancent des regards surpris. Patrick réfléchit un instant, et dit : Ah, vous voulez dire les Robins des Toits ? Oui, je ferai ça. 

Après la réunion, tout s’est toujours déroulé de la façon suivante : Patrick envoyait un courriel à tout le monde — y compris ceux qui n’étaient pas à la réunion, donc — et personne ne répondait. Il envoyait un nouveau courriel, avec une date impérative de réponse à respecter. Le contenu des courriels variait : la plupart du temps, il s’agissait de comptes-rendus de discussions avec l’avocat, ou de savoir combien de destinataires seraient prêts à engager une procédure contentieuse après l’échec prévisible du recours gracieux, voire de proposer une réunion. Le tout était compliqué par la mauvaise habitude, que Patrick a toujours, de ne pas savoir envoyer un courriel. Il n’est pas rare qu’il écrive, par exemple : Sans réponse à mon mail du tant, je vous demande de me répondre très vite pour transmission à l’avocat. Suit alors une dizaine de réponses à tous, qui disent en substance : Je n’ai pas reçu le mail, ce qui déchaîne un torrent de nouvelles réponses de la part d’autres personnes de la liste : Je ne l’ai pas reçu non plus, mais avez-vous regardé dans votre dossier spams ? Seb était souvent le premier à prodiguer ce conseil. C’est à son premier courriel, d’ailleurs, que j’ai remarqué qu’il avait un drôle de nom, pas du tout un nom d’ingénieur, contrairement à son crâne, quelque chose de classe ou de ridicule, difficile de choisir,  du genre Delabellegrange. 

Lorsque l’avocat a envoyé la consultation écrite dans laquelle il détaillait nos recours possibles et leurs chances de succès, les choses se sont aggravées. Il y a eu, bien entendu, l’habituel cortège des J’ai pas reçu - Regardez vos spams, puisque Patrick n’avait pas correctement envoyé le premier courriel. Mais il y a eu aussi ceux qui ont tout lu et ont fait des remarques. C’est-à-dire Seb. Il a demandé des renseignements sur les distances à vol d’oiseau, émis l’idée qu’on fasse venir un agent immobilier pour chiffrer la perte de valeur des maisons qui allaient avoir l’antenne dans la vue, donné des astuces à l’avocat après avoir fait des recherches sur internet, enfin vous voyez quel genre de personne est Seb. 

Patrick a été admirable : il a compilé les questions de Seb et a dit qu’il allait les envoyer à l’avocat ; ce dernier, non moins admirablement, a répondu à toutes les questions de Seb sans la moindre irritation, sans donner l’impression qu’elles étaient inutiles. 

Je tenais Barbara au courant de l’évolution de l’affaire bien qu’elle reçût, elle aussi, les mails de Patrick : elle n’en avait vraiment plus rien à foutre.

Un jour, j’ai trouvé le fils de Seb en slip dans mon jardin. Je lui ai dit : Attention aux ruches, petit, ne t’approches pas trop, tu risques de te faire piquer. Il s’est mis à pleurer. La maison de Seb est assez éloignée de la mienne, mais il a entendu son fils pleurer — il a une ouïe d’ingénieur — et nous a rejoints. Je lui ai expliqué tout de suite la situation, pour ne pas qu’il pense que j’avais molesté son fils en slip, et nous avons parlé de l’affaire de l’antenne. 

Je lui ai demandé si Fred Müller comptait en toucher deux mots au maire de notre village : peut-être ce dernier pourrait-il faire pression sur Madame le Maire d’en face, voire lui déclarer la guerre. Seb a juste répondu : Peuh ! en faisant un geste de dédain de la main. Je l’ai alors pressé de dire ce qu’il savait. Il m’a glissé, d’un air de connivence : Il a eu des consignes. Je ne savais pas s’il parlait du maire ou de Fred Müller. Je le lui ai demandé : Tu parles du maire, ou de Fred Müller ? Il a répondu : Fred Müller. Le maire lui a demandé de ne plus s’occuper de l’histoire de l’antenne ; sa présence à la réunion de concertation a fait des vagues. J’ai compris que non seulement notre maire n’allait pas déclarer la guerre, mais qu’encore c’était lui qui subissait des pressions parce que l’un de ses conseillers municipaux s’était déplacé à titre personnel. Peut-être même qu’on le faisait chanter. L’affaire de corruption tournait au complot politique, mouillait peut-être des dizaines de personnes, et j’avais hâte d’en parler à Barbara le soir — tout en sachant qu’elle n’en avait plus rien à foutre.

Patrick a continué d’inviter des gens aux réunions chez lui, mais personne ne venait ; moi-même, je n’avais plus envie, le je-m’en-foutisme de Barbara m’avait contaminé. Il parlait de faire des panneaux, des affiches, une cagnotte en ligne, de lancer une campagne de presse. En fait de campagne de presse, un journaliste qui vit dans le village ennemi a écrit un article dans le journal local pour vanter les mérites du projet d’antenne ; scandaleux et non-déontologique, bien sûr, mais qu’attendre de ces gens ?

Un jour, Patrick a envoyé le même courriel plusieurs fois par erreur, me donnant l’impression fausse qu’il ne contenait rien d’important.  Je l’ai à peine survolé, puis oublié. La pièce jointe était importante, mais Patrick ne précise jamais qu’il y a une pièce jointe, donc on les manque facilement. Il s’agissait d’une fiche de renseignements à remplir si l’on souhaitait se joindre au recours gracieux contre l’antenne ; préalable obligatoire à la guerre. Il était bien trop tard, lorsque j’ai vu cette satanée pièce jointe, pour prendre part au recours, et je n’avais du reste aucune envie d’être gracieux avec l’ennemi. 

C’est précisément à la suite du rejet de ce recours gracieux que Patrick, qui demande désormais des accusés de réception à ses courriels, bat aujourd’hui le rappel des troupes : qui pour se joindre à la requête administrative en destruction de l’antenne ?

Depuis, elle a été installée, en effet. Beaucoup plus haut que le ballon gonflé à l’hélium que Patrick avait monté dans le ciel au bout d’une corde pour qu’on se rende compte. En le voyant enfin — il en avait déjà fait monter plusieurs, mais le vent les avait emportés et personne ne les avait vus — tout le monde s’était dit : Finalement, elle ne sera pas si gênante, cette antenne. Mais c’était le vent, et la maladresse de Patrick qui donnaient cette fausse impression. Une fois montée, l’antenne dépasse largement le petit bois sur lequel les types mous de SFR comptaient pour la dissimuler. Il faut croire que Barbara avait raison, il ne doit pas y avoir de séquoias géants dans le coin. 

Avec l’antenne, le réseau téléphonique s’est étendu, à tel point qu’il m’est désormais possible de téléphoner depuis l’intérieur de ma maison. Voyant ça, certains membres de l’association, parfois parmi les plus virulents, ont lâchement laissé tomber l’idée d’une procédure. Dieu, que les hommes sont corruptibles ; ces girouettes devraient déménager chez l’ennemi.

Cette antenne, je suis finalement le seul à ne pas la voir : les arbres de mon jardin la cachent. Nous plaisantons même souvent à ce sujet, Barbara et moi : Dis-moi, chère Barbara, as-tu des nouvelles de ce projet d’antenne qu’ils devaient monter dans la vallée ? Elle répond : Non, mon cher Francis, mais si elle était construite, nous la verrions certainement.  Moi : Oh oui c’est certain, ils ont du abandonner le projet, puisque nous ne voyons aucune antenne depuis chez nous. Nous rions, puis l’un de nous dit, un peu honteux : Tout de même, c’est embêtant pour les voisins

Il faut toujours lutter contre l’injustice, les abus de pouvoir, et plus généralement contre tous les méchants. C’est pourquoi je rassemble les documents demandés par l’avocat à travers son Messie Patrick. Ce faisant, je ne peux me départir de cette crainte : et si, à cause de moi et des quelques incorruptibles, l’antenne était démontée ? On ne captera plus le téléphone, et tout le monde me détestera.

 

22 juillet — Rebondissement dans l’affaire des timbres connectés : une application sur ordiphone peut remplacer le lecteur. Je l’installe sur celui de mon père, et lui arrache la promesse de ne rien tenter avant la visite de l’infirmière prévue dans quelques jours. La pose des patches est moins simple qu’elle en a l’air — pour ne rien dire des subtilités de l’application. 

Le dîner est un peu triste : ma mère sombre toujours plus dans son monde de brumes et d’oubli. Parfois, pour l’en sortir, mon père lui pose une question. Il me désigne du doigt, et lui demande : Tu reconnais ce monsieur ? Elle répond : Oui, c’est mon petit-fils. Mon père, alors, la félicite, et, sans lui-même remarquer qu’elle s’est trompée il me lance : Tu vois, elle se souvient encore bien ! Puis, facétieux : Je vais chanter une chanson qu’elle connaît en faisant exprès de me tromper, tu vas voir, elle va corriger. Il entonne donc, pelant sa pomme grâce à la machine à manivelle qu’il adore : Tournez, tournez la manivelleuh et, en effet, ma mère l’interrompt : L’escarpolette, pas la manivelle, et mon père est trop heureux pour se rendre compte c’est poussez, et non pas tournez l’escarpolette.

 

23 juillet — Je pars faire les courses, pour me distraire plus que par réel besoin. Mon père m’a confié sa liste ; je me demande, errant d’un rayon de supermarché à l’autre, ce qu’il a bien pu vouloir dire par : pétales nature lorsqu’une vague intuition me mène au rayon céréales où, en effet, la marque de distributeur désigne ainsi ses corn-flakes sans sucre. Une nouvelle énigme, inédite, m’occupe plus longtemps : mon père a inscrit : postin id celui-là. C’est au rayon fournitures de bureau, où je me trouve un peu par hasard, que tout s’éclaire : il veut tout simplement des Post-its de gabarit identique à celui sur lequel je déchiffre la liste. 

Un passage chez Picard, où la patronne, une femme d’âge mûr n’est pas, je crois, insensible à mon charme, ni moi au sien. Elle me demande mon nom, pour retrouver mon compte de fidélité puisque j’ai oublié ma carte. Toujours, ce secret espoir qu’elle m’enverra un texto après avoir relevé mon numéro de téléphone, à la manière des livreurs qui harcèlent parfois de pauvres femmes, mais cette fois encore : rien. 

 

24 juillet — Mon père s’inquiète beaucoup, ces temps-ci, des suites de sa mort. Il voudrait que je me renseigne sur les formalités de succession. Afin de me faciliter la tâche, il entre — sans frapper — dans ma chambre, les bras chargés d’une pile de magazines, qu’il me lance littéralement dessus. Il ne l’a pas fait exprès, il ne m’a pas visé, ils lui ont plutôt échappé des mains au moment où il voulait les déposer au pied du lit.  

Mais quelle différence, à présent que je suis couvert de magazines dont certains ont plus de vingt ans ?

C’est mon dernier soir chez eux.

 

25 juillet — J’effectue le trajet du retour d’une seule traite, ou presque : je suis pressé de retrouver Barbara. Lorsque c’est enfin chose faite, je me m’occupe des poils du chien qui constellent les sièges de la voiture, de peur que Jean-Christophe, des locations de véhicules d’Hyper U, ne soit aussi désagréable que lors de mon départ. En dépit de ces précautions, il faut voir l’air suspicieux avec lequel il examine le véhicule sous toutes ses coutures ; il cherche l’erreur. 

Le soir, je suis confronté à ce problème d’agriculture : il semblerait qu’en ne ramassant pas les oeufs des poules assez régulièrement, j’aie déclenché chez l’une d’elles un réflexe de couvaison. Or, c’est dangereux : lorsqu’une poule couve des oeufs non fécondés, elle ne s’alimente ni ne s’abreuve plus, sa température corporelle augmente, bref, elle s’épuise pour rien. La solution consiste alors en une sorte de débrancher-rebrancher : 48 heures à l’isolement, le temps qu’elle oublie son obsession. Mais il faut encore pouvoir s’en saisir : après avoir essuyé plusieurs coups de bec rageurs, j’enfile mes gants de jardinage spécialement conçus pour l’arrachage des ronces. 

 

26 juillet — Je ne fais presque rien, si ce n’est lire, ce qui est déjà quelque chose. Le soir arrive, et avec lui Barbara qui revient du travail. Déjà ? Je libère la poule : debout, caquetante dans un océan de merde, elle  semble réparée. Nous la regardons courir dans le jardin à la rencontre de ses soeurs, occupées à le retourner.

 

27 juillet — Au matin, elle est de nouveau tassée sur ses oeufs, et refuse de bouger. Pis, elle a contaminé une autre poule, qui agissait tout à fait normalement hier et s’est aujourd’hui mise à couver. J’avais déjà remarqué que c’était celle des trois qui avait le moins de personnalité. Je repasse donc mes gants de protection et place les deux contrevenantes dans des cellules séparées. 

 

28 juillet — Grégoire me rend visite à Bordeaux, pour se changer les idées après les obsèques de sa mère.  Nous sommes tous les deux devenus plus ou moins gérontologues, même si sa carrière à lui vient de se terminer, aussi nous échangeons quelques astuces professionnelles autour d’un thé à la menthe. Nous enchaînons avec ce que nous appelons nos problèmes de fin de vie. Grégoire a lui aussi l’impression de tomber en ruines, de partir en lambeaux. Il a d’abord ce problème, qui nous est commun, des yeux pas alignés le matin, qui se double chez moi du syndrome des oreilles bouchées, lequel s’étend de plus en plus avant dans la journée, et fait dire à Barbara que je deviens sourd alors que c’est plutôt elle qui a une mauvaise élocution. Je souffre aussi du haut-mal des raides tendons, d’un accroissement des asymétries de mon corps, tandis que Grégoire est taraudé par son otite chronique, et trouve ces temps-ci du sang dans la cuvette des toilettes. 

Je passe chercher Barbara au bureau, et nous rentrons en train. Sur le parking de notre petite gare d’arrivée, elle aperçoit un gros chat en souffrance ; poil pelé, nez dégoulinant, yeux scellés de pus, démarche incertaine, il est fichu. Elle ne peut se retenir de le caresser. Je la conjure de s’éloigner de ce chat qui souffre manifestement du coryza, maladie grave et terriblement contagieuse, sans quoi elle va tuer notre chaton Alfie, qui n’est pas encore vacciné. La mort dans l’âme, elle entend enfin la voix de la raison — moi. Je suis triste qu’elle soit triste, et triste pour le chat, aussi ; pour nous consoler, je lis à Barbara un article trouvé sur internet qui donne à penser qu’étant donné son état (celui du chat, pas de Barbara), aucun vétérinaire ne saurait plus sauver le gros chat malade. Elle ne retrouve un semblant de sourire qu’au rayon glaces d’Intermarché, devant une nouvelle marque de sorbets qualitative et riche d’arômes originaux. À la maison, nous suivons les conseils d’internet : nous ôtons tous nos vêtements dans le jardin, puis, une fois assurés ne pas croiser le jeune Alfie, nous progressons nus jusqu’à la buanderie où nous les jetons directement dans le lave-linge avant d’aller nous doucher. Le soir, devant la télévision, je chuchote à l’oreille d’Alfie : Elle a manqué de te tuer tu sais, c’est moi qui t’ai sauvé.

 

29 juillet — J’envoie plusieurs textos à Grégoire, qui demeurent sans réponse. Je finis par m’inquiéter, j’insiste, et je reçois finalement ceci : Laisse-moi, je regarde les clips sur W9

Gigie ma coiffeuse et barbière est enfin rentrée de vacances. Au bac, elle me raconte ses vacances en Sardaigne et me montre même des photos. Lorsque je prends place devant la grande glace, elle me propose, comme toujours, un speculousse. Aujourd’hui, elle donne un cours intime à la conversation. Elle me raconte que le soir, lorsqu’elle rentre chez elle, elle prend immédiatement sa douche ; comme elle a tendance à s’endormir très tôt devant la télé, c’est fait une fois pour toutes. Elle me parle aussi de sa ménopause. Elle porte une robe d’été qui laisse apparaître de larges portions de son joli corps bronzé, tel petit pain doré.

Dans la nuit, je reçois ce message cryptique de Grégoire : C'est fini. Point de sexualisme. Bon, en même temps, elle est devent pas deux "t" ?) et Warda. J'aurai a priori assez peu d'affaires et je ne sais pas si ma chambre sera prête avant 15 h 30. Peut-être un accident cardio-vasculaire ? Après enquête, il s’agit d’extraits étrangement compilés de tous les textos qu’il m’a envoyés devant les clips de W9, et que je n’ai jamais reçus. 

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