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Un peu grassouille
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Cher abonné, 

Si vous me lisez depuis longtemps, vous savez que j’ai fait preuve de courage à plusieurs reprises au cours de ces années d’infolettre. Rien pourtant qui en demande autant que ceci :  l’envoyer par un dimanche ensoleillé. Mais j’espère que, la journée achevée, en proie au bleu du dimanche soir, la face rougie par le soleil et l’esprit déjà plein de votre lundi de travail, vous n’aurez rien de mieux à faire que me lire. Ou peut-être ne me trouverez-vous que demain matin dans votre boîte aux lettres numérique, et ce sera alors comme si je vous avais réveillé dans votre lit en vous soufflant délicatement sur le visage. S’il vous plait, ne me signalez pas comme spam ce n’est qu’une image.
 

Mardi 01/06/21
Lecture matinale de Saint-Simon. Je suis littéralement happé par le récit haletant de la mort de Monsieur, frère du Roi, ce qui me permet de rattraper à bon compte le retard pris ces derniers jours. Je pourrais même, ce me semble, me fixer un objectif quotidien plus ambitieux, mais pas d’emballement : j’ai d’autres lectures à faire, d’autres tâches à accomplir, travaux dignes de ceux d’Hercule : arracher de mauvaises herbes, tailler ce massif de plantes pourvues de griffes contre lequel j’érafle systématiquement la carrosserie de la voiture, transporter les poutres vermoulues de l’ancienne charpente à un endroit où elles seront tout aussi inutiles, mais moins visibles, tondre l’herbe encore et toujours, dégager les bordures des massifs, nettoyer les terrasses, et j’en oublie, et j’en oublie. Ah, cela me revient : il faut s’occuper des herbes qui montent quasiment jusqu’au ciel à l’endroit où sera installé le poulailler. Je crains de devoir y aller à la machette, et d’ainsi m’exposer aux attaques des Jivaros réducteurs de tête qui se seront probablement dissimulés dans cette jungle. Le tracteur de pelouse les aurait éparpillés comme des moineaux à la vue d’un dieu effrayant et inconnu, mais, outre que les hautes herbes bloqueraient ses lames à coup sûr, c’est l’endroit où les ouvriers moldaves, que leur patron n’avait pas équipés de chiottes de chantier, faisaient leurs besoins, et je crains de projeter de la merde en tous sens. Voilà donc la vie à la campagne : une succession d’opérations à mener sans que jamais, jamais on ne puisse se reposer et se dire : Voilà qui est fait, je suis tranquille à présent. Je suppose qu’il faudrait trouver son bonheur dans l’accomplissement, et autres fadaises de développement personnel ou de philosophie antique. 

Je tente quand même, au cas où, de trouver mon bonheur dans l’arrachage des mauvaises herbes qui empêchent les simples et les rosiers de s’épanouir. Je m’arrête presque aussitôt pour me lancer dans une danse de Saint-Guy, sous le feu de vives et soudaines douleurs éparses. Ce sont des fourmis, dérangées par mon ramdam, qui défendent leur territoire en s’infiltrant sous mes gants professionnels d’arrachage, me piquant sans pitié sur le dessus des mains, au niveau des poignets où ma peau est encore plus tendre qu’ailleurs, et même sur les jambes — je suis en bermuda à cause de la chaleur. Elles sont si petites, minuscules même, que je ne les avais d’abord pas remarquées — je ne veux pas, cher abonné, susciter chez vous de trop vives inquiétudes, mais ma vue a tant baissé ces derniers temps que j’ai dû prendre rendez-vous auprès d’un ophtalmologiste. Ces bêtes cruelles semblent maîtriser les subtilités de l’art de la guerre, tournant leur petite taille et ma vue basse en avantages décisifs, mais tablant aussi sur ma sensibilité : elles ont bien senti qu’adorant les fourmis, je ne voudrais pour rien au monde les tuer. J’arrache mes gants dans une rage douloureuse, et, de dépit, je les jette violemment au sol. Je souffre tellement que je suis tenté, malgré mon amour, d’exterminer ces pestes microscopiques. Je pourrais plutôt demander à Barbara de le faire ; elle a bien empoisonné les fourmis charpentières qui boulottaient le pourtour de bois des vasistas dans la salle de bains. J’avais bien essayé de convaincre les fourmis de déserter les lieux, d’aller manger la maison de Jean-Marie, à tout le moins de s’attaquer à des cibles au dehors de la maison, mais soit qu’elles se fussent entêtées, soit qu’elles ne prissent pas mes avertissements au sérieux, soit que je ne parlasse plus fourmi correctement, elles continuèrent leurs fiestas nocturnes sans égard pour le pauvre Francis qui ramassait au matin un petit tas de bois moulu. Alors, ne pouvant me résoudre à laisser manger cette maison qui m’avait coûté tant d’efforts, j’avais chargé Barbara de la mission du bourreau, celle qu’on accomplit dans la lumière blafarde du petit matin, dans une cour de prison. Je me voyais en mafioso chargeant son homme de main de faire le nécessaire, en Président demandant au chef des services secrets de lui nettoyer tout ce bordel

Enfin, des choses comme ça. 

J’ai demandé, il y a quelque temps, suite à une annonce  concernant un correspondant local publiée dans le Républicain Sud-Gironde, des précisions : capacités, disponibilité, modalités, etc. Je n’ai jamais reçu de réponse, et si d’aventure elle arrivait, je n’y répondrais pas : qu’est-ce que c’est que cette façon de faire, il ne faut pas passer de petite annonce, si on n’a pas le temps de répondre aux questions. J’ai de toute façon lu plusieurs témoignages sur piètre condition de correspondant local — que je n’étais point sans soupçonner, car je ne suis pas naïf vous savez — qui m’ont entre temps ôté cette lubie d’un jour de la tête. C’est donc vous, chers abonnés, et vous seuls, qui lirez mes comptes-rendus d’événements locaux. La presse pourra toujours me faire un pont d’or pour avoir la primeur de mon regard décalé sur l’actualité locale.
 

Mercredi 02/05/21
Je dépose Barbara à la gare puis je fonce à la Croquetterie la plus proche afin de faire le plein de nourriture pour les animaux. Le gérant, toujours aussi aimable, accepte de reprendre la chatière trop grande achetée bien avant le déménagement. C’est que Barbara aime à prévoir ; c’est ainsi que nous avons une baignoire en fonte alors que nous n’avons pas encore salle de bains pouvant l’accueillir. À sa décharge, les travaux étaient prévus, mais nous y avons renoncé ; n’en demeure pas moins qu’elle était achetée six mois avant la date prévue. Comme à chacune de mes visites, je ne puis résister à la tentation de glisser dans la conversation que s’il a besoin d’aide, il peut compter sur moi. Je vois bien qu’il est un peu gêné, car il pense que je lui demande un travail de façon détournée. Je ne saurais lui en vouloir, les échanges mercantiles et la violence économique ayant malheureusement relégué la passion au rang des choses désuètes. Je crains de m’embrouiller en lui expliquant que je lui offre mes services gracieusement, pour le bonheur de travailler à ses côtés à la Croquetterie. Je tenterai encore ma chance la prochaine fois. 

Je trottine joyeusement sur le parking aux côtés du gérant qui pousse jusqu’à ma voiture le chariot sur lequel il a placé les gros sacs de croquettes. Lorsque j’ouvre le coffre, la chienne, manifestement réveillée en sursaut, nous lance un regard ensommeillé. Le gérant la trouve adorable, et la caresse avec gentillesse et savoir-faire. Sa main professionnelle s’attarde sur les flancs du chanceux toutou, et il dit : Elle est peut-être un peu grassouille, on ne sent pas ses côtes ; il faudra lui donner de la gamme Relax la prochaine fois. Mêmes qualités nutritives, mais moins grasses. Je ne laisserais bien entendu normalement personne dire de ma chienne qu’elle est un peu grassouille, mais on parle ici du gérant de la Croquetterie, un homme qui connaît particulièrement son affaire. Je tâte à mon tour le flanc de ma chienne qui baille d’un air ahuri, et je réponds : Ah oui, elle a dû prendre récemment, dites donc, comme pour me dédouaner, car je n’ose avouer que je l’ai nourrie ces dernières semaines avec des croquettes de supermarché. Peut-être, ajoute le gérant, peut-être que c’est parce qu’elle est allongée. Je regarde ma chienne, des images d’opérations chirurgicales de réduction d’estomac me viennent en tête ; de son côté, elle baille de nouveau avec insouciance, puis, la tête posée sur ses pattes, elle nous regarde de biais, comme pour signifier qu’elle n’a cure de nos jugements, car, en  fière adepte du body positivism, elle affiche ses poils et ses rondeurs comme elle le souhaite. Je repense à la vétérinaire de Bordeaux, qui m’avait conseillé de surveiller son poids ; j’avais cédé, dans la honte, à ce diktat grossophobe. Plus jamais ça !  Je reviens sur mes pas pour lui rapporter une de ces friandises dont elle raffole. Tout de même, j’essaierai bien la gamme Relax la prochaine fois : il vaut mieux connaître les produits au cas où le gérant ferait enfin appel à moi.

 

Jeudi 03/05/21
Levé aux aurores pour soutenir moralement Barbara, qui doit prendre le train ; il fait déjà jour, le soleil ne fût pas encore levé d’après mon ordiphone. Je ne comprends pas comment cela est possible ; selon Barbara, c’est logique. Elle part sans boire la vitamine effervescente que je lui prépare quotidiennement pour qu’elle garde la pêche. Elle n’en aime pas le goût, aussi la soupçonné-je de se lever chaque matin en retard pour avoir l’excuse de partir sans la boire. J’absorbe donc chaque jour une double dose, la sienne et la mienne, pour ne pas gâcher. Une fois Barbara partie, je suis tenté d’aller voir, au fond du jardin, ce qu’il en est de cette histoire de soleil qui se lèverait alors qu’il fait déjà jour. Je renonce, car je suis chaussé de sandales, et la rosée du matin me mouillerait les pieds. Quelques minutes plus tard, Barbara me demande depuis le train si j’ai vu le lever de soleil, qui était magnifique

Si je le l’ai pas emmenée à la gare ce matin, c’est que je n’aurais rien eu à faire en ville ; trop tôt pour tout, et notamment pour l’ouverture du supermarché, où je dois m’assurer que j’ai bien compris le fonctionnement de ma carte de fidélité ; je constate des choses bizarres dans l’application ordiphone. Il ne manque à ce supermarché qu’une petite cafétéria. Quel plaisir de se trouver, au petit matin, parmi chefs de rayon et employés de la poissonnerie, du rayon liquides ou  de la boulange, qui ont entamé leur journée il y a longtemps déjà, réunis à présent autour de la tenancière de la cafétéria, mère de substitution préprant le petit-déjeuner pour tous ces frères et sœurs d’adoption : on rit à leurs blagues, on finit par connaître les prénoms, les surnoms, on se sent le rouage d’une belle machine, un rouage du supermarché, de la société, de l’humanité, même. Alors, ce matin, faute d’humanité sous la lumière des néons, je lis Musset dans la clarté de la véranda. 

Une jeune pie m’a suivi pendant tout le temps que je tondais : était-ce Sophie ? Je n’en suis pas certain. Elle sautillait dans l’herbe en suivant le tracteur de pelouse, c’était un véritable enchantement à voir. Inattentif aux obstacles, j’ai crevé un pneu avant.

 

Vendredi 04/05/21
Barbara, malade, reste aujourd’hui à la maison. Je décide de m’occuper d’elle comme si j’étais une infirmière dans un hôpital militaire, la harcelant pour savoir si elle n’aurait besoin de rien : une bouillotte, une boisson chaude, une couverture, tout ceci sans preuve que son mal découle d’un refroidissement. Puis je vais faire les courses au supermarché, où je chasse les plus belles promotions sous forme d’avantages sur ma carte de fidélité ; j’introduis petit à petit dans mon foyer, l’air de rien, les marques de distributeur qui octroient le plus de points, et lorsque personne ne s’est plaint de mes petits pains suédois grillés, de mes céréales ou de mon fromage à tartiner, je note mentalement : validé. Je reviens, aujourd’hui encore, avec des vignettes à coller sur mon album linge de maison ; je les colle plutôt à titre préventif, car elles ne donnent droit qu’à des remises, et non pas à des produits offerts. Or, je ne sais pas encore si j’aurai vraiment besoin de serviettes de bain, de gants de toilette, ou d’un peignoir.

 

Samedi 05/01/21
 Au marché à Cadillac ; nous achetons du fromage à l’agriculteur qui laisse ses brebis en liberté dans les vignes, tout près de la maison, à qui je comptais faire une visite suite à la lecture d’un article publié dans le journal local qui ne veut pas me répondre. Lorsque Barbara lui demande un produit laitier dont j’ai oublié le nom, il répond qu’il n’en a plus ; arrive alors dans mon dos un voisin, qui habite après chez Monsieur Brindorge ; c’est un homme important, un élu municipal. Il n’est pas peu fier de dire que si l’agriculteur n’a plus de ce produit dont je ne me souviens toujours pas du nom, c’est que c’est lui qui a tout acheté, en direct à la ferme. Et d’enchérir, l’air entendu, sur l’importance de connaître les bonnes filières locales, ce genre de choses de petit frimeur. Je le maudis intérieurement, même si je l’aime bien ; sa femme est professeur de français, et il ne faut pas chercher plus loin, à mon avis, la raison pour laquelle leur fille porte un prénom original tiré d’un roman du 17e siècle. Lui est professeur physique-chimie, heureusement qu’elle ne l’a pas laisser appeléer sa fille Molécule. J’aurais aimé pouvoir continuer à le maudire quelques jours encore, mais voici que Barbara a encore oublié la clé sur le contact, déchargeant donc la batterie de la voiture. Cela la met de si mauvaise humeur que je me vois contraint de prendre les choses en main, comme si c’était moi l’écervelé. J’envoie un message au voisin aux bonnes filières, pour lui demander s’il n’aurait pas de ces câbles qui servent à brancher ensemble deux voitures lorsque l’une d’elles est en rade ; j’ai dans l’idée, en phase deux de mon plan, de demander à Jean-Marie, le voisin le plus proche, de me prêter sa voiture pour brancher la nôtre. Le voisin élu municipal me répond que je peux passer — il a certainement une filière pour l’équipement automobile — ce que je fais, en coupant à travers champs. Il me remet des câbles, ainsi qu’une batterie à brancher sur le secteur et à relier à celle de la voiture à plat. Je me sens obligé, puisqu’il est manifestement en train de faire des travaux dans sa maison, de lui proposer mon aide à l’occasion ; mais, si c’était de bon coeur à la Croquetterie, cette fois je n’en ai pas vraiment envie, d’autant que, et le lecteur s’en souviendra, j’ai manqué mourir à l’occasion des miens. Lorsque je reviens chez nous chargé de mon équipement, Monsieur Brindorge est déjà là, sur son superbe petit tracteur des années 70, car il a reçu, entre temps, le message de détresse de Barbara. Il nous dépanne en moins de deux.

Barbara et moi arrachons ensuite de mauvaises herbes, moi surtout, car j’ai développé un savoir-faire en la matière qu’elle est bien loin d’égaler. À moins que ses flatteries ne soient feintes, destinées à la décharger de cette tâche qu’elle trouve ingrate ? Grand bien lui fasse, j’adore arracher des choses, en détruire, aussi — sauf les fourmis. 

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Francis · 33 rue des grenouilles · Bordeaux 33000 · France

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