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Cheveux de chinchilla
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Cher abonné, 

J’avais en tête d’augmenter la fréquence de mes envois, et pour ne pas vous saturer, tout autant que pour en garder sous le pied, de réduire leur longueur. J’ai bien peur de n’avoir que partiellement réussi, n'ayant pu me résoudre à interrompre le fil d’une si palpitante action. 


Jeudi 27/05/21
Je venais à peine d’envoyer la dernière infolettre, lorsqu’un oiseau s’est emprisonné dans la véranda où je travaille, son vol erratique, affolé, stupéfiant immédiatement toute l’assemblée, constituée à ce moment-là de mes deux chats, de mon chien, et de moi-même. Je sortis bien vite, heureusement, de mon état de sidération et pus protéger la pauvre bête des appétits de ces fauves qui commençaient à se mettre en branle, à l’exception du chien qui avait peur. J’ouvris donc courageusement les portes en grand et de tous côtés, à la suite de quoi la petite bête insouciante ne tarda pas à voleter vers le jardin pour se poser dans un prunier. Je la regardai longtemps enfouir sa tête sous son aile et l’en ressortir pour l’agiter en saccades, me demandant si je devais voir dans sa visite un signe, et, dans l’affirmative, de quelle façon il me faudrait l’interpréter ; l’oiseau s’était depuis longtemps envolé, et je cherchais toujours une réponse à mes questions. Il me semble que je comprenais mieux les oiseaux bordelais qui se posaient sur ma table à l’heure du thé à la menthe ; certes, ceux-là savaient se faire comprendre par gestes, mendiant quelques miettes au moyen d’un impérieux dodelinement de tête facile à interpréter. Mais les oiseaux de la campagne n’acceptent pas de telles compromissions, et, dès lors, nos apprivoisements réciproques prendront nécessairement du temps. 

Parlant d’oiseaux, elles sont plusieurs pies à fréquenter mon jardin ; l’une d’elles, que j’ai prénommée Sophie, semble plus effrontée que les autres, et vient sautiller, oserais-je écrire parader, devant mon bureau. Bien sûr, je ne saurais affirmer avec certitude que ce fût toujours la même pie, mais j’aime à le croire. Je la surveille comme le lait végétal sur le feu, car j’avais lu dans mon livre de lecture, lorsque j’étais à la petite école, l’histoire d’une pie cleptomane. C’est que j’ai en effet sorti de mes cartons quelques livres précieux, en attendant de faire me construire une bibliothèque digne de ce nom : je n’aimerais pas que Sophie me vole ma belle édition des Essais de Montaigne ou celle du Journal des Goncourt. Dans ce livre de lecture, il y avait aussi l’histoire d’une mangouste qui luttait à mort contre un dangereux serpent, ainsi que celle de la petite chienne Laïka, morte abandonnée dans l’espace par ses bourreaux russes. Je me demande, avec le recul, si je ne devrais pas chercher les origines de plusieurs de mes névroses dans ce livre de lecture. 

L’oiseau qui se cognait tout à l’heure aux vitres de la véranda a attiré mon attention sur leur état de malpropreté, conséquence des travaux autant que des récentes fortes pluies. Je me mets alors en tête de les nettoyer, en utilisant, suivant les conseils de Barbara, une espèce de machine à vapeur censée me faciliter le travail ; grand est le danger inhérent à sa manipulation, cependant — la manipulation de la machine, pas celle de Barbara. Sans m’attarder inutilement sur les difficultés que je rencontrai ni sur les blessures que je m’infligeai, j’irai droit au but : cela n’a pas fonctionné. Je n’ai fait que délayer les tâches grisâtres en un énorme voile opaque laissant à peine filtrer une sale et laide lumière.

J’ai appris par hasard, au sortir de ma lecture quotidienne des Mémoires de Saint-Simon — une simple anthologie en réalité, longue de 1500 pages tout de même, et que j’espère avoir lue d’ici le mitan de l’été si je tiens ma moyenne quotidienne —, que le Tour de France allait passer dans mon village ; il n’en fallait pas plus pour me transporter des décennies en arrière, à l’époque où j’allais en vacances chez ma grand-mère paternelle. C’était dans le petit village de Lembeye, d’où était natif l’un des coureurs de ce temps, Gilbert Duclos-Lassale. Le goudron des routes qui fondait au soleil était toujours peinturluré de messages d’encouragement à son intention, et lorsque le peloton passait, on entendait force Allez Duclos, et parfois, plus familièrement, Vas-y Cloclo. Quelles belles vacances je passai à Lembeye ; c’est en sa piscine municipale que j’ai appris à nager, sous la direction de Jean-Michel, le maître nageur musclé et bronzé qui portait toujours le même slip de bain bleu azur ; lorsque, au sortir de ces exercices natatoires difficiles pour un enfant de six ans, j’allais acheter une glace bien méritée à la guitoune, les dalles brûlantes me faisaient saigner la plante des pieds. Peut-être aurais-je du m’équiper de sandalettes, mais je n’y songeai pas à l’époque. Le soir, j’accompagnais les grands du village le long des remparts où se nouaient des amours adolescentes ; chaque année, il me fallait quelques jours pour m’habituer à leur accent. Ma grand-mère m’envoyait lui acheter son Nous Deux, je m’achetais des confiseries avec la monnaie. En chemin, je passais respectueusement, craintivement aussi, sous la porte de la tour qui longtemps avait longtemps servi de prison. Lorsque je revins au village, il y a quelques années, je ne reconnus rien ou presque. La maison de ma grand-mère a été vendue depuis longtemps, la piscine est désaffectée, il n’y a plus d’adolescents du côté des remparts. Au cimetière, je lus sur les pierres tombales des noms qui faisaient parfois surgir des visages flous du fond de ma mémoire. 
 

Vendredi 28/05/21
C’est aujourd’hui jour de ville, le premier depuis près d’un mois ; c’est le jour, qui pourra varier selon les besoins, car je ne suis pas aussi rigide qu’on le dit, où je me rendrai à Bordeaux pour y effectuer mes démarches, mes emplettes, ou honorer mes rendez-vous. En l’espèce, je commence par apporter deux objectifs au réparateur de matériel photo. Je n’eus pas, durant au moins quinze ans, le moindre souci avec mon matériel alors même que je le traitais sans ménagement. Et voici que, depuis quelques semaines, c’est comme s’il me faisait payer d’un coup ces années de maltraitance. J’écoute le réparateur évoquer une histoire de lentille déplacée en faisant semblant de comprendre ce qu’il dit ; je fais appel à lui plutôt qu’à une grosse boutique bien connue sur la place, car celle-ci se contente de renvoyer le matériel au constructeur. Or, ce dernier a un jour refusé de réparer un vieil appareil qui m’avait accompagné durant plus de dix ans, au motif que ce modèle n’était plus pris en charge.   Quelle dramatique époque que la nôtre. Ne serai-je un jour, moi aussi, pas pris en charge ? Je me sens toujours un peu coupable face au petit réparateur, de négligence, surtout. Lorsqu’une fois, il avait trouvé du sable dans mon objectif, c’est tout penaud que j’avais répondu : oui, j’avoue, je l’ai emmené à la plage, mais c’était pour avoir des souvenirs.

Sur le chemin du retour, je fais halte dans une librairie inconnue, fréquentant peu cette rive de la Garonne. Elle est tenue par deux femmes courageuses, car il faut du courage pour tenir une librairie aujourd’hui. C’est dire qu’elles ont, par défaut, toute ma sympathie alors je les salue d’un sympathique bonjour. Celle-ci s’envole cependant lorsque j’examine le contenu des étagères et le dessus des tables ; partout, ce n’est que mauvais goût, textes consommables, concessions à l’air du temps, essais sur le genre, sur les sorcières, et autres fariboles ne permettant plus de différencier le livre de n’importe quel slip, et qu’à ce titre, on trouverait d’ailleurs tout aussi bien en supermarché. Les libraires doivent subsister, c’est entendu, et pour cela faire le commerce de grosses merdes ; mais celles-ci doivent-elles occuper tout l’espace disponible ? Faut-il pour autant renoncer à la littérature ? Ici, nul Flaubert, nul Balzac, nul Chateaubriand. C’est le Toi qui entres ici, abandonne toute espérance de Dante. Je ne veux imposer mes goûts à personne, mais tout de même, tout de même. Je me prends à rêver d’une libraire, un peu folle peut-être d’ainsi gâcher un espace qu’elle pourrait réserver à un livre sur la masturbation au féminin, qui placerait sur la couverture de Madame Bovary l’une de ces petites fiches de bristol bleuies d’une écriture ronde à laquelle ne manque que les cœurs sur les i, qui dirait que c’est là un livre magistral sur la condition féminine. Oui, j’accepterais la synecdoque. J’ai pourtant connu, déjà, des libraires qui maintenaient un équilibre entre les nécessités du commerce et leur amour de la littérature. C’est donc le cœur lourd que je quittai ce commerce de papier au détail, avec le sentiment d’avoir essayé en vain. 

Je déjeune après cela avec mon ami Jean-Jacques, de passage à Bordeaux ; il vit à présent à Paris, où il connaît de grands succès professionnels. Qui l’aurait dit, à l’époque où nous buvions des thés à la menthe à toute heure sur la place, car nous étions libres de toute obligation ? Qu’il est loin, le temps des chevauchées à Vespa dans les rues pavées de la ville. À ce propos, j’ai enfin arrêté auprès du garagiste une date pour faire réviser cette belle machine qui n’a pas roulé depuis deux ans, que je n’ose sans cela amener à la campagne de peur de mourir en route. Et lorsque cela sera fait, à moi les promenades sur les petites routes sillonnant entre les vignes de l’Entre-deux-mer en chantant à tue-tête. Il n’a pas vécu, celui qui n’a pas connu ce sentiment de liberté. 

J’assiste le soir au spectacle seul en scène d’un ami auteur, metteur en scène et acteur de théâtre. J’ai le double plaisir de bénéficier d’un tarif étudiant et de lire l’incompréhension dans le regard de mon interlocuteur lorsque je lui présente ma carte. À la fin du spectacle, l’artiste me fait applaudir par la salle, car c’est moi qui ai pris la photo utilisée pour l’affiche ; je suis à deux doigts de le rejoindre sur scène, mais je ne veux pas lui voler la vedette.

 

Samedi 29/05/21
Un tour au marché de Cadillac avec Barbara, où nous avons décidé de justement ne pas faire le marché ; aussi nous contentons-nous de l’inévitable passage au camion de la Dame des chichis, merveilleuse de bienveillance et de savoir-faire, puis, pour ma part, d’un passage par la boîte à livres à l’ombre de la Halle, où, comme dans toutes les boîtes à livres de France, et peut-être du monde, il n’y a que de mauvais livres. J’ai toujours trouvé cela statistiquement surprenant : on pourrait, en effet, imaginer un lecteur ayant aimé un livre, un bon livre, et qui, l’ayant peut-être en double ou se contentant de son souvenir, souhaiterait s’en séparer pour faire partager son plaisir à un quidam. Mais non : c’est toujours le même genre de livres commis par des inconnus, histoires sentimentales ou confessions érotiques, dont la tranche rigide donne à lire le titre en italiques marron. À noter, cependant, une édition anglaise des Chroniques Martiennes de Bradbury que j’hésitai longtemps à emporter. Je dus hésiter longtemps, puisque Barbara avait disparu au sortir de mes réflexions — il suffit, cela dit, que je m’arrête quelques secondes pour contempler un pavé ou parler à un chien pour qu’elle continue son chemin sans moi. Peut-être cherche-t-elle à m’abandonner, mais ça ne sera pas pour cette fois, car je l’aperçois au loin, à la terrasse de l’établissement où nous avons nos habitudes. Je me dandine ridiculement dans sa direction, car je suis encombré et je dois prendre soin de ne pas faire tomber mes chichis. Aucune table n’est libre, aussi nous installons-nous à côté au café-librairie : quelle aubaine, et quel gain de temps : j’y ai justement une commande à récupérer. J’attends longtemps à la caisse tenue par le gérant affable au-delà de toute imagination, mais qui parle longuement à chacun de ses clients. Le bonheur qu’il semble ressentir à vivre et à échanger avec ses semblables semble n’avoir d’égal que celui de sa femme, qui aujourd’hui s’occupe du service. Les murs sont couverts d’affichettes annonçant des conférences relatives au bien-être et autres pratiques ésotériques. Je lui tends enfin mon Grand Meaulnes, que j’ai envie de relire sans attendre de le récupérer au fond de mes cartons de livres qui encombrent toujours le salon depuis le déménagement, et je récupère ma commande, un livre de Roland Barthes. Je passe commande d’une limonade et d’un café à la femme de l’homme au sourire, et je rejoins Barbara en terrasse. Lorsqu’elle aperçoit le livre de Fournier, elle me remercie de le lui avoir offert, car c’est elle, en effet, qui me disait récemment son envie de le lire. Je n’ose pas lui dire que je ne l’ai pas acheté pour elle, mais pour moi ; un très court instant de réflexion me permet de tourner cette délicate situation à mon avantage : je fais comme si j’avais eu pour elle cette gentille attention. 

Barbara, bien peu reconnaissante, me fait alors part de cette humiliante découverte : lorsque que je n’ai pas envie de faire quelque chose, je fais un bruit : une sorte d’ahanement, un soupir de mécontentement et de souffrance mêlés, m’échappant malgré moi. Elle a raison, je l’avais moi-même remarqué du temps des travaux et tenté de le dissimuler depuis. Mais ce qu’elle trouve étrange, me dit-elle, c’est que cela se produit même lorsque l’effort que je fournis est de faible intensité, comme en ce moment même, où je place le pain à l’épeautre dans le coffre de la voiture. Je lui explique patiemment ce que, dépourvue de sensibilité, elle ne saurait soupçonner : le bruit résulte d’un processus double. Mental, tout d’abord : au moment où je mets sans plaisir ce pain dans le coffre, je pense que je pourrais être ailleurs, lisant Saint-Simon par exemple, et j’ai déjà hâte d’y être. Physique, ensuite : mon corps souvent meurtri ne peut toujours taire ses souffrances ; en l’occurrence, j’ai chaud, car, trompé par une illusion météorologique, je me suis trop couvert, mes chaussures trop pesantes m’épuisent, mon pantalon certes élégant, près du corps, me comprime le bas-ventre, j’ai dormi cette nuit dans une position qui m’a fragilisé les poignets, et d’autres choses encore qui la laissent bouche bée.

Passage au supermarché, où je fais le plein de Look Cola : c’est ma plus belle découverte de ces temps derniers. Il s’agit d’un soda délicieux, dont il serait impossible de différencier le goût de celui de marques plus renommées, sauf à être de mauvaise foi, vendu moins de la moitié du prix de ses prestigieux concurrents. Je suis devenu littéralement accro comme disent les jeunes, et le faible prix du litre me permet d’assouvir mon vice sans retenue. J’espère que le producteur de ce nectar n’agit pas comme ces dealers qui offrent ou vendent à vil prix des doses à leurs clients, puis augmentent soudainement leurs prix lorsque ceux-ci, rendus à l’état de zombies, n’ont d’autre choix que de l’acquitter, encore et encore, jusqu’à emprunter la voie du crime pour être en mesure de financer leur vice. Quel déshonneur cela serait que de tuer une vieille dame pour une canette de Look Cola. Je remplis également le caddie de nouilles chinoises aux légumes, sous le regard médusé de Barbara. Lorsque je commençai à en acheter dans ce supermarché, il n’y en avait que deux ou trois boîtes, contre beaucoup plus pour les goûts bœuf, poulet, chien, chauve-souris, et autres animaux faisant les délices des chinois quoi qu’on en dise. Je prenais soin de les acheter toutes les trois, afin de montrer au chef du rayon nouilles chinoises qu’il y avait là un marché ; et bien, je dois dire que cela a fonctionné au-delà de toute espérance, ainsi que je l’explique à une Barbara médusée. Le problème est que je me sens obligé de continuer à toutes les acheter, d’où des stocks dépassant de loin ma consommation. Lors du passage en caisse, l’employée à qui je viens de présenter ma carte de fidélité me demande si je veux les vignettes : pensant qu’elle parle de ces mètres de coupons de réduction qui sortent en même temps que la facturette, je lui dis que oui, bien bien entendu, je veux les vignettes — je les étudie longtemps et je les classe par type et par date de fin de validité, dans le secret de la véranda, pour ne pas que Barbara se moque de moi. Mais voici la caissière me tend de véritables vignettes, autocollantes, argentées : stupéfait, lui demande ce que c’est que cela ; elle me répond que c’est pour le linge — j’ai en effet acheté un chiffon en microfibres — et me désigne un dépliant dans lequel on peut coller ces vignettes pour bénéficier de réductions sur du linge de maison. C’est en quelque sorte un album Panini, mais pour les vieux ou les malades. Quelle n’est pas mon excitation, à moi qui suis les deux à la fois ! Cette visite parfaite au supermarché se termine mal, cependant : lorsque Barbara passe devant le lecteur de code-barres de la machine le jeu du penalty la facturette qu’elle allait naïvement laisser à la caissière si je n’étais intervenu, l’animation qui se met en branle montre un goal qui plonge et arrête le ballon, avant d’afficher perdu. Je reproche à Barbara de n’avoir jamais su frapper dans un ballon, et son visage s’assombrit. Pour lui redonner le sourire, je fais le bruit en rangeant les canettes de Look Cola dans le coffre aux côtés du pain à l’épeautre, mais elle ne semble pas réaliser que je le fais pour de faux. En chemin pour la maison, je ne puis résister à la tentation d’examiner déjà les bons de réduction et, comme il fallait s’y attendre, Barbara se moque de moi. Je garde un silence stoïque : la pauvrette ignore que la prochaine fois que je lui achèterai ses gâteaux bio favoris, je bénéficierai d’une réduction de trente centimes pour peu que j’en prenne trois paquets. Alors, comme pour Le Grand Meaulnes, elle trouvera que, décidément, je suis bien attentionné.

Alléluia ! Barbara se décide enfin à monter le dressing de la chambre ; je la soutiens en lui contant des anecdotes tirées Saint-Simon entre deux gorgées de Look Cola

 

Dimanche 30/05/21
Je déclare mes revenus à l’administration fiscale, après quoi je me remets à la lecture de Saint-Simon, avec au cœur l’espoir de rattraper le retard pris ces trois derniers jours. Je progresse plus lentement que prévu, car je suis pris d’une véritable frénésie de Mémoires ; je lis en même temps, outre celles de Saint-Simon, donc, celles de La Rochefoucauld, celles du Cardinal de Retz, et, bien entendu, mais cela qui ne le fait pas, les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. La Rochefoucauld et le cardinal sont intéressants à lire de concert, car ils étaient de parfaits contemporains traversant des troubles historiques identiques ; quant à Saint-Simon, il les cite pour les avoir lus, comme il fut lu à son tour par Chateaubriand. J’ai cependant le plus grand mal à me concentrer sur ma lecture, en raison de bruits de moteur semblant provenir d’un quelconque terrain de moto-cross des environs. Ces nuisances dominicales me rendent la vie intolérable, car je suis sensible au bruit, et surtout aux bruits irréguliers ; là où le doux et rassurant ronron d’une chaufferie ou mieux, d’une pompe à chaleur, ne me troublera pas, les bruits imprévisibles, sans suite logique, comme la variété contemporaine, ou des moteurs de moto-cross, donc, manqueront de me faire perdre mes nerfs. Et c’est ce qui arrive justement : j’écris à la mairie de ma commune pour lui demander de me confirmer que ces exactions sont commises, comme je le soupçonne, par les membres du club de moto local, et si tel est le cas, de me communiquer les conditions auxquelles ils sont autorisés à exercer leur nuisible passion. 

 

Lundi 31/05/21
Je souhaitais ce matin assister au lever du soleil, mais, lorsque le réveil sonna à six heures, je ne pus trouver la force de me lever. Lorsque je me fis enfin violence, il était déjà trop tard, mais la vue des rayons rasants frappant les ruches sur la planche d’envol desquelles s’ébrouaient les courageuses petites pensionnaires, à l’aube d’une journée de travail, me dédommagea sans peine. 

J’emmène aujourd’hui Barbara à la gare, car elle est comme ces petites abeilles, bien qu’elle fut plus longue à se préparer ; aussi, je lis Saint-Simon en attendant l’heure du départ. Je me concentre sur ces dernières Mémoires, abandonnant l’idée, pour un temps du moins, de lire toutes les autres en même temps. J’y découvre une délicieuse anecdote, que je conte justement à Barbara lorsqu’elle vient boire son café sur la terrasse : Racine est mort depuis peu, Saint-Simon en dresse un portrait flatteur qu’il termine sur une triste mésaventure, causée selon lui par la distraction coutumière du grand dramaturge. Alors que le Roi et Madame de Maintenon, qui prenaient plaisir à s’entretenir avec Racine et le faisaient souvent mander à cette fin, interrogent ce dernier sur les causes de la désaffection du public pour la comédie, il donne plusieurs raisons à cela, dont celle-ci que « fautes d’auteurs et de bonnes pièces nouvelles, les comédiens en donnaient d’anciennes, et, entre autres, ces pièces de Scarron qui ne valaient rien et qui rebutaient tout le monde ». 

Bon sang, quelle bourde ! Scarron, que j’adore par ailleurs, est le premier mari de Madame de Maintenon. Dès lors, la suite, racontée par Saint-Simon, n’est pas surprenante : « À ce mot, la pauvre veuve rougit, non pas de la réputation du cul-de-jatte attaqué, mais d’entendre prononcer son nom, et devant le successeur. Le Roi s’embarrassa ; le silence qui se fit tout d’un coup réveilla le malheureux Racine, qui sentit le puits dans lequel sa funeste distraction le venait de précipiter. Il demeura le plus confondu des trois, sans plus oser lever lees yeux ni ouvrir la bouche. Ce silence ne laissa pas de durer plus que quelques moments, tant la surprise fut dure et profonde. La fin fut que le Roi renvoya Racine, disant qu’il allait travailler […] Oncques depuis le Roi ni Madame de Maintenon ne parlèrent à Racine, ni même le regardèrent. Il en conçut un si profond chagrin qu’il en tomba en langueur, et ne vécut pas deux ans depuis ».

J’ai toutes les peines du monde à calmer Barbara durant le trajet vers la gare, car elle ne décolère pas contre le Roi à qui elle reproche d’avoir tué Racine. Pour la calmer, je lui promets de lui conter, une autre fois, car nous arrivons déjà, la triste histoire de Madame Panache ; je vous la conterai aussi.

À mon retour, j’ai déjà une réponse de la mairie à mon courriel au sujet des motocyclettes. Le mot est-il passé que l’auteur influent de la présente infolettre s’est récemment installé dans la commune ? Je ne saurais l’affirmer, mais on m’apprend avoir immédiatement transmis mon message à la gendarmerie, on m’informe qu’il ne s’agit pas du club communal, celui-ci se cantonnant à des activités routières, et que les exactions pourraient être commises sur un terrain privé, possiblement sis sur une commune limitrophe. Dès lors, on m’engage à prévenir les gendarmes sitôt que j’en souffrirai à nouveau, afin de les faire constater et cesser. 

Je découvre par ailleurs que Barbara, pensant toujours que le livre lui appartient, a corné une page du Grand Meaulnes pour marquer l’endroit elle avait cessé sa lecture ; après un départ en fanfare, durant lequel elle appréciait grandement le livre, elle m’a dit commencer à s’ennuyer, car ce serait un peu lent, désuet, voire compassé : je me demande, dans ces conditions, ce qu’elle peut bien me trouver, et quelle sera sa réaction lorsqu’elle réalisera que cette description peut s’appliquer tout autant, et même mieux, à moi qu’au Grand Meaulnes

Ce matin, j’ai volé de l’après-shampoing à la même Barbara, d’une qualité telle qu’on eût dit, après ça, que mes cheveux étaient faits de poil de chinchilla. Je les ai touchés toute la journée, songeant sans cesse que je caressais un chinchilla, déplorant la façon dont ces petites bêtes sont traitées par les hommes. Le soir venu, j’ai demandé à Barbara si elle voulait caresser, elle aussi, mes cheveux de chinchilla. Elle a accepté, et les a trouvés si doux qu’elle m’a proposé de les enduire de beurre de cacao pour qu’ils fussent demain plus doux encore ; j’acceptai à mon tour, et cela fut fait aussitôt.

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