Comment avez-vous pris conscience de l’importance d’ouvrir un tel lieu en France ?
Mes prises de conscience et ma formation politique ont eu lieu à la fin des années 90, y compris mon accès au féminisme, via le monde anglo-saxon. À New York dès les années 70, les lesbiennes qui allaient fonder les Lesbian Archives de New York en 1974 ont commencé à garder les archives lesbiennes dans l’appartement de Joan Nestle et Déborah Edel à Manhattan. Pendant des années, jusqu’à l’achat de la brown house à Brooklyn en 1993, des lesbiennes du monde entier sont venues consulter des archives chez elles. Dix ans plus tard en France, se créait le centre de documentation des cultures lesbiennes, Archives, Recherches et Cultures Lesbiennes (ARCL).
En 2000, en sortant de la maison des Lesbian Archives, je me souviens être allé à un débat intitulé «ArchiveFever» où l’on se demandait quoi faire des archives d’Act-Up. À Act-Up Paris, Sabrina Garnier se demandait quant à elle quelles archives garder, notamment pour la commission Traitements-Recherches. L’archive est toujours la première chose à laquelle on pense avec Act-Up : il y a l’urgence, les mort.e.s, on invente des pratiques mémorielles publiques, loin des politiques froides. On a besoin des archives des luttes pour le temps présent, pour se construire, pour être l’expert.e de soi-même, de sa maladie, pour faire face au pouvoir médical, aux labos, pour produire des savoirs utiles et qui sauvent des vies... C’est un usage extrêmement pragmatique des archives que l’on retrouve dans les associations et les collectifs.
Le Collectif Archives LGBTQI+ s’est constitué à l’initiative d’Act-Up Paris suite à la sortie du film 120 battements par minute. Aujourd’hui le désir d’archive est très fort et transgénérationnel. À titre personnel, je suis sur le dossier avec la Mairie de Paris depuis 2000 et je ne comprends pas très bien ce que je suis allé faire dans cette galère. Déjà en 2003, il avait fallu créer Archilesb! et Vigitrans et lancer une pétition internationale pour faire bouger la mairie. Déborah Edel avait signé tout de suite. Et là, la pétition qu’on vient de lancer en juin avec Didier Lestrade a déjà réuni presque 8000 signatures. C’est un miracle que notre collectif perdure depuis quatre ans sachant qu’on ne nous a toujours pas donné de lieu. Paris, qui se dit «capitale LGBT-friendly» doit proposer aux LGBTQI+ le centre d’archives qu’iels méritent. Aujourd’hui Anne Hidalgo n’aime pas le projet alors qu’elle devrait le chérir. Elle n’a jamais reçu le Collectif, pas plus que la nouvelle adjointe à la culture. On voit bien que le Parti Socialiste a un problème et avait pris l’habitude de contrôler les associations LGBT ou d’y mettre des gens à eux. Mais c’est fini tout ça. À la marche des fiertés de cette année, les politiques ont été banni.e.s du carré de tête. On pensait voir le bout avec le vote du vœu unanime en février dernier au Conseil de Paris en faveur du projet et de son portage par le Collectif Archives mais il semblerait que ce manque d’ambition volontaire, calculé, perdure. L’intention est-elle de dénaturer le projet ?
Le modèle archivistique dominant en France est le modèle archéologique. Selon vous c’est « l’archive de papa ». En quoi ce modèle est-il problématique, limitant ?
L’historien et l’archiviste forment un vieux couple depuis le XIXe siècle, comme si les archives étaient le territoire des historiens. Jules Michelet, le nez dans la poudre des archives, est là pour écrire le récit national. Le modèle que j’appelle «archéologique» est le modèle institutionnel que suit la logique patrimoniale : des gens considérés comme importants, intéressants, vivent et donnent leurs archives après leur mort. Il en est de même avec les mouvements sociaux considérés comme intéressants à archiver. Ce modèle patrimonial classique, je l’ai aussi appelé le «papatrimoine», parce qu’il est patriarcal, vertical et national.
Lorsque la Mairie de Paris a relancé les discussions, les Archives nationales étaient de la partie. Elles nous disaient qu’elles avaient déjà tout sur nous : la police, la psychiatrie, la justice... mais ce sont les archives de la violence. C’est une partie importante mais pas la seule ! Ça nous rappelle juste que l’archive sert d’abord à cela, à contrôler, à nous administrer, à discipliner les corps. Archiver, c’est une forme de gouvernementalité. L’accès aux archives – et on en a un exemple récemment avec la fausse ouverture des archives sur la guerre d’Algérie - c’est une longue histoire de fermeture plus que d’ouverture. En plus, les LGBTQI sont une archive sensible à cause du Sida, de la sexualité, des opérations et des traitements des personnes trans et intersexes, etc. Il y a des dossiers médicaux et cela rend les délais de communication de ces archives beaucoup plus longs. Par exemple, pour l’affaire du sang contaminé, si on respecte les délais de communicabilité et tous les décrets qui sortent pour les allonger, on aura accès à ces archives en 2140 ! Pour réduire ces délais, on doit donc travailler, avec l’accord des personnes sur de nouveaux régimes dérogatoires. C’est aussi ça la démocratisation de l’archive annoncée depuis la Révolution Française mais jamais vraiment réalisée.
En France, il y a aussi une séparation des archives par supports. Les objets vont dans les musées, les documents aux archives nationales, les films à l’Inathèque... Nous ne voulons pas de ça, cette séparation n’a pas lieu d’être. La corne de brume d’Act-Up doit voisiner avec les robes, les tracts, les comptes rendus de réunions, les néons des boîtes de nuit et les K-7 pornos.
Nous sommes sur un modèle d’archive vivante qui est plus proche du corps et des gens : pas la peine d’attendre que les gens soient morts pour dire qu’iels ont de la valeur et sont elleux-mêmes des foyers d’archives qui peuvent en produire. On peut aussi archiver les affects et les émotions. On fait de l’archive en simultanéité, dans le temps présent, avec des personnes physiques, des personnes qui racontent leur vie. Il est crucial de recueillir des archives orales dès maintenant, des récits de vie de personnes, de les écouter et de les faire circuler.
« L’archive de papa » invisibilise tout un tas d’histoires, quels sont les manques ?
Cette «archive de papa», c’est l’archive savoir-pouvoir comme dirait Foucault. C’est à partir de ces archives qu’ont été produites au XIXe siècle, et pas pour le meilleur, nos identités sexuelles et de genre pathologisées et criminalisées. La scienta sexualis des sexologues, de Krafft-Ebing à Tardieu en passant par Ulrich, c’est des archives encyclopédiques qui produisent littéralement les invertis, les Uraniens, les transvestis, les femmes saphiques et autre pervers sexuels.
L’histoire de la violence est une partie de l’histoire de l’homosexualité et de l’hétérosexualité. Celle des luttes, de la résistance, ou la manière dont les gens, les minorités sexuelles et de genre, vivent aujourd’hui leur vie, construisent leur subjectivité, leurs désirs, leurs plaisirs, ou ont envie de faire les choses, en est une autre. Qu’est-ce que ça veut dire d’être lesbienne et féministe dans les années 70 en France, gay avant la dictature en Grèce, trans ou TDS? Ces histoires ne sont pas racontées, elles sont effacées. C’est l’histoire des anonymes et à partir du moment où vous comblez les trous, vous avez des archives qui génèrent d’autres récits. Ces archives produisent alors des savoirs, des politiques, des cultures, des subjectivités, des identités, des expériences... et tout cela n’est pas possible dans les archives institutionnelles qui n’ont pas les moyens de traiter nos vies par le menu.
L’incomplétude de l’archive est évidente pour les minorités et j’y inclus les féministes et les femmes mais elle nous appartient et on peut la compléter comme on veut. Par exemple, dans le Collectif, Bryan Sauvadet a pris en charge un projet sur les LGBTQI+ Asiatiques en France et il le fait : ta mémoire, c’est toi qui la fais. Même si la seconde génération d’enfants asiatiques née en France prend les choses en main avec une scène drag, la danse et la culture populaire en général, les Asiatiques sont LA minorité invisible et pas que chez les LGBTQI. On les traite d’efféminés sur les applis, iels sont exotisé.e.s avec la Thaïlande, le tourisme sexuel, le porno japonais et iels sont complètement dépossédé.e.s de leur narration, y compris par les gays blancs. Il y a urgence aussi car la vieille génération arrivée après les guerres de l’ex-Indochine vieillit et risque de partir en silence. L’une des missions du futur centre sera de permettre la réalisation des projets d’archives de tout un chacun avec des formations, des autoformations, etc, de les valoriser avec des expos, des fanzines, des ateliers, des actions éducatives. C’est aussi cela, l’autonomie.
Vous dites d’ailleurs que l’archive qui vous intéresse le plus est celle qui n’existe pas encore.
Oui c’est celle qu’on invente, puisqu’il n’y a pas de vérité de l’archive. C’est aux gens de décider d’exercer leur puissance archivale en se saisissant de tel ou tel thème qui les intéresse. Et on ne leur dira pas «Attention, si tu n’as pas 50 archives dans ton corpus, tu as tout raté...». On peut être modeste, être à plusieurs, faire ça tranquillement, on peut le faire avec les vivant.e.s... Il faut arrêter de contrôler l’archive en l’indexant sur une ligne biologique, nécro-politique, bio-politique, qui nous dépossède. Nous, nous sommes sorti.e.s de cette culture de la dépossession qui s’exerce avec les archives institutionnelles et on voit bien que l’État empêche l’accès aux archives. En France, il y a une culture très papier, très document, pas corporelle, pas performative, pas orale. Nous essayons de défaire ces frontières. Et ça marche.
Le Collectif Archives LGBTQI a lancé en janvier 2020 le podcast La Fièvre dans lequel vous donnez la parole à des archives vivantes. En quoi ces archives orales sont-elles importantes pour vous ?
Le groupe podcast du Collectif fait des épisodes avec des figures connues et moins connues. Le truc incroyable, c’est que les gens se baladent avec des archives dans les oreilles ! Plus de 55 000 écoutes, c’est pas mal pour faire recirculer les archives, pour qu’elles vivent ! On fait de l’histoire orale, on partage des récits et ça déclenche, ça libère les gens. A Eressos, «patrie de Sappho», où je suis actuellement, je ressens tous les jours la force des archives orales. Ici, les gens font des archives en permanence, iels s’interviewent, s’écoutent les un.e.s les autres dans les cafés et sur la plage. L’archive orale, vous l’écoutez, vous l’entendez, vous changez, vous apprenez, vous transmettez, vous en parlez, et vous savez quoi, vous pouvez même la faire. Quand le Centre d’archives ouvrira, en plus des missions de conservation, de recherche universitaire, d’indexation, etc, on continuera de former des gens à la pratique du podcast et on inventera d’autres supports de transmission. Mais pour ça il nous faut un lieu et vite de 1000 m2 environ et les moyens qui vont avec ! La mairie de San Francisco vient de lâcher 14 millions de dollars pour les archives LGBTQI.
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L'intégralité de l'interview de Sam Bourcier est à retrouver dans le numéro Censored sur le thème de la transmission. Commandez-le ici ou abonnez-vous à Censored magazine.
Le livre Le pouls de l’archive, c’est en nous qu’il bat de Sam Bourcier paraîtra aux Éditions Cambourakis.
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