Copy

Odyssée Argentique

Don't forget 🇧🇦

📍 Sarajevo (Bosnie-Herzégovine)
📅 177 jours depuis le départ
🥾 3 389 kilomètres depuis Tours
📓 407 pages de notes consignées dans mon cahier
📸 504 photographies capturées
📖 Walden ou la Vie dans les bois (1854) de Henry David Thoreau et La Bible en lecture du moment
🔗 Plus de détails sur l'Odyssée Argentique
📮 Les autres extraits du journal de bord
🌍 Copy and paste the text to translate it
Je vous présente aujourd'hui un journal de bord différent. Qui pour cette fois n'évoque pas mes tribulations, mais celles des autres. De passage à Dubrovnik la semaine dernière, j'en profitais pour me rendre sur une exposition proposée par War Photo Limited, un défilé de clichés capturés durant les guerres de Yougoslavie. J'ai voulu en savoir plus, j'ai voulu tenter de comprendre ce qu'il en était. Je me suis nourri de témoignages et de reportages, à travers la Croatie et la Bosnie, d'où je vous écris actuellement. Et plutôt que de vous offrir un simple copier/coller de mes échanges et observations, je préfère vous retranscrire mes émotions à travers une fiction, légère par son format, lourde par le récit inspiré de faits réels, survenus il y a trente ans à peine. Bonne lecture !
Photographie par Liam Levitz - Stari Most.
« Il était presque six heures lorsque les premiers rayons du soleil transperçaient l'épais brouillard de poussière qui recouvrait Mostar. La nuit, froide et effrayante, n'avait pas changé des précédentes. La « fureur croate » comme l'appelait le vieil Amir. Derrière les petites lunettes rondes qui couvraient son regard émeraude, il écoutait désespérément les bombardements, une pluie d'obus venus de la rive occidentale, tenue par les croates. Ces nuits là, dormir devenait un cauchemar. Mais il se savait chanceux. Puisque pour ceux qui ne se trouvaient pas à l'abri, survivre devenait un rêve.
 
Le vieil Amir était l'un des premiers musulmans à avoir gagné les ruines du théâtre de la ville, à quelques mètres de la berge orientale de la Neretva. Plusieurs jours, mois, ou semaines – le vieil Amir ne savait plus parce que depuis le début de la guerre, chaque journée s'était noyée dans le même océan de désespoir et le temps s'était dilaté jusqu'à ne plus exister – il avait été chassé par les siens. Des frères, des amis, des voisins. Parce que son culte l'amenait à prier dans une mosquée, on l'avait expédié de l'autre côté de la Neretva, dans ce que les forces armées croates renommaient le ghetto. Il avait tout abandonné derrière lui. Sous la menace du canon, la porte de sa maison était restée ouverte, ses mains étaient seulement chargées d'une chemise et de deux parapluies, les seules choses qui traînaient dans son hall d'entrée ce jour-là. Il portait un vieux mais élégant costume, celui de son mariage. Il l'avait enfilé parce que cette tenue était devenue le seul souvenir de sa femme. Elle avait rejoint le paradis peu avant l'expulsion, après le tir d'un sniper planqué à deux blocs de sa maison. Il ne savait pas s'il retrouverait un jour cette maison, emplie d'autres et doux souvenirs, où il a grandi, où il a vu grandir ses enfants, dans laquelle il a si longtemps vécu, aimé, partagé. Il ne savait pas qui de lui ou sa maison allait périr en premier.
 
Le soleil entamait sa longue course à travers le ciel, bleu en cette journée de printemps. La plus belle des étoiles de l'univers était la seule lumière qui éclairait ce paysage dévasté par les conflits armés. La ville était démembrée, meurtrie, au contact constant des insupportables explosions. Le sang, les blessures, la mort, étaient des sujets que n'importe quel bosniaque aurait voulu éviter. Mais ils devenaient le quotidien des habitants de Mostar. Jours et nuits, le vieil Amir accueillait vieillards, femmes et enfants. Les hommes étaient rares. Au mieux, ils étaient sur le front, vivants ; au pire, ils gisaient sous les décombres, morts. Comme le vieil Amir, les réfugiés arrivaient les mains aussi vide que le devenaient les âmes. Parfois, d'inconsolables larmes recouvraient leurs visages, témoignages qu'un proche avait probablement perdu la vie en tentant d'échapper à l'horreur.
Photographie par gardnergp - Mostar.
En cette matinée de printemps que l'on aurait voulu plus calme, la jeune Fatima entrait effarée dans le théâtre. Elle avait un regard livide, ses longs cheveux noirs étaient trempés de poussière. Du sang coulait sur son bras, la lame d'un couteau avait effleuré sa peau. Le vieil Amir se dirigea vers elle, doucement, sans un mot. Dans ces situations, il savait qu'il ne fallait pas brusquer son prochain. Il avait compris l'importance des blessures invisibles, celles qui marquent l'esprit, comme un burin marque une pierre. Il lui tendit la main et elle se jeta contre lui, à la recherche désespérée d'un confort qu'elle ne retrouvera plus jamais. Dans un sanglot incontrôlable, elle se confia. Sa voix tremblante peinait à prononcer des phrases que le vieil Amir allait devoir supporter. « Ils m'ont violée. Ils étaient neufs. Ils m'ont violée. Chacun leur tour. Ils m'ont violée ». Le vieil Amir restait impassible. Les mots lui échappaient. Il attendait, ses oreilles absorbant machinalement les paroles de la jeune Fatima. « Je ne pouvais plus bouger, reprenait-elle. Je priais Dieu. J'aurais voulu mourir. Le dernier, après s'être vidé, m'a entaillé le bras. Je me rappelle son sourire. Son rire, atroce. Ce démon, pourquoi ne m'a-t-il pas tué » ? Au fond de sa poche, le vieil Amir trouvait un ticket de rationnement. Le droit à un bol de soupe. Ce fut la seule chose qu'il put offrir à la jeune Fatima avant de l'installer sur les pierres déchirées des ruines du théâtre. 
 
Midi approchait et la soupe allait être servie. Dans un silence ecclésiastique, la foule se rangeait en rang, ticket orange à la main, de la même couleur que la soupe qui mélangeait carottes, pommes de terre et oignons. Chaque ration était contrôlée, justement partagée pour qu'aucun reste de demeure. Peu importe le sexe, peu importe l'âge, chacun recevait la même quantité, souvent jugée insuffisante. Quant à l'eau, des rondes de nuit avaient été organisées pour remplir quelques malheureux seaux dans la Neretva. Puisque dans l'ombre de la nuit, il était difficile pour les tireurs d'élite de repérer un quelconque mouvement. Le vieil Amir avait entendu les murmures d'une aide humanitaire. Mais en vieux sage, il lisait les journaux avant que les affrontements n'éclatent. Et il savait que le pétrole du Moyen-Orient avait, aux yeux des grands de ce monde, bien plus de valeur qu'une guerre sur un territoire aux ressources naturelles inexistantes.
Photographie par gardnergp - Mostar.
Les visages des réfugiés qui attendaient d'être servis étaient frappés d'une étonnante sérénité. La guerre était devenue une fatalité que nul ne pouvait ignorer. Elle était devenue le quotidien de ces dizaines de personnes entassées au théâtre, et des milliers à l'entour, cachés dans des caves, garages ou maisons en ruine. Chacun ici avait déjà perdu un proche. Alors, contre tout entendement, on commençait à se soumettre à cette fatalité. Les cœurs battaient toujours sous le toit fragile du théâtre, mais on l'aurait cru chez certains à l'arrêt. L'expression de ces rescapés n'était plus. Le regard était froid comme la nuit, vide comme les airs.

Trois jours auparavant, Selma était arrivée, dévastée. Durant la nuit, elle avait perdu sous une pluie d'obus ses six enfants. Et son mari. Quand le vieil Amir l'observait à travers la foule, il croyait observer un fantôme. Le visage de Selma était creusé par la peur, rongé par la mort. Durant la journée, jamais un mot ne sortait de sa bouche, jamais ses lèvres asséchées d'une évidente déshydratation ne remuaient. Durant la nuit, on pouvait l'entendre hurler dans son sommeil. Le cauchemar d'une vie, la destruction d'une âme, l'aliénation, la folie. Comme beaucoup ici, on la savait déjà morte.

En fin d'après-midi, un assaut a été donné. De la petite fenêtre qui donne sur la Neretva, on entendait les balles siffler, les bombes rugir, les bâtiments s'effondrer. Au loin, dans une agonisante résonance, des hommes blessés criaient à l'aide. Cette monstrueuse cacophonie plongeait les pensionnaires du théâtre dans l'effroi. Tous étaient impuissants. Ils rêvaient d'un pays uni, d'un modèle de mixité où l'on ne s'étonnerait pas d'apercevoir une mosquée voisine d'une église, elle-même voisine d'une synagogue ; où bosniaques, serbes et croates pourraient marcher ensemble, pour une nation solidaire, plus belle et plus forte. À l'aube des premiers combats, beaucoup avait cessé de rêver. On se demandait seulement si un jour on connaîtrait le nouveau millénaire.
Photographie par Benjamin A. Dixon - Mostar.
Tel un éclair, une poignée de soldats pénétrèrent les ruines. Un frère d'armes était blessé. C'était Armis. Il avait vingt-et-un ans. Avant les conflits, il était parti étudier la comptabilité à Sarajevo. Il était l'un des meilleurs de sa promotion, il rêvait d'intégrer l'une des grandes banques du pays. À l'université, jamais il n'aurait songé terminer dans un tel état. Un sang mêlé de roches et d'éclats d'obus coagulait sur son treillis déchiré. Sa mâchoire avait été fracassée par l'impact d'un tir de mortier. Par quelque bout de chair qui demeurait, la joue d'Armis pendait dans le vide. Ses dents, cassées pour la plupart, étaient à découvert. Sa gorge, noyée dans le sang, articulait des gémissements témoins d'une douleur qu'on oserait imaginer. L'hôpital était à moins d'un kilomètre du théâtre. Malgré les attaques répétées qu'y menaient les croates, l'hôpital, à l'image de ses patients, survivait. Mais transporter ce jeune soldat sous le regard avisé des snipers qui guettaient jusqu'à la plus petite des ruelles de Mostar reviendrait à lui donner une mort assurée. Le vieil Amir chercha dans les caisses médicales le nécessaire pour nettoyer et panser ce visage défiguré. Après ça, le jeune militaire n'aurait plus qu'à attendre la nuit pour espérer être transporté, sous le couvert de la pénombre, jusqu'à l'hôpital.
 
La nuit était tombée et la lune, pleine, pâlissait le ciel d'une lueur mortelle. La bura soufflait terriblement sur la ville, remuant les poussières dans un ballet incessant. Armis avait été transporté au crépuscule à l'hôpital. Ses lamentations s'étaient envolées et le silence était redevenu plat. Toujours, la ville se berçait des derniers tirs de balles, de mortiers. La « fureur croate ». Toujours, on entendait des cris déchirer les ténèbres. Toujours, on se réveillait épouvanté des angoisses de Selma. Le vieil Amir se levait, tentait vainement de la rassurer, avant de plonger à nouveau dans un sommeil, qu'il aurait parfois souhaité éternel. »
Photographie par Keith Bram - Mostar.
Des commentaires, réactions, questions, n'hésitez pas à répondre à ce mail. Et pour ceux qui désirent suivre mon trajet en temps presque réel, cliquez ici. Autrement, à bientôt !

🛒 Shop

Vous souhaitez me soutenir dans ce projet ? N'hésitez pas à vous offrir un tirage ou un récit !

📸 Photographies et tirages

Les photographies proposées sur le shop sont à l’état brut. Elles n’ont subi ni recadrage, ni retouche numérique. Elles sont développées et tirées par Germain Photographie sur un papier 310 g/m², 100 % coton. Tous les tirages sont signés et numérotés.

200914 - Chalet du Boret - 46.1°N, 6.85°E
201012 - Horn - 48.57°N, 7.51°E
Commander un tirage

-

📙 Récits

Lors d'un récent séjour dans les Cévennes, j'ai décidé d’illustrer pleinement cinq jours de marche à travers 60 pages de récits et photographies. Pour le prix d’une bière, soit la modique somme de 5 euros, vous pourrez vous offrir la lecture d’une aventure qui parle de François Ruffin, de loups, de corps meurtris par le soleil et les ampoules, et de saucisse sèche.

Acheter le PDF

A chaque commande d'un tirage ou d'un ebook, 1% est reversé à 1% for the Planet.

📔 D’autres récits sur les GR français

Strasbourg, quinzième et dernier film sur les GR français 🥾🎞

C’est terminé. Comme à chaque fois, on pose les pieds devant un monument qui symbolise la fin d’un long périple. Cette fois, il s’agit de la splendide cathédrale de Strasbourg.

Lire le billet
Note aux futurs épris de bivouac

Je considère le bivouac comme un art, une philosophie, qui se caractérise par l’amour de la nature et le respect d’autrui. Si certains imaginent qu’il suffit de planter une tente pour bivouaquer, d’autres savent que ce geste doit s’effectuer dans le respect de règles essentielles.

Lire le billet

📔 D’autres récits, à l’étranger

🇲🇦 Trek dans le Jbel Saghro

Second séjour de ma vie au Maroc. Cette fois-ci c’est décidé, on limite les déplacements en voiture de location pour préférer les déplacements à pieds. Il y a quelques mois, j’ai été infecté par le virus de la randonnée, et je compte bien en profiter ici. Pour cette session, ce sera un trek dans l’anti-Atlas, un trek dans le Jbel Saghro.

Lire le billet
Facebook
Twitter
Link
Website
Copyright © 2021 simonwicart.com, All rights reserved.
You are receiving this email because you opted in via our website.

Want to change how you receive these emails?
You can update your preferences or unsubscribe from this list.

Email Marketing Powered by Mailchimp