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La semaine dernière j’ai remis les pieds dans un musée pour la première fois depuis le mois de mars. J’ai arpenté de long en large une National Gallery particulièrement calme, croisé les regards de quelques Suzanne au bain, ceux de Vénus et de princesses en détresses, observé de nombreuses femmes endormies, de corps nus érotisés et fétichisés à souhait sans raison particulière, et bien qu’il me soit impossible de nier la beauté de toutes ces œuvres j’ai ressenti un grand malaise. En grattant un peu derrière le vernis, j’ai eu l’impression de voir pour la première fois ce qui avait pourtant toujours été sous mes yeux: l’écrasante toute puissance du désir masculin et la subordination de la femme.

Je n’avais jamais mesuré l’importance de la domination masculine dans notre patrimoine culturel, et je n’avais jamais questionné le rôle de l’histoire de l’art dans la représentation et la diffusion des mécanismes utilisés par la culture du viol (déculpabilisation des agresseurs , “zone grise” autour du consentement, victime blaming etc) ainsi que la façon dont elle a imprégné nos mentalités jusqu’il y a peu, car on ne m’a jamais donné les outils nécessaires pour entreprendre cette démarche. Ça peut sembler cliché, mais j’ai eu l’impression de recouvrir la vue. Ma présence dans ce lieu, m’a donc rappelé mes propres limites. En entamant ma relecture de l’histoire de l’art pendant le confinement, j’ai omis un facteur important : la physicalité de l’œuvre d’art et ce que la confrontation directe à celle-ci peut faire naître en nous. Sa puissance et son aura peuvent nous troubler, nous absorber, nous tromper également, ce qui peut nous empêcher de l’appréhender et de la comprendre dans toute sa complexité.

Je conçois bien évidemment, que l’art est une réflexion de la société dans laquelle il est créé, et que les artistes ayant baigné eux même dans la culture du viol vont inévitablement reproduire ces rapports de force (comme nous finalement). Ce que je trouve cependant inquiétant, c’est qu’ils aient très peu remis en question ce système de domination avant le 20e siècle, ce qui m’interroge sur le degré de participation consciente de ces artistes aux fondations de la culture du viol telle que nous la connaissons aujourd’hui.

De nombreux tableaux comme les Allégories de l’Amour de Véronèse (image 1), Léda et le Cygne d’après un original de Michel-Ange (image 2), ou encore la Suzanne au Bain de Francesco Hayez (image 3), ont clairement participé à véhiculer et à banaliser des comportements issus de la culture du viol. Pour rappel, le concept de culture du viol est apparu dans les années 1970 aux États-Unis et qualifie un ensemble d’attitudes et de comportements qui, dans une société donnée, minimisent, normalisent, et/ou encouragent le viol.

Ayant toujours été le fait d’hommes, l’art occidental nourrit depuis longtemps notre inconscient collectif de mythes, de métaphores visuelles, et de stéréotypes sur les femmes (passivité, immoralité, pureté, tentation,...) que nous avons finit par intégrer. Il est dès lors primordial de recontextualiser ces œuvres et de rappeler qu’elles ont été pensées à travers le prisme de la domination masculine dans une société patriarcale profondément sexiste.

Il n’est dès lors pas surprenant que l’amour et la sexualité soient presque uniquement abordés sur le mode de la violence, que l’asymétrie amoureuse y est la norme, et que la femme soit constamment objectivée, car le but est bien de rappeler que ces dernières sont conditionnées à être assujetties et à procurer du plaisir même (surtout?) à leurs dépends.

La culture du viol réduit la liberté de mouvement des femmes jusque dans les tableaux, elles sont souvent immobiles ou endormies (deux états qui sont couramment interprétés comme des invitations charnelles) voir physiquement enfermées (l’obsession de peintres occidentaux comme Ingres et Delacroix pour les scènes de harem en dit long sur les fantasmes de soumission et d’obéissance de ces messieurs ).
La violence à leur égard prend souvent les traits de la passion amoureuse (les rapts amoureux sont souvent évoqués ), ou de la séduction (on pense notamment aux scènes “galantes” de Fragonard et particulièrement au “Verrou” qui représente un viol sans jamais le nommer), on brouille les pistes en envoyant des signaux différents aux spectateurs pour maintenir une confusion. On justifie les violences par le biais de l’amour - on parle encore aujourd’hui de crime passionnel- pour que les dominants gardent bonne conscience (le viol d’Europe par Jupiter qui, pris de passion pour cette princesse phénicienne, la dupe en se transforme en taureau et l’emmène sur une île pour la violer est un sujet très souvent représenté ).

Ils pourraient se contenter d’induire clairement le consentement ou de s’en détacher complètement, voir de repenser le processus de séduction entre les femmes et les hommes en rééquilibrant leurs rapports de pouvoir mais la majorité des peintres a préféré garder les frontières du consentement floues - on est bien d’accord qu’en vrai la fameuse zone grise n’existe pas et qu’elle est elle même un produit de la culture du viol - pour mieux servir les intérêts et privilèges des dominants.

Ce manque de clarté autour de la notion de consentement, permet aux personnages masculins qui peuplent ces œuvres de s’en sortir moralement tout en culpabilisant et blâmant les victimes si nécessaire ( Suzanne n’avait pas à être nue dans son jardin, voir seule en extérieur ). L’iconographie choisie et les compositions utilisées nous permettent facilement de glisser le curseur de la responsabilité de l’agresseur vers la victime (les femmes sont souvent représentées nues et offertes pour faciliter le victim blaming).
L’art permet donc de légitimer d’un point de vue idéologique la culture du viol et la subordination des femmes aux hommes. Il est donc primordial d’entreprendre une lecture de ces œuvres en les replaçant dans le cadre de la domination masculine afin que leur message soit lisible. Les institutions culturelles ont un rôle immense à jouer dans la recontextualisation de ces œuvres d’art, elles doivent repenser le langage qu’elles utilisent pour les décrire, et ouvrir un dialogue autour de ce qu’elles véhiculent afin de pouvoir combattre et éradiquer la culture du viol.
Pour toute question n'hésitez à me contacter sur lasuperbenewsletter@gmail.com
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