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Alors que beaucoup de gens semblent encore offusqués par la vue d’une mère allaitant son bébé, les scènes d’allaitement font pourtant partie des sujets les plus courants et les plus largement représentés dans l’iconographie occidentale. Ce geste a priori banal et universel a suscité depuis le début de l’humanité un immense intérêt en tous lieux et à toutes les époques (les civilisations primitives représentaient déjà les seins et le lait comme des symboles de fertilité et de féminité), rendant le sujet de l’allaitement politique car on attribuait au lait maternel,au delà de ses pouvoirs nourriciers, des pouvoirs moraux. 

L’iconographie et la symbolique développées autour de l’allaitement ont participé à façonner l’image de LA mère telle que nous la connaissons encore aujourd’hui: aimante, sacrificielle, nourricière, protectrice, gracieuse, comblée, patiente, disponible, et domestique. Autant de caractéristiques louables qui ont permis de développer le culte de la maternité parfaite et une réelle dévotion autour de la femme afin de mieux l’enfermer dans un rôle à mille lieux de la réalité. Alors que je me suis toujours attendrie devant ces scènes, j’y vois désormais (pas tout le temps je vous rassure) une façon de contrôler le corps des femmes, ainsi que leur rôle au sein de la société patriarcale.

Les réseaux sociaux ont bien évidemment pris le relais, c’est un espace qui continue à propager la figure de la mère parfaite (méga épanouie et allaitante si possible) d’où l’importance de décoder et comprendre les symboles qui nourrissent cette mythologie pour s’en affranchir (car je ne vous apprends rien en vous disant qu’on l'a toutes plus ou moins intégrée et fait circuler également).

L’histoire de l’art, jusqu’à l’arrivée des femmes dans le game, nous donne qu’une version tronquée et fantasmée de la maternité. C’est aussi ça le male gaze, prendre le contrôle de la narration des femmes, poser un regard d’homme sur un sujet complètement féminin dont ils n’ont jamais fait l’expérience dans leur chair pour l’idéaliser et parfois (souvent?) l’instrumentaliser pour servir leurs intérêts.

Durant l’Antiquité on retrouvera des figures de déesses allaitantes, souvent liées à la fertilité mais également à la protection des femmes enceintes. Mais celle qui sera le plus présente au cours de l’histoire et qui laissera une empreinte indélébile sur la façon dont on perçoit la maternité, c’est la Vierge au lait (Maria lactans).

L’image de la Vierge donnant le sein trouve son origine dans l’Égypte Copte. Cette figure pourtant inexistante dans les Évangiles canoniques, est explicitement décrite dans le Protévangile de Jacques : « l’enfant prit le sein de sa mère Marie ». Bien qu’inspirée par les statuettes d’Isis allaitant Horus (vu le nombres de statuettes nous étant parvenues, on soupçonne une production énorme, quasiment industrielle de cette figurine qui fascinait tant : Isis aurait sauvé son fils d’une morsure mortelle de serpent grâce à son lait), l’iconographie de la vierge lactatrice, dont la plus ancienne représentation que nous connaissons à ce jour est au monastère Saint Jérémie de Saqquara (Égypte), va d’abord se développer dans l’Église copte orthodoxe et à l’époque Byzantine sous la forme d’icône « Galaktotrophousa » (du grec Gala (lait) et trophein (nourrir) ) avant de faire son arrivée dans l’Église catholique et dans l’art religieux en général d’abord via des illustrations dans des manuscrits, avant de devenir le sujet de très nombreuses peintures.

D’une figure figée et peu expressive, l’image de la Vierge allaitante évoluera vers celle d’une mère chaleureuse et aimante. Les femmes doivent pouvoir s’identifier, d’où le renforcement de l’intimité entre la mère et l’enfant et la représentation de plus en plus naturaliste de ces derniers. L’idée est que via l’identification, les femmes auront une connexion émotionnelle/sensible avec la vierge ce qui consolidera  leur croyance (si ce n’est pas de l’instrumentalisation ça).

Tantôt représentée comme une Regina Caeli (reine du ciel) sur son trône en élévation avec une couronne renvoyant l’image d’un allaitement fort et vertueux, et tantôt assise au sol les pieds nus en signe d’humilité et de pauvreté. Au Moyen-Âge, allaiter était perçu comme un signe de bas statut social (par la suite également). On utilisait aussi cette figure à la même époque pour rassurer les foules pendant les périodes de troubles et de guerres qui déchiraient l’Europe. L’allaitement, c’est d’ailleurs aussi la charité. En effet, de nombreuses peintures et sculptures représentent la vierge offrant son sein à Jésus, ce qui était également une façon de l’offrir au spectateur. On pense également à des peintures de la Charité romaine, une des plus connue étant celle de Pierre Paul Rubens, dans laquelle on voit une jeune fille (Pèra) allaiter secrètement son père (Cimon) en prison condamné à mourir de faim.

Le lait peut évoquer la terre promise, la maison, ainsi que la femme. Dans le Cantique des cantiques, la femme aimée est décrite avec les caractéristiques de la terre d’Israël, et en l’embrassant son amant goutte au lait et au miel. Le lait sacré est à l’origine du monde dans plusieurs religions, il est autant envisagé comme une substance nourricière que comme un suc fertile. 

Le lait peut également être considéré comme une nourriture spirituelle, une façon d’accéder à la croyance et d’accueillir le Christ dans nos vies. On trouve régulièrement des peintures de déesses ou de vierges faisant gicler leur lait dans la bouche d'un mortel pour le bénir, le soulager de ses douleurs, ou assurer son salut. On pense notamment à la légende de Saint Bernard de Clairveaux, qui, faisant ses dévotions devant une statue de la Vierge Marie, eut en guise de réponse à la phrase suivante : “Montrez-vous une mère”, un jet de lait propulsé droit dans la bouche. Le lait symbolisant ici l’amour maternel.
Au 15-16e siècle on commence à représenter un sein anatomiquement correct, la technique de l’époque a évolué et l’approche naturaliste implique une charge érotique qui n’était pas là précédemment (les seins étaient souvent petits et pointus) ce qui nous fait sortir de l’image de dévotion que nous avons connu jusqu’alors. Le sein devient un objet de désir, on le sexualise.

À la fin du 16e siècle, les vierges au lait disparaissent peu à peu (le Concile de Trente interdit la nudité dans les scènes religieuses). À ces scènes d’allaitement symbolique, miraculeux, et mystiques vont se substituer des scènes d’allaitement de la vie quotidienne. Les peintres vont toujours rester dans une approche essentialiste de la femme, mais ces scènes intimes commencent a laisser entrevoir la réalité de l’allaitement entre fatigue et tendresse et le fait descendre de son piédestal.

Il me semble clair que l’iconographie autour de l’allaitement a contribué  à la fois à créer une image de la mère parfaite allaitante, sacrificielle, tendre et dévouée qu’on utilise encore aujourd’hui pour justifier l’immense charge qui pèse sur les femmes. Elle a également participé à rendre ce geste naturel et évident en insistant, via des légendes, sur le fait que le lait, au delà de son aspect nutritif, a des vertus spirituelles, magiques, et est surtout un vecteur de savoir et d’amour (si tu n’allaites pas c’est que tu n’aimes pas).
Il est aussi intéressant de voir comment le sein, qui était d’abord représenté et envisagé comme un outil, a été sexualisé par la suite (les joies de la Renaissance qui a érotisé et objectivé les femmes comme jamais ainsi que l’augmentation de commanditaires privés, l’art s’affranchit de l’Église et on se lâche) et comment on en paye encore les conséquences aujourd’hui. L’espace public a encore du mal a accepter la mère allaitante avec la bienveillance qu’elle mérite, et à l’accueillir sans poser sur elle un regard d’inconfort ou libidineux. Entre l’injonction à donner le sein et l’injonction à le cacher, on finit comme les Vierges du Moyen-âge par jeter un voile sur ce bout de chair qui dérange tant pour éviter les malaises. En vrai on a juste le cul coincé entre deux injonctions patriarcales.

En réinvestissant et recontextualisant notre héritage iconographique pour le déconstruire (bah oui marre d’être essentialisée et soumise à ma pseudo nature pour mieux servir les intérêts masculins )autant que pour l’utiliser à normaliser et désexualiser l’allaitement (et le sein tant qu’à faire), on se libère un peu plus des injonctions liées à la maternité et aux corps des femmes de manière générale . En m’interrogeant sur la fonction de la figure de la Vierge au lait dans l’histoire de l’art, je comprends mieux l’origine du mythe de la mère idéale, je sais à qui il sert, et ces scènes que je trouvais attendrissantes me semblent aujourd’hui être du prosélytisme à peine caché. Pas que je nie la beauté et la force du lien entre une mère et son enfant, j’ai une tendresse infinie pour la « Jeune femme allaitant son enfant » (1908) de Mary Cassat ou encore la “Mère et enfant allongés“ (1906) de Paula Modersohn Becker, mais je pense qu’il est important de rappeler que l’art n’est pas neutre, et qu’en déchiffrant ses codes et ses intentions on fait un petit pas de plus dans le démantèlement du patriarcat.
Iconographie:
  1. Figurine d'Isis allaitant : Basse Époque, 664 - 332 avant J.-C.
  2. The “Milk-Giver” of the Hilandar Monastery on Mt. Athos
  3. Virgin suckling the Child, by Hans Memling (ca 1430-1494)
  4.  Virgin and Child, by Hans Baldung (1539-1540)
  5. Nursing Madonna, by Bernardino Luini (15240
Pour toute question n'hésitez à me contacter sur lasuperbenewsletter@gmail.com
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