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La femme est faiseuse de destin dans notre culture occidentale. De destins tragiques on s’entend. De Eve à Cléopâtre en passant par Hélène de Troie ou Salomé et Aphrodite, on ne compte plus les exemples de femmes qui ont mené des civilisations entières à leurs pertes. L’archétype de la femme fatale existe (presque) depuis la nuit des temps mais a été renforcé, notamment en peinture, à certaines époques durant lesquelles le patriarcat se sentait menacé et prit d’une suffocante angoisse de castration. 

Pour maintenir la domination masculine en place, quoi de plus efficace que de rappeler aux hommes le danger que peuvent être les femmes, et de replacer au centre de la narration leur “nature” de séductrices et de manipulatrices? Car oui, vous vous en doutez bien le personnage de la femme fatale est une création made in patriarcat, que les artistes masculins (toutes disciplines confondues) vont s’approprier tout au long de l’histoire de l’art participant ainsi à renforcer la misogynie ambiante même si c’était “juste” à coups de métaphores et d’allégories. 

Prenons par exemple Salomé, cette princesse juive à la beauté incandescente qui, à la demande de sa mère Hérodiade, va danser un soir de banquet devant le roi Hérode et ses convives afin de le séduire et d’obtenir de lui la tête du prophète Jean Baptiste qui harcelait sa mère adultère de réprimandes. Pendant longtemps, elle a été représentée habillée à la mode de l’époque, couverte , et avec la tête de Jean Baptiste sur un plateau comme seul signe nous indiquant son identité avant de devenir une danseuse ultra sexualisée, peu vêtue, et séductrice. J’aime particulièrement la Salomé d’Henri Regnault de 1870 (image 1), le sourire narquois, le regard franc, les pieds qui se glissent hors de ses chaussons, mais surtout le fait que l’arme est dans sa main, sous son contrôle. Regnault nous met en garde sur la nature dangereuse de Salomé. 

Le glissement d’une Salomé avec un regard en coin et un petit sourire discrètement esquissé comme chez Cranach l’Ancien (image 2), vers une icône de la séduction mystérieuse et exotique quasiment diabolique aux pouvoirs magiques comme chez Gustave Moreau (image 3) se fera dans la seconde partie du 19e et au début du 20e (du pain bénit pour les artistes fin de siècle dont on parlera dans une prochaine newsletter ).

En effet à cette époque, les luttes des femmes pour obtenir plus de droits et ne plus être uniquement considérées comme des citoyennes de seconde zone commencent lentement à porter leurs fruits. Avec leur émancipation et l’apparition de la femme moderne, les mâles se sentent menacés. Ces femmes qui se rêvent indépendantes et qui prennent pleine possession de leur sexualité les effraient : rappelons que la sexualité est un lieu important de la domination masculine qu’ils doivent absolument contrôler.

En réponse à cette volonté de libération, ils décident de diaboliser le désir féminin. Les caractéristiques types de la femme fatale, exemplifiées à profusion dans l’histoire de l’art, nous rappellent à quelques éléments près celles des femmes harcelées et assassinées durant les chasses aux sorcières du Moyen-Âge et de la Renaissance. Des femmes indépendantes qui se détournent de la maternité, de la vie de famille, sexuellement actives, qui ont la capacité d’obtenir des hommes grâce à leurs charmes, des faveurs qui mèneront souvent ces derniers à leur perte. La différence c’est que la femme fatale est quasiment toujours jeune (l’âgisme comme d’habitude), hyper féminine, hétérosexuelle (car oui il faut quand même qu’elle soit accessible à ces messieurs), et qu’elle est souvent présentée seule en opposition aux autres femmes (alors que les sorcières étaient en bande). 
Le fait que la sexualité, et le sexe féminin en particulier, soit la source de tous les maux des hommes et du monde n’est pas anodin. À cette époque, la médecine tente de relier pas mal de troubles psychiques, comme l’hystérie, à l’utérus et au sexe féminin (on ne remercie ni Freud ni Charcot), mais également les maladies vénériennes (stigmatisation et hantise de la prostitution). La femme fatale est un concept sexiste. On montre des femmes puissantes, non pas pour les empouvoirer et nous donner à voir autre choses que des femmes nues et passives, mais pour mieux les contrôler. Ils réduisent encore une fois les femmes à leurs corps, on leur offre une apparence belle et envoûtante (tant qu’à faire autant se rincer l’œil) pour contraster avec l’intérieur perfide et cruel, et rappeler que les femmes sont des dissimulatrices auxquelles il ne faut surtout pas faire confiance. 

Un des tours de force du patriarcat c’est l’essentialisation, faire croire que ces traits sont le fait de notre nature de femme (une des raisons pour laquelle on nous méprise également), et les artistes ont bien entendu largement participé à véhiculer ces stéréotypes, mais leurs ont également donné un visage. Les symbolistes en raffolent particulièrement, ils sont obsédés par la figure de Salomé qu’ils déclinent à toutes les sauces (tantôt mante religieuse castratrice, tantôt androgyne et asexuée), ils aident activement à faire circuler l’archétype de la femme fatale. Ils utilisent aussi de nombreux personnages mythologiques comme le sphinx qui, avec sa tête de femme et son corps animal, symbolisait la peur des hommes vis à vis du changement du rôle des femmes dans la société (Œdipe et le sphinx de Gustave Moreau - image 4). Vous noterez que dans la mythologie, ce sont principalement les femmes qui sont des êtres polymorphes, changeants, et pouvant se dissimuler et apparaître sous des formes différentes. C’est aussi la rhétorique qui est appliquée à la femme fatale, ce qui la rend mystérieuse et dangereuse.  

Les orientalistes utiliseront aussi cette figure à laquelle leur regard colonial viendra ajouter une dimension raciste. La belle juive par exemple, qui dérivera vers la femme fatale, est un combo parfait de misogynie et d’antisémitisme. Et si on y regarde d’un peu plus près, on notera que la femme fatale évoque souvent l’ailleurs , l’inconnu, et l’exotisme en peinture (et par la suite dans le cinéma). Les occidentaux sont en pleine expansion coloniale au 19e siècle, et cela va bien entendu façonner l’image des femmes racisées sur lesquelles ils projettent autant leurs fantasmes que leurs peurs.

Je ne sais pas vous, mais pendant longtemps j’ai vu la femme fatale comme une figure forte, émancipée, indépendante et clairement badass. Même Eve était pour moi une sorte de symbole de désobéissance et de fronderie. En comprenant mieux leur genèse et la façon dont elles sont instrumentalisées, je suis évidemment beaucoup moins enthousiaste, mais je me dis que malgré le fait qu’elles soient des créations du patriarcat, cela n’empêche pas qu’elles ont fait circuler des codes, des attitudes, et des idées émancipatrices et féministes.

Sans le vouloir, ils leur ont donné une voix, un langage qui dépasse les limites imposées par la domination masculine. Elles apportent, en terme de représentations, une autre option, car ils nous ont donné à voir des femmes qui comme Judith coupent des têtes, qui comme Circé sont puissantes, ou d’autres comme Cléopâtre qui sont en charge, qui ont du pouvoir et ça, ce n’est pas rien .
Pour toute question n'hésitez à me contacter sur lasuperbenewsletter@gmail.com
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