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Dans « Le Coût de la vie » que j’ai lu en début d’année, Deborah Levy mentionne Simone de Beauvoir, ce qui m’a donné envie d’aller repêcher « Le deuxième sexe » dans ma bibliothèque. Dans les passages où elle parle des plasticiennes et de la création féminine, de Beauvoir explique que de par leur condition de femme, elles n’ont pas le pouvoir de toucher à l’universel et de parler à l’humanité: « Vivant en marge du monde masculin, elle (la femme) ne le saisit pas sous sa forme universelle, mais à travers une vision singulière. » Elle mentionne aussi qu’il était impossible pour les femmes d’avoir du génie, car la simple possibilité de créer une œuvre leur était refusé. 

Pour rappel, les femmes ont eu la possibilité de s’inscrire à l’École des beaux-arts de Paris seulement en 1897, avec un accès limité aux cours et des horaires différents pour éviter les contacts avec les élèves masculins. Pendant des siècles, la seule façon d’avoir une activité artistique au-delà du passe-temps était soit via un homme de leur entourage (père, époux, amant) soit en rejoignant un monastère où elles avaient la possibilité de faire de l’enluminure, de peindre des fresques, ou de recopier des manuscrits.

On peut lire en filigrane chez de Beauvoir une volonté de rester fidèle à une tradition universaliste de l’art particulièrement chère à la France. 

J’en suis donc revenue à penser à la place des femmes dans l’histoire de l’art, et à me bousculer à nouveau à un paradoxe qui vient régulièrement parasiter mes pensées: faut-il mettre en avant le genre quand on parle de la production artistique des femmes au risque de tomber dans une approche essentialiste de leurs œuvres, ou au contraire faut-il libérer ces artistes du poids de leur genre et envisager leur travail en dehors de cette variable?

Qu’il est bon d’être un homme et de ne pas devoir se poser cette question n’est-ce pas? C’est ça le vrai luxe. Je ne vous apprends rien en vous disant que le regard dominant dans notre société est bien le regard masculin qui est imprégné dans chaque recoins de notre culture iconographique et qui, encore aujourd’hui, habite notre inconscient collectif et influence nos représentations. 

L’histoire de l’art s’est construite sur l’exclusion des femmes (et des personnes minorisées de manière générale), sur le rejet de leurs expériences, et à largement participer à les définir et à les dominer. 
 

En partant de ce postulat il est nécessaire, selon moi, de repenser l’histoire de l’art d’un point de vue féministe (et décolonial c’est encore mieux). Non seulement pour réintroduire dans notre histoire les artistes femmes qui ont été marginalisées voire oubliées (pour rappel, les femmes ont pratiqué une activité artistique à chaque époque), mais aussi pour donner aux femmes la possibilité d’investir cet espace mental et politique qui a une influence déterminante sur nos comportements sociaux et sur la façon dont on se représente le monde. L’imaginaire des femmes est nécessaire, tout comme l’imaginaire queer pour créer de nouvelles possibilités, ça j’en suis persuadée.

La notion d’espace est primordiale quand on parle de femmes et d’art car elle explique en grande partie leurs prédilections pour certains matériaux comme le textile (Faith Ringgold:  Maya’s Quilt of Life, 1989 -image 1), certains sujets comme les natures mortes (Rachel Ruysch : Still Life with Flowers in a Glass Vase, c. 1690 - c. 1720- image 2) ou les scènes d’intérieurs (Mary Cassatt: Le thé , 1880- image 3), mais également leurs difficultés à accéder à des carrières artistiques. Les femmes appartenant pendant des siècles à l’espace privé/domestique, elles dessinaient ou peignaient ce qu’elles voyaient, des fleurs, des fruits, leurs enfants, des sujets à priori banals, mais qui peuplaient leurs quotidiens.

Cette limitation dans l’espace explique aussi que les femmes produisaient souvent des œuvres de petites tailles comparées aux canevas immenses des hommes qui pouvaient travailler dans des ateliers. Car oui le talent ce n’est pas tout, il faut une chambre à soi pour le développer et pour lui laisser prendre son envol. Les femmes étant souvent enchaînées à une vie domestique dans laquelle il n’y avait pas d’espace pour la création, elles se retrouvent physiquement empêchées d’accéder au statut de créatrices. C’est encore le cas aujourd’hui : la charge mentale pesant toujours plus pour les femmes, s’aménager des espaces physiques et mentaux pour créer est souvent un challenge.

Les femmes, en tant que groupe socio-économique, ont dû se sortir de la maison familiale pour pouvoir accéder au savoir et à la création notamment grâce au travail. Le fait qu’elles ont réussi à mener des carrières artistiques dans un système misogyne qui les rejetait, et dans lequel elles n’étaient même pas considérées comme des citoyennes à part entière jusqu’au 20e siècle, fait qu’à mon sens il est intéressant de connaître le genre d’un.e artiste pour analyser son œuvre, car le fait d’être du côté des dominants ou des dominés impacte irrémédiablement la façon dont on va créer. 

Il est donc, selon moi, passionnant d’analyser les constructions culturelles qui sont responsables des hiérarchies sexuelles, bien qu’elles ne soient évidemment pas indispensables pour qu’une œuvre nous transcende. Certaines artistes vont ardemment défendre leurs droit à la différence et n’hésiteront pas à revendiquer une essence féminine inhérente à leur nature de femme, je pense notamment à l’œuvre de l’artiste féministe américaine Judith Chicago « The Dinner Party » (image 4) réalisée par des centaines de femmes sous sa direction de 1974 à 1979 qui est une installation qui célèbre le rôle des femmes dans notre société occidentale.

Cette œuvre fût assez controversée dans le milieu féministe, qui rejetait l’idée de Judith Chicago qu’on retrouve souvent à la base un déterminisme biologique dans les œuvres créées par les femmes. D’autres, au contraire, vont s’efforcer de réclamer la parité en prouvant que rien ne différencie l’œuvre d’une femme de celle d’un homme. D’autres encore utiliseront ce médium comme un outil militant pour se réapproprier leur corps constamment objectivé, mais également pour dénoncer les inégalités et les violences faites aux femmes. 

Le travail de Suzanne Lacy (image 5 - avec Leslie Labowitz, Kathy Kauffman, Claudine King, From Reverence to Rape to Respect, 1978, performance, © Suzanne Lacy) est particulièrement brillant de ce point de vue, car ses installations et performances ont réellement permis de sensibiliser un large public sur les violences faites aux femmes. Les artistes femmes ne sont évidemment pas un groupe homogène, et fort heureusement. Essentialiste, universaliste, hors des grands mouvements de pensée dominants, je pense que pour pouvoir se sortir d’une approche genrée de l’art, c’est le système qui doit changer. Il me semble important de valoriser les expériences propres aux femmes dans l’art, de créer des mondes où l’on existe pour pouvoir résister, mais je ne pense pas que toutes les artistes doivent évidemment inclure cela dans leur démarche artistique. 

En nous opposant constamment aux artistes masculins on nous force quelque part à les inclure dans notre processus créatif. Se définir contre quelque chose c’est continuer à intégrer celle-ci à notre espace de réflexion. Dans notre société patriarcale, l’expérience universelle par défaut est encore celle du masculin. Tant qu’on vivra dans un système qui pense que les expériences propres aux femmes et aux personnes minorisées n’ont pas de valeurs à toucher tout le monde, l’égalité ne sera malheureusement qu’un leurre comme nous le rappelle Simone de Beauvoir : « Au moment où les femmes commencent à prendre part à l'élaboration du monde, ce monde est encore un monde qui appartient aux hommes : ils n'en doutent pas, elles en doutent à peine. » à nous d’infuser nos imaginaires collectifs avec nos mondes parallèles.

Pour toute question n'hésitez à me contacter sur lasuperbenewsletter@gmail.com
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