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 Pistachio le dernier romantique
 

Cher abonné,

Je me dois de vous mettre en garde contre deux choses à l'orée de cette infolettre : d’abord, les nombreux divulgâchages d’œuvres auxquels je me livre ; ensuite, il se pourrait que je sois tombé dans ce travers dénoncé par Montesquieu : Ce qui manque aux orateurs en profondeur, ils vous le donnent en longueur. 

Je vous laisse juge. 
 

Samedi 16/01

Pas de chantier aujourd’hui en raison de contraintes logistiques ; jour de repos bienvenu pour Platrio le spectre. Je profite de ce temps libre inespéré pour me rendre, accompagné de Barbara, dans le magasin spécialisé proposant à la vente le beau carrelage hexagonal en relief repéré récemment sur internet. Il s’agit de s’assurer de visu qu’il figure parfaitement les rayons d’une ruche, ainsi qu’il le semble à l’écran. 

C’est un très beau magasin caché dans les replis d’une superbe zone commerciale. La vendeuse est charmante, et lorsqu’elle nous présente des échantillons du carrelage, il correspond si parfaitement à ce que j’imaginais que je manque de battre des ailes, tel un abeillaud dans sa ruche. Elle vérifie nos calculs de surface — ceux de Barbara en réalité — au moyen de son logiciel perfectionné tout en nous abreuvant de conseils bienveillants. Enfin, au moment de me présenter le bon de commande, elle me tend un pot en verre dans lequel on a placé des petits bouts de papier repliés.

Je ne comprends pas immédiatement ce qu’elle attend de moi : croit-elle me proposer une friandise ? Est-elle fière de la façon dont elle a replié les bouts de papier ? Barbara me pousse du coude et je comprends qu’il faut que je pioche : c’est un tirage au sort !

Je réfléchis longtemps. Un peu trop longtemps peut-être. La vendeuse est circonspecte, Barbara la rassure : Ne vous inquiétez pas, ça lui prend toujours un peu de temps. Et ma foi c’est vrai, je choisis rarement à la légère. En l’espèce, j’attends d’atteindre l’état particulier dans lequel je distinguerai, au milieu du brouhaha de petites voix qui s’échappe du pot de verre, celle du bout de papier dans lequel je placerai ma confiance.
Enfin je l’entends, timide, hésitante — ce n’est pas le genre de bout de papier à crier plus fort que les autres — et je m’en saisis doucement. Je le déplie délicatement, après m’être détourné pour que ni Barbara ni la vendeuse ne puissent voir le message qu’il me délivre : — 15 % ! 
Je réfrène mon cri de joie, car j’ignore si c’est un bon score ou pas, faute d’avoir ouvert tous les autres petits papiers. Lorsque la vendeuse m’annonce que c’est la réduction maximale à espérer, je pousse un Yes étouffé en l’accompagnant d’un geste rageur, poing serré et bras replié partant vers l’arrière. Tandis que la vendeuse transmet à son logiciel ces nouvelles données tarifaires, je me sens heureux, immensément heureux ; je presse machinalement le coude de Barbara à la recherche de l’endroit qui fait de l’électricité, comme souvent lorsque je suis heureux et qu’elle se trouve près de moi.

Dehors le soleil brille. La zone commerciale est superbe, peuplée des magasins de tôle les plus divers, se côtoyant sans logique apparente au gré des nouvelles modes, des faillites, des changements d’enseigne, et cela doit être un spectacle merveilleux que d’admirer régulièrement ce paysage toujours changeant. Quel dommage de partir vivre à la campagne, me dis-je en mâchouillant un sandwich élastique sur le parking d’une boulangerie géante. 

Je suis pris d’une infinie tristesse au moment de quitter la zone commerciale pour rentrer à Bordeaux, mais elle nous ballotte tendrement de rond-point en rond-point, sans que jamais nous n’en trouvions la sortie, comme une mère bercerait son enfant, car elle ne veut pas que je parte, elle non plus. Au quatrième tour de rond-point, mais est-ce le même, cela est devenu impossible à dire, Barbara qui me voit si triste me demande : Allez, on va faire un tour à La Croquetterie ? Je lui réponds : Oui, haussant les épaules d’un air désabusé, comme si rien ne pouvait alléger le fardeau de mon existence, cependant qu’à l’intérieur, mon cœur déborde de reconnaissance. 

Dans le magasin j’admire longuement les sacs de croquettes géants, pointe les différences entre les gammes de produits, compare les prix au kilo, les valeurs nutritionnelles. Le vendeur répond avec patience à toutes mes questions, plaçant dès qu’il le peut, comme pour me rassurer, qu’il a été assistant en cabinet vétérinaire ; mais je n’ai pas besoin d’être rassuré, il est suffisamment passionné de croquettes pour que je lui accorde toute ma confiance. C’est vraiment un très grand professionnel, à qui je promets de revenir acheter de plus gros sacs de croquettes si le chien et les chats apprécient celles dont nous repartons chargés. 

Simple hasard, ou la magie de la zone commerciale ? Lors de ma promenade vespérale avec le chien, j’assiste pour la première fois de sa vie à la triste mésaventure qui frappe parfois ses semblables : sa crotte est bloquée à mi-chemin, et il ne sait pas s’en dépatouiller, hésitant entre continuer d’avancer pour l’expulser et se frotter le cul par terre pour la réduire en miettes. Et ce regard, ce regard dans lequel je lis l’angoisse, la surprise, l’incompréhension ! C’est certainement celui du jeune soldat fauché au sortir d’une tranchée, lui qui se croyait immortel pour avoir replié contre son cœur la lettre de sa fiancée reçue au matin. 

Bref, il était temps d’opter pour des croquettes haut de gamme.

 

Dimanche 17/01

De retour sur le chantier, nous avons la désagréable surprise de constater que rien n’a avancé durant la semaine, à l’exception de dégradations opérées par les artisans qui ne prennent aucun soin des sols, de l’escalier, ni des travaux de finition que nous avons effectués, et ce en dépit de notes rédigées en roumain — impossible de trouver un traducteur automatique du français au moldave. 

Tout ceci étant assez habituel, j’entreprends sans m’émouvoir de préparer mon habituel petit café soluble tandis que Barbara poursuit son inspection ; au moment où je constate que nous n’avons plus d’eau courante, car les hommes de l’art ont pété les robinets, un cri inquiétant provenant de l’étage me fait lâcher ma bouilloire. Je monte en toute hâte, manquant de glisser dans le ciment que les artisans ont gâché à même le carrelage de la cuisine puis de faire s’effondrer l’escalier de bois désormais branlant. Je parviens essoufflé dans la chambre, au milieu de laquelle se tient une Barbara physiquement intacte, mais qui semble avoir vu un fantôme. Je lui demande : Quoi, quoi, qu’est-ce qui se passe ? Elle tourne lentement vers moi sa face livide sans répondre. Mais quoi, quoi ? Parle donc ! crié-je d’une voix que j’aurais voulue moins haut perchée. Son bras se lève péniblement en direction du mur. Elle veut me montrer quelque chose. Un radiateur. Ils les ont enfin accrochés, tu es contente, c’est ça ? C’est vrai c’est pas trop tôt ! Elle me répond : ils ont accroché les radiateurs. Sur des murs pas terminés. Comme je ne saisis pas tout à fait la gravité de la situation, je me lance dans une sorte de danse de la rage, tapant du pied et pestant : Non, mais les salauds ! Les salauds ! En réalité, je pense en moi-même : Ça ma petite, c’est une punition divine pour avoir dit dans la voiture que Chateaubriand te pétait les rouleaux.

Barbara quitte la pièce pour continuer son inspection, et je redescends tourner en rond sans savoir quoi faire, tandis que me parviennent de nouveaux cris de rage. Je regarde le chien à qui la peur fait rabattre les oreilles en arrière. Je touche les miennes, et je les trouve un peu rabattues en arrière : j’ai peur moi aussi. À présent, Barbara est revenue s’effondrer dans le canapé que les artisans ont taché de café soluble — mon café soluble. Elle parle des fixations affreuses utilisées pour accrocher les radiateurs. Elle parle des nouvelles rayures sur le parquet. De toutes ces choses qu’elle voit, et que je ne vois pas. Partageant à présent sa peine, je puise en moi d’insoupçonnées ressources pour lui remonter le moral.
J’y parviens, mais, découragés, nous quittons finalement les lieux sans rien y faire. 

 

Lundi 18/01

Depuis que j’ai remarqué que le chien craignait les tasses emplies d’un liquide chaud, il m’arrive, pour l’asticoter un peu, d’approcher lentement la première de mes mille tasses de café quotidiennes de sa face ; il détourne alors la tête d’un air inquiet, tout en continuant de me regarder de côté, pour finir par décaniller et donc cesser de quémander nourriture, caresses, ou que sais-je encore puisqu’il n’est pas toujours très clair. 

Or, ce matin, m’est venue l’idée de tester ce procédé sur Barbara. Mais était-ce parce qu’elle n’était pas en train de me harceler pour des caresses ? Lorsque j’ai approché la tasse de son visage, presque jusqu’à la toucher, elle s’est contentée de lever les yeux vers moi et m’a demandé ce que je voulais. Ma foi ma belle, je voulais vérifier une théorie scientifique, rien que ça ! 

À mesure que j’approche de la fin du Lys dans la vallée, je me demande en toute modestie s’il n’y aurait pas un problème quelque part. En effet, le narrateur Félix de Vandenesse semble faire l’admiration de toutes les femmes, alors que Balzac le dépeint au début du livre comme une espèce de gros bébé attardé, et puis plus rien. Rien qui ne permette de l’imaginer devenu séduisant. Il a certes trouvé un job auprès du roi, mais c’est à peu près tout. Pourquoi la belle Arabelle Dudley s’enticherait-elle de lui au point de ruiner sa réputation pour vivre à ses côtés ? C’est une belle amazone anglaise, rousse, sportive, au caractère de braise qui pourrait avoir n’importe quel homme : alors pourquoi ce gnangnan de Félix qui semble avoir du jus de navet dans les veines ? De plus, il passe son temps à parler de Madame de Mortsauf, qui se refuse à lui et l’appelle son enfant, le charge d’une masse de corvées, comme par exemple tenir compagnie à son mari pénible, tout en le culpabilisant l’air de rien de prendre du bon temps avec la belle Arabelle. Et môssieur hésite entre les deux femmes, l’une est comme ceci, mais l’autre est comme cela, ah si on pouvait les mélanger pour en faire une femme parfaite, et patati et patata. Moi, je veux bien, mais alors qu’on me donne l’impression que cela est seulement vraisemblable. Mais enfin, Balzac n’a certes pas besoin de mes conseils, je ne suis pas sensible au charme de Félix, voilà tout. Une remarque : si Arabelle existait aujourd’hui, je me jetterais sous les sabots de son cheval en espérant en réchapper ; lorsque, inquiète, se sentant un peu coupable, elle me demanderait ce qu’elle peut faire pour moi, je lui répondrais : Oh, trois fois rien, juste un petit bisou là en tapotant ma joue. 

Il est tard, et j’attends le sommeil depuis longtemps déjà, lorsque je me rends soudainement compte que je perds la mémoire. Impossible de me souvenir de ce qu’est une méduse. Je me souviens du mot, puisque je l’emploie dans ma tête ; je l’associe même à l’élément aquatique. Impossible, pourtant, de me représenter une méduse. Je pourrais me lever et regarder sur internet ce qu’est une méduse, mais je tente de restaurer par moi-même la zone de mon cerveau qui semble avoir été endommagée. Je dois me souvenir de ce qu’est une méduse. Je finis par m’endormir sans y être parvenu. 

 

Mardi 19/01

Au matin, je ne me souviens toujours pas de ce qu’est une méduse. Inquiet, je tape méduse dans un moteur de recherche, qui m’affiche des sandales en plastique. J’en reste médusé. Diable, je suis encore plus malade que je ne le pensais. Un peu plus bas, je tombe enfin sur des images de ces fascinants animaux gélatineux décrits comme très frustres

Si je parle beaucoup de mon chien (une chienne, en réalité), c’est que mon univers est dépeuplé ; il est l’être vivant que je côtoie le plus, avec Barbara bien entendu. Mais en journée, Barbara travaille de son côté, tandis que je suis la plupart du temps avec le chien. En revanche, je passe mes nuits avec Barbara, tandis que le chien dort dans son panier. Il faudrait effectuer des calculs plus précis, mais ce n’est pas le sujet. 

Le sujet, le voici : c’est ma faiblesse morale. Mon chien, donc, refuse de manger ses croquettes aussitôt que je les lui ai servies, car il pense que celles des chats, que je sers habituellement après lui, sont meilleures. Il me suit dans la maison en attendant que je verse dans sa gamelle déjà pleine de ses croquettes, une poignée de leurs croquettes. Il me semble qu’en cuisine, on nomme cela : topping. Jusque là, rien de bien nouveau, et j’avais déjà évoqué ce caprice. Or, j’estime qu’à présent je lui sers des croquettes de La Croquetterie, cette créature tyrannique pourrait faire un effort. Je fais semblant de ne pas la voir sur mes talons, et je range les croquettes des chats dans l’arrière-cuisine. Quelques minutes se passent, durant lesquelles je fais comme si de rien n’était. Alors j’entends le petit craquement de la croquette que l’on croque, suivi d’une mastication triste et résignée : le bruit de la croquette sans topping. Je me fais l’effet d’être devenu un monstre. Aussi, sans rien dire à personne afin qu’on ne moque pas ma sensibilité exacerbée, je pioche quelques croquettes dans la gamelle des chats pour les déposer dans celle du chien. 

J’ai terminé Le lys dans la vallée, et j’affirme que le livre est sauvé par sa fin. Le narrateur se fait moucher par une troisième femme, Nathalie de Manerville, à laquelle avant de l’épouser, dans un accès de franchise, il raconte ses mésaventures avec les deux premières. J’avais bien raison de le trouver énervant. Elle met un terme à leurs projets de mariage parce qu’elle sent bien qu’il va la souler avec ses ex, la morte (Madame de Mortsauf) et celle qui l’a plaqué (Arabelle). Ô avisée Nathalie, tu me ferais presque regretter d’avoir donné mon cœur à Arabelle !

 

Mercredi 20/01

Le barbier me demande si j’ai vu combien les Anglais mangeaient sévère en ce moment. J’ignore de quoi il me parle, car je me tiens le plus éloigné possible de l’actualité. Peut-être de rugby ? Non, il faisait allusion au nombre de morts causés par le virus. Craignant de passer pour un être insensible, je lui réponds : Ah oui, c’est terrible. Dans le salon résonnent les rythmes latino-américains des chansons de Manu Chao, que Barbara confond toujours avec Mano Solo en dépit de l’éloignement de leurs univers artistiques. Le barbier me dit : J’adore, ça, ça me rappelle le collège, c’était trop bien. Je me demande bien quoi répondre à cela. Pour ma part, cela me rappelle le groupe de rock’n’roll la Mano Negra et l’université de Nanterre ; mais il faudrait alors lui expliquer ce que sont la Mano Negra, l’université, et Nanterre. Non pas qu’il soit idiot, mais il est jeune. La fois dernière, il m’avait pris pour un devin, ou peut-être un mage, un historien au minimum, car j’avais su lui dire que le morceau que nous entendions et qui lui plaisait beaucoup bien qu’il ignorât tout à son sujet était l’œuvre d’un groupe allemand des années quatre-vingt. C’est plus facile quand on était né, avais-je répondu d’un air modeste à ses effusions d’admiration. Mais c’est là bien du souci, aussi joué-je désormais volontiers les ignorants. Un petit haussement d’épaules impuissant par-ci, une petite moue circonspecte par-là : me voici libre de toute conversation. Ce jeune homme est pourtant souvent pertinent, sans parler du fait qu’il me trouve stylé — ce sont là ses propres termes. Mon précédent barbier, du reste, avait employé les mêmes pour me qualifier, et sous-entendre que je remportais certainement de grands succès auprès des cougars. Il semblerait que j’ai la grosse cote auprès de cette corporation — je parle des barbiers, et non des cougars. 

Mes lacunes sont telles en matière de théâtre, romantique, notamment, qu’il faut bien un jour les combler. Le danger est alors, comme toujours, d’entrer dans une phase monomaniaque et de ne lire que cela pendant des jours, des semaines, en prétendant connaître tout ce qu’il y a à connaître sur le sujet. 

Ainsi ai-je lu Ruy Blas, de Victor Hugo. 

Ruy Blas est un laquais amoureux de la reine en secret. Il est le fameux ver de terre amoureux d’une étoile. Son maître le propulse à la Cour sous la fausse identité d’un homme de haute naissance. C’est qu’il veut se venger de la reine, et il confie à Ruy Blas la mission de la séduire afin qu’il puisse la perdre. Ruy Blas fait montre de telles qualités qu’il s’élève jusqu’au poste de Premier ministre dans une Espagne corrompue de fin de règne. Son honnêteté, sa fidélité et son désintéressement font l’admiration de la reine, qui tombe amoureuse de lui. D’autant qu’elle a découvert que c’était Ruy Blas qui risquait sa vie chaque nuit pour déposer un bouquet de ses fleurs préférées sur un banc du palais qu’elle n’est pas en droit de quitter. Son mari, le roi Henri II d’Espagne, est idiot et à moitié fou en raison de toutes les unions consanguines de sa lignée ; en plus, il passe son temps à la chasse au lieu de s’occuper de l’Espagne et de la reine. Lorsque Ruy Blas apprend qu’il est aimé de la reine, il est vraiment super content. C’est le moment que choisit son maître, qui se cachait loin de la Cour, pour reparaître déguisé en laquais devant Ruy Blas vêtu en ministre ; Ruy Blas, en qui subsiste quelque chose du laquais, se sent obligé de lui obéir comme avant — de toute façon, son maître a des documents compromettants et menace de révéler à tout le monde que Ruy Blas n’est qu’un laquais qui met tous les grands du royaume à l’amende depuis des semaines sans en avoir le droit. Ruy Blas s’en ficherait bien, si ce n’était la reine, toujours ignorante de sa véritable condition, qu’il a l’impression d’avoir trahie. Ruy Blas déjoue les plans de son méchant maître en avouant tout à la reine. Il dit précisément : Je m’appelle Ruy Blas et je suis un laquais. La reine n’en est pas sauvée pour autant, puisque le méchant maître menace de révéler qu’elle est amoureuse d’un laquais, à moins qu’elle ne renonce au trône. Ruy Blas plante son maître avec un couteau pour sauver la réputation de la reine, et il avale aussitôt du poison, car pourquoi vivre, à présent. Il n’est qu’un laquais amoureux d’une reine. De fait, la reine est triste, mais tout de même, c’est vrai que Ruy Blas n’est qu’un laquais, on s’est bien moqué d’elle. À mesure que Ruy Blas expire, elle se dit pourtant que ce n’est pas si grave, ce petit mensonge, et elle finit par le prendre dans ses bras et prononcer son vrai nom, Ruy Blas, l’acceptant pour ce qu’il est et l’aimant toujours. Alors, Ruy Blas meurt comblé, après avoir simplement répondu : Merci. 

Impressionné par la pièce, je vais dans le salon à grands pas, répétant comme un dément : Je suis Françuy Blas et je suis un laquais, à la suite de quoi je m’intéresse de plus près à la vie de Hugo que je connais assez mal, en définitive. 

Ce faisant, je trouve rapidement sur quelques gravures de Juliette Drouet, sa maîtresse pendant cinquante ans, et je tombe amoureux d’elle — ô Arabelle, pardonne-moi, je t’aime encore. Elle a écrit 22 000 lettres à son amant, dont on trouve déjà 12 000 retranscrites et classées sur un site édité par l’université de Rouen. Le moteur de recherche fonctionne bien, je l’ai utilisé pour trouver toutes les lettres où elle appelait Victor son Toto.

Ma chatte a toujours été pulpeuse, pour ne pas dire ronde, ou grosse, mais voici que depuis plusieurs semaines elle perd du poids inexplicablement. J’ai craint d’abord quelque maladie, mais elle semble en pleine forme, revivant même à présent qu’elle peut de nouveau sauter d’un meuble à l’autre ou s’enfuir en courant dans l’escalier ; son caractère même semble se transformer, et j’hésite à le dire, car je ne voudrais pas qu’on m’accuse d’être grossophobe, mais elle semble mieux dans sa peau, plus gentille, plus câline, moins aigrie. Notre compteur Linky n’est pourtant pas récent.

 

Jeudi 21/01

Je poursuis mon épopée romantique en lisant Chatterton, d’Alfred de Vigny. 

C’est l’histoire, non pas de l’inventeur du scotch épais, mais d’un jeune poète affamé et maudit qui se donne la mort, car la société ne le comprend pas. Ah, quel jeune homme ne s’est pas écrié, après que le journal de l’université a refusé ses vers, qu’ils n’y avaient rien compris ces cons-là ? À cette différence près que Chatterton est, dans la pièce et dans la vie, contrairement à moi, un véritable génie poétique — car oui, le jeune homme dont je parlais c’était moi, vous m’aviez reconnu, allez, et je maintiens que mon poème aurait eu toute sa place dans le journal littéraire de l’université. Un censeur insensible, jaloux peut-être, a brisé mes ailes d’albatros, j’aurais pu être un poète ! 

En réalité, Chatterton ne se suicide pas vraiment parce que personne ne comprend son art, mais plutôt parce qu’il est inapte à toute autre chose que la poésie, et que la société industrielle et matérialiste dans laquelle il vit n’a nul besoin de poésie. D’autant que ce malhabile s’est en quelque sorte piégé lui-même : il a publié un recueil de poèmes épiques sur la bataille de Hastings sous un nom d’emprunt. Lorsque le recueil connaît un immense succès, il veut faire son coming-out ; las, personne ne le croit. Pis, on l’accuse de mentir ! Le voici alors réduit à écrire des choses utilitaires, dans la chambre inconfortable et triste qu’il loue auprès d’un riche homme d’affaires insensible qui ignore tout de son génie, mais dont l’épouse pieuse et maltraitée ne laisse pas notre héros indifférent. Mais voilà, la muse de Chatterton, qui n’est déjà n’est pas du genre à se montrer à heures fixes, ne va certainement pas se déplacer pour le genre de bêtises qu’il tente à présent d’écrire dans un réflexe de survie ; Chatterton ne pouvant donc respecter aucune deadline, il songe de plus en plus sérieusement au suicide. Quelques malheurs encore, et voilà, c’est fait il a boulotté de l’opium. La gentille femme de l’industriel était tombée amoureuse de lui entre temps. Lorsqu’elle le trouve agonisant dans sa chambre, elle veut le secourir, mais Chatterton la chasse. En plus, son mari maltraitant l’appelle sur un ton impérieux. Elle dévale l’escalier et tombe comme une merde. Il faut croire qu’elle se blesse gravement, car elle meurt quelques instants plus tard, dans le fauteuil où elle venait de s’asseoir pour faire comme si de rien n’était. Cette scène de la chute est absolument capitale, et c’est peu de dire que la grande actrice Marie Dorval, par ailleurs maîtresse de Vigny à l’époque, a étonné son monde par ses talents de cascadeuse. 

La pièce est inspirée de la vie du poète Thomas Chatterton, qui a existé et publié sous un nom d’emprunt, avant de se suicider peu avant ses dix-huit ans. Personne ne semble avoir sérieusement envisagé la piste du journal du lycée qui lui aurait refusé un poème.

Les propos de Théophile Gautier, que je retranscris ci-après malgré la longueur d’ores et déjà alarmante de la présente infolettre, m’ont fait le plus grand bien ; il les tient en 1857, plus de vingt ans après avoir vu la pièce pour la première fois. C’est que je déplore, en effet, que les critiques de notre temps ne fassent pas systématiquement l’effort, pour juger d’une œuvre, de la resituer dans son époque. Mais peut-être en sont-ils simplement incapables, ou trouvent-ils cela inutile, tant ils semblent parfois persuadés que rien de vraiment intéressant n’a précédé leur venue au monde : Quoi donc ? Des jeunes gens se suicidant au nom de l’art ? Impossible, ridicule, invraisemblable. Envoyer tweet. 

Et pourtant : 

La jeunesse de ce temps-là était ivre d’art, de passion et de poésie ; tous les cerveaux bouillaient, tous les cœurs palpitaient d’ambitions démesurées. Le sort d’Icare n’effrayait personne. Des ailes ! des ailes ! des ailes ! s’écriait-on de toutes parts, dussions-nous tomber dans la mer ! Pour tomber du ciel, il faut y être monté, ne fût-ce qu’un instant, et cela est plus beau que de ramper toute sa vie sur la terre. Cette exaltation peut sembler bizarre à la génération qui a maintenant l’âge que nous avions alors, mais elle était sincère, et plusieurs l’ont prouvé sur qui, depuis longtemps, l’herbe pousse épaisse et verte. Le parterre devant lequel déclamait Chatterton était plein de pâles adolescents aux longs cheveux, croyant fermement qu’il n’y avait d’autre occupation acceptable sur ce globe que de faire des vers ou de la peinture, — de l’art, comme on disait, — et regardant les bourgeois avec un mépris dont celui des renards d’Heidelberg ou d’Iéna pour les philistins approche à peine. Les bourgeois ! C’était à peu près tout le monde ; les banquiers, les agents de change, les notaires, les négociants, les gens de boutique et autres, quiconque ne faisait pas partie du mystérieux cénacle et gagnait prosaïquement sa vie. Jamais telle soif de gloire ne brûla des lèvres humaines. Quant à l’argent, l’on y pensait pas. Plus d’un alors, comme dans ce concours de professions impossibles que raconte Théodore de Banville avec une ironie si résignée, aurait pu s’écrier sans mentir : « Moi, je suis poète lyrique, et je vis de mon état ! ». Lorsqu’on a pas traversé cette période folle, ardente, surexcitée, mais généreuse, on ne peut se figurer à quel oubli de l’existence matérielle l’enivrement, ou si l’on veut l’infatuation de l’art, poussa d’obscures et frêles victimes qui aimèrent mieux mourir que de renoncer à leur rêve. — L’on entendait vraiment dans la nuit craquer la détonation des pistolets solitaires. Qu’on juge de l’effet que produisit dans un pareil milieu le Chatterton de M. Alfred de Vigny, auquel, si l’on veut le comprendre, il faut restituer l’atmosphère contemporaine. 

Toute critique sérieuse d’une œuvre passée ne devrait-elle pas se faire ainsi ? Exit, alors, les lectures ridicules faites à l’aune des sensibilités, de la morale, et même des lois d’une société ultérieure. 

 

Vendredi 22/01

Le théâtre romantique, toujours, avec Antony, d’Alexandre Dumas. 

La pièce raconte l’histoire d’un orphelin rendu mélancolique et solitaire par son abandon, qui tombe amoureux d’une dame de la haute société ; elle l’aime en retour, et les origines d’Antony ne sont pas du tout un sujet de conversation entre eux, car ils font tout le temps l’amour de manière passionnée. Arrive un homme bien né qui demande la main de la dame. Antony, sous le choc, demande à sa maîtresse un délai de quinze jours, qu’il entend mettre à profit éclaircir la question de ses origines. À son retour, promet-il, tout sera arrangé et il pourra se présenter devant les parents la dame et leur demander sa main lui aussi. Mais voilà qu’il disparaît pendant trois ans ! Lorsqu’il revient, la dame de la haute société qui se croyait abandonnée s’est mariée avec l’autre type qui n’est pas un mauvais bougre. Elle refuse de revoir Antony, car elle sait bien qu’elle risque de craquer et de refaire avec lui l’amour de manière passionnée. Elle quitte donc la ville précipitamment, car Antony a annoncé par lettre sa visite pour le jour même. Les chevaux de la dame s’emballent dans la rue, et il faut tout le courage d’un homme pour leur faire barrage de son corps — il prend un énorme coup à la poitrine et se fait piétiner (mon plan pour Arabelle) mais il parvient tout de même à les maîtriser, sauvant ainsi la dame. Il faut à présent ramener l’homme évanoui dans la maison de la dame, qui fait l’angle, pour le soigner. Lorsque le médecin apporte à la dame les effets personnels de l’homme, elle est stupéfaite : c’est Antony. Elle ne l’avait pas reconnu dans le feu de l’action, mais elle en est certaine à présent, car il a toujours son portrait dans son portefeuille, et elle reconnaît son poignard. 

Lorsqu’Antony s’éveille, la dame ne veut toujours pas le voir, car elle craint pour sa vertu, son honneur, et celui de son mari. Antony la supplie de l’écouter. Il lui avoue qu’il était orphelin et que son plan a foiré et qu’il avait honte de se présenter devant elle ; il n’est revenu après tout ce temps que pour la voir une dernière fois, et il disparaîtra à nouveau, cette fois pour toujours. La dame fait son possible pour ne pas écouter son cœur à cause des règles contraignantes de la société de cette époque. Elle s’enfuit de nouveau, après avoir avoué à Antony qu’elle l’aimait toujours. Ce dernier s’élance alors à sa poursuite, et la rejoint dans une auberge non loin de Strasbourg. Là, ils font de nouveau l’amour de façon passionnée pendant bien trois semaines. Le mari n’en sait rien, car il est en garnison quelque part en Alsace ; c’est justement dans ses bras que la dame voulait trouver la force de résister à Antony. Lorsqu’ils rentrent à Paris, les gens de la bonne société disent du mal de la dame et d’Antony ; pourtant, la plupart des amies de la dame disent ouvertement qu’elles rêveraient d’être aimées d’un amour tel que celui qu’Antony éprouve pour la dame, sans parler de son physique avantageux et de sa force bestiale. La dame est humiliée lors d’un bal, malgré l’intervention d’Antony que personne ne veut fâcher, car on sent bien qu’il peut péter un câble à tout moment et sortir son poignard. Quelque cafardeur prévient le mari, qui revient de garnison, et cette fois la dame est perdue — il faut garder à l’esprit qu’il n’y avait pas à l’époque de presse féminine pour vanter les mérites de l’adultère ou du trouple, bref rien pour présenter au mari la situation sous un tour favorable et trendy. La dame envisage un instant d’abandonner sa petite fille et s’enfuir avec Antony. Mais trop tard, le mari est là, qui frappe furieusement à la porte de la chambre de la dame, dans laquelle se trouve Antony ! Elle est perdue, cent fois perdue. Elle dit qu’elle préfère la mort au déshonneur, le sien et celui de son mari, mais aussi à l’impossibilité d’aimer Antony comme elle le voudrait. Antony lui demande si elle en est sûre ; en d’autres termes, il s’assure vraiment de son consentement plutôt deux fois qu’une. Comme elle lui répond que oui, il la serre dans ses bras et lui enfonce son fameux poignard dans le corps, ce même poignard dont le manche servait à cacheter les lettres d’amour qu’il lui écrivait.

Le mari enfonce la porte ; il voit sa femme expirant au sol, Antony un couteau à la main. Il demande ce que c’est que cette histoire. Alors, Antony prononce cette fameuse phrase : Elle me résistait, alors je l’ai assassinée. Ce faisant, il sauve la dame du déshonneur et endosse la responsabilité du meurtre que la dame a appelé de ses vœux. Antony est tranquille : il la rejoindra bientôt, après l’échafaud — c’est une interprétation personnelle, puisque Dumas n’en dit rien : la pièce s’arrête à la fameuse réplique. 

C’est encore Marie Dorval qui tient le rôle féminin principal. 

Lorsque la pièce est jouée pour la première fois, en 1831, Théophile Gautier, encore lui, est présent dans la salle. 

Il écrira : Ce que fut la soirée, aucune exagération ne saurait le rendre. La salle était vraiment en délire ; on applaudissait, on sanglotait, on priait, on criait. La passion brûlante de la pièce avait incendié tous les cœurs. 

Lorsqu’il revoit la pièce, en 1867 il se fait mélancolique : Si notre devoir de critique ne nous eût pas poussé en avant, nous nous en serions allé par un sentiment semblable à celui qui vous fait craindre de vous trouver vingt ans après devant une belle femme dont on a gardé un amoureux souvenir. 

Aurait-il été triste ou furieux, comme si on avait moqué cette belle femme, assistant en 1912 à cette représentation à la Comédie française durant laquelle les spectateurs eurent grand-peine à étouffer quelques rires ? C’est que, ainsi que le nota le perspicace administrateur du théâtre, les Parisiennes préfèrent aujourd’hui le divorce à la mort. Au moins Dumas ne fut-il pas accusé de promouvoir le féminicide. Je mets quiconque au défi de mettre en scène cette pièce aujourd’hui sans être contraint de multiplier les avertissements à destination d’un public jugé trop bête pour faire seul la part des choses, et sans donner de gages aux agitateurs professionnels qui ne craignent de fouler au pied ni l’histoire ni la culture, pour alimenter leur fonds de commerce.

 

Samedi 23/01

Alexandre Dumas, encore, avec, aujourd’hui, la lecture de la pièce Henri III et sa cour. 

L’intrigue m’intéresse vivement, car elle prend place peu de temps après le fameux duel des mignons que j’ai déjà évoqué ici. Lors de cette bagarre générale, plusieurs des favoris du roi Henri III s’entretuèrent pour je ne sais plus quelle futilité. Caylus, notamment, encaisse des dizaines de coups d’épée parce qu’il a oublié la dague qui lui sert à parer les coups, et qu’on ne va tout de même pas remettre le duel pour si peu. Le roi, très attristé de perdre trois de ses mignons d’un coup, fait dresser dans leur tombeau des statues de marbre à leur effigie. Cette délicate attention donne naissance à une expression amusante employée à la Cour dans les temps qui suivent ; on dit en effet, évoquant quelqu’un à qui on réglerait bien son compte : Celui-là, je vais le sculpter en marbre comme les autres. 

J’ai longtemps imaginé des mignons un peu efféminés se crêpant le chignon, d’autant que cela correspond à l’image que l’on a parfois de la cour d’Henri III. Pas du tout, en réalité, et je me permettrai, au point où nous en sommes, de recopier ce que j’avais écrit dans un précédent envoi à ce sujet, ceci pour donner un aperçu plus fidèle du fond historique sur lequel se déroule la pièce de Dumas : 

Au café de Cadillac, je reviens sur le duel des mignons d’Henri III, et je constate que Barbara n’est pas tellement plus intéressée maintenant qu’elle ne l’était à l’époque. Si j’évoque à nouveau ce triste épisode de l’histoire de France, c’est que je suis tombé sur un passage de Brantôme au sujet de ces mignons. 

Il raconte que certains gens de guerre, jaloux du privilège que leur faisait le roi de les laisser entrer dans sa chambre, les traitent de mignons molz, efféminez.

Il précise un peu plus loin : Ah ! disoient-ilz, ce sont des mignons de court, des mignons de couchette, des pimpans, des douilletz, des frizez, des fardez, des beaux visages. Que sçauroient-ils faire ? ce n’est pas leur mestier que d’aller à la guerre : ilz sont trop délicatz, ilz craignent trop les coups.

Or, d’après Brantôme, ce ne sont là que médisances, car plusieurs mignons, honnestes et vaillans jeunes hommes, ont démontré leur valeur à ces vieux capitaines qui causoient tant. Il ajoute que ces courtisans ont pris part à tant de beaux combatz et duelz qui se sont faictz despuis vingt ans en nos courtz, et qu’ils ont été les premiers aux assautz, aux battailles et aux escarmouches.

La vérité, c’est que le raffinement des mignons choque les bourgeois de l’époque. Comme le roi, ils fardent, se poudrent, et se frisent les cheveux. Ils portent des boucles d’oreille, de la dentelle et de grandes fraises. Pire, ils dansent. Les calvinistes tentent par ailleurs de discréditer le roi et ses mignons en associant ce chic à une prétendue homosexualité. J’en suis outré, mais Barbara se contente de boire son café en dressant la liste des courses qu’il nous faudra faire au marché. Je la poursuis d’étal en étal en lui montrant les portraits de Caylus, Maugiron, Entraguet, Épernon et Joyeuse sur mon ordiphone.

Ce qui est amusant, et que je n’avais pas noté à l’époque, c’est que le château de Cadillac, non loin duquel je vais vivre lorsque ces satanés artisans auront cessé de prendre ma maison en otage, est précisément le château du duc d’Épernon. Il y a décidément quelque chose entre les mignons et moi ; et lorsque le lecteur apprendra que j’ai passé une bonne partie de ma jeunesse à errer dans les ruelles de la toute petite ville d’Épernon, à des centaines de kilomètres de Cadillac, il restera certainement bouche bée devant tant de coïncidences. 

Mais revenons-en à la pièce de Dumas. 

Il s’agit de l’histoire d’amour entre Saint-Mégrin, l’un des mignons les plus virils et courageux du roi, et la duchesse de Guise, la femme du duc de Guise. Ce dernier intrigue pour se faire nommer chef de la Ligue catholique par le Roi, lequel est sous l’influence de sa mère Catherine de Médicis qui n’intrigue pas moins. Et justement, la rouée Catherine voit en cet amour dont elle a vent une occasion d’affaiblir tout à la fois le parti catholique, de renforcer son emprise sur son fils, et de temporiser un peu, car de son côté, le futur Henri VI, ce huguenot, est tapi en embuscade. Elle se débrouille, avec la complicité de son astrologue personnel, pour que ces deux-là se rencontrent seul à seul — jusqu’alors, la duchesse, très vertueuse, fuyait Saint-Mégrin pour ne pas s’avouer à elle-même qu’elle l’aimait. Lorsqu’elle lui avoue ses sentiments, après avoir été droguée tout de même, Saint-Mégrin ne sent vraiment plus de joie. Son animosité envers le Duc de Guise, déjà importante en raison de différends politiques, revêt un tour personnel et culmine : il voudrait tout simplement se faire ce sale con

De Son côté, le duc de Guise soupçonne Saint-Mégrin de coucher avec sa femme — ce qui n’est techniquement pas le cas — car il a trouvé un mouchoir lui appartenant en un endroit compromettant. Les deux hommes ont des mots et finissent par se provoquer en duel ; cela arrange les affaires du Roi, toujours piloté par sa mère, car, si Saint-Mégrin tue le duc, Henri sera soulagé de cette histoire de Ligue qui l’empêche de jouer au bilboquet avec ses amis. Le duc, avant cette histoire de duel, avait d’ores et déjà ordonné à son homme de main d’organiser une embuscade pour assassiner Saint-Mégrin. Il n’annule pas son ordre, malgré son désir de tuer lui-même le mignon. J’ignore pourquoi, car il ne semble pas craindre Saint-Mégrin, et lors du concours d’insultes qui précède la provocation en duel, il n’est pas en reste. Peut-être se dit-il que s’il y reste, personne ne pourra empêcher son vainqueur de parachever sa victoire en faisant l’amour à sa femme de façon passionnée ? Peut-être ne peut-il pas prendre un tel risque, estimant que personne mieux que lui ne pourrait mener la Ligue ? 

Le duc violente alors sa femme pour qu’elle serve d’appât. Il veut la forcer à écrire une lettre d’invitation à Saint-Mégrin, mais elle refuse, car elle sait qu’il sera tué. Le duc serre le bras de la duchesse avec son gantelet de fer et lui fait très mal (le public est absolument horrifié — à l’époque, on ne représente pas la violence sur scène, par exemple, Ruy Blas plante son maître dans la pièce d’à-côté. Lorsque l’actrice Marie Dorval, encore elle, lève le bras et qu’on y voit des marques, c’est le délire dans la salle). La duchesse est forcée d’obtempérer. Lorsque Saint-Mégrin reçoit la lettre, l’astronome repentant lui annonce qu’il ne verra pas le jour se lever s’il sort cette nuit. 

Mais Saint-Mégrin est bien trop amoureux et courageux pour écouter un druide ou il ne sait pas quoi. Il se rend au rendez-vous qu’il croit donné par la duchesse ; celle-ci tente alors de le convaincre de fuir, car les assassins ne vont pas tarder à pointer le bout de leur dague et de leur vilain museau. Mais Saint-Mégrin ne veut rien entendre, il est en pleine overdose de testostérone. Contre toute attente, il renonce à la bagarre par amour pour la duchesse, et il saute par la fenêtre, avec ce que cela suppose de dommages à sa réputation — alors là je ne m’y attendais pas, c’est très beau. 

Malheureusement, des hommes du duc étaient habilement postés, et Saint-Mégrin est traîtreusement lardé de coups d’épée. La duchesse n’en sait rien encore, elle espère qu’il s’en est tiré. Le duc triomphant l’attire à la fenêtre, où elle assiste à l’agonie de son amant. Comme un homme de main lui dit que Saint-Mégrin s’accroche à la vie, comme s’il laissait derrière lui quelque chose d’infiniment trop précieux pour mourir, le Duc lui lance par la fenêtre le mouchoir de sa femme, ce fameux mouchoir qui les accusait, et il dit : Eh bien, serre-lui la gorge avec ce mouchoir ; la mort lui sera plus douce ; il est aux armes de la duchesse de Guise. 

Fin de la pièce, larmes de Francis ; une grande pièce. 

Dans mon enthousiasme, j’ai joué la pièce à Barbara, interprétant tous les rôles, avec l’accent du Sud pour le duc de Joyeuse, l’accent efféminé pour le petit page amoureux de Saint-Mégrin, l’accent brutal pour le duc, l’accent fils à maman pour le roi, l’accent courageux pour Saint-Mégrin ; mais c’est dans le rôle de la duchesse que j’ai été vraiment grand ; ah, si vous aviez pu m’entendre, vous auriez eu comme Barbara, et comme moi, les yeux mouillés de larmes. 

 

Dimanche 24/01

Une visite en coup de vent à la future maison, pour y récupérer les affaires de travail qu’y a laissées notre ami Alfred, qui nous sert parfois de chef de chantier, car il est plus versé que nous dans l’art des travaux de finition. Là, de nouveaux méfaits provoquent la colère de Barbara. C’est surprenant, car les artisans ne sont même pas venus travailler. Ils ont simplement réussi à endommager des choses lors de la réunion de chantier au cours de laquelle l’architecte leur a demandé de justement faire attention à leur environnement. 

Je me bouche les oreilles pour ne pas entendre Barbara pester, et ne pas me mettre en colère à mon tour, et ne puis, de ce fait, réunir les affaires éparses d’Alfred. Lorsque je libère l’une de mes mains, j’entends les imprécations à l’étage, aussi je les réunis avec les pieds.

Le chien, déboussolé lui aussi, me suit partout les oreilles rabattues en arrière. Il me fausse finalement compagnie lorsqu’il trouve une boîte de harengs en conserve ouverte qui empeste. Je sais que ce sont les Moldaves, car je les ai déjà vus en manger. L’électricien a semé partout des canettes de Coca-Cola même pas zéro. Je sais que c’est lui, car elles sont nombreuses près de ses plans, à même le plâtre d’un meuble que j’avais mis un temps infini à poncer, et que Barbara avait protégé d’un carton, qui a été jeté au sol pour une raison incompréhensible.

 

Lundi 25/01

Le théâtre de Musset, avec Lorenzaccio. Un véritable Hamlet à la française, ou plutôt à l’italienne puisque la pièce se déroule à Florence. Beaucoup plus difficile à raconter que les pièces précédentes ; c’est l’histoire d’un homme débauché, haï de tous, qui en tue un autre encore plus haï que lui. Une fois ce tyran assassiné, tout continue comme avant en raison de la lâcheté des hommes. La pièce est d’une telle puissance qu’elle se prête mal aux résumés et aux raccourcis ; que le lecteur sache simplement que j’étais, après en avoir achevé la lecture, près de sortir dans la rue, un couteau de cuisine à la main à la recherche de quelque tyran à assassiner, et il aura une idée de cette puissance. Ô sombre Francizaccio, prêt à tous les sacrifices humains pour retrouver sa pureté perdue ; mais voilà, il n’existe pas, à ma connaissance, de véritable tyran à Bordeaux, même si le nouveau maire écolo ne fait pas l’unanimité. Lorsque je déclame quelques vers à Barbara, elle me dit : C'est bon, Pistachio. N'existe-t-il donc aucun numéro vert où dénoncer les violences intellectuelles ?  

 

Mardi 26/01

Troisième tentative de lecture de La Princesse de Clèves ; c’est une œuvre qui me fatigue tellement que je l’appelle La Princesse de Crève. Tout le monde y est bien fait, tout le monde y a une aimable figure, les hommes jouent bien à la paume ou sont habiles à la bague, les femmes rougissent facilement et sont vertueuses. Je sais bien l’importance de ce texte dans l’histoire de la littérature, je vois ses qualités, ses innovations, mais tout de même, je m’ennuie à crever. C’est qu’en matière de littérature du XVIIe siècle mes goûts me portent plus volontiers vers Scarron ou Cyrano de Bergerac — le vrai, pas celui de Rostand. 

Au sujet de ces deux-là, Cyrano et Scarron, j’ai d'ailleurs appris récemment qu’ils ne s’aimaient pas, et qu’ils s’étaient même disputés. Je me suis senti comme un petit enfant pris dans la tourmente d’un conflit entre ses deux papas. Je reviendrai à l’occasion sur ce terrible clash qui s’est soldé par une déception : Oui, Cyrano m’a déçu, quand bien même je sépare habituellement l’homme de l’artiste. 

Barbara me rejoint devant la librairie entre deux rendez-vous. Je lui offre généreusement un café et une gaufre. Lorsque la serveuse annonce le prix, je lui réponds : Non, nous n’avons commandé qu’une seule gaufre. Elle réfléchit un instant, et me répond : Oui c’est bien ça, sept euros, tout en me montrant le panneau tarifaire posé sur le comptoir. J’avais bêtement confondu le prix des suppléments de garniture, extrêmement élevé, avec le prix des gaufres. Je regarde tristement Barbara manger sa gaufre.

Sur le chemin du retour, je trouve par terre un billet de vingt euros ; je me baisse et l’empoche, songeant que, décidément, le bien que l’on fait dans le monde (la gaufre) est toujours récompensé (le billet). Toujours ? J’examine les bonnes actions passées de ma vie, ce qui prend un certain temps, et je nuance : Non, parfois

 

Mercredi 27/01

Barbara, dès lors qu’elle lit Confessions ou Mémoires sur la couverture d’un livre, semble convaincue que c’est encore là l’un de mes petits chialeurs qu’elle ne supporte pas. Lorsqu’elle m’a vu lire, pour me changer les idées de la Princesse de Crèves qui me fatigue toujours, les Confessions d’un enfant du siècle, de Musset, elle a encore eu un de ces mots blessants dont elle a le secret envers ma famille d’âmes (les chialeurs). 

J’ai donc profité de ce qu’elle préparait un ragoût au tofu et qu’elle ne pouvait s’éloigner sans le sacrifier pour lui lire des passages du chapitre II ; elle a bien dû admettre que c’était superbe, et sera bientôt prête, sans même s’en douter, à entendre du Chateaubriand. Cela tient peut-être aussi à ma lecture à haute voix : depuis ma performance dans Henri III et sa cour, je suis en état de grâce : in the zone comme on dit. 

 

Jeudi 28/01

Troubles physiques consécutifs à une mauvaise nuit, puis mentaux consécutifs à la lecture de la Princesse de Crèves. Allongé sur mon lit, les yeux au ciel à travers le Velux, j’attends que passent des oiseaux pour y lire des présages. 

J’ai des envies de sanatorium en montagne.

Sortie aujourd’hui d’une série documentaire consacrée aux trolls sur internet, pour laquelle j’ai été interrogé et filmé dans mon quotidien durant quelques jours ; je me perds dans le narcissisme, admirant à l’écran mon jeu d’acteur dans quelques scènes réchappées du montage, où je donne véritablement le meilleur de moi-même. Il fallut pourtant les recommencer bien des fois ; je crus d’abord que j’en faisais peut-être un peu trop dans ma recherche de l’attitude qui magnifierait les scènes banales que le réalisateur me demandait de jouer : marcher dans la rue avec mon chien, dans mon jardin avec une tasse, descendre un perron, regarder mon ordiphone. Je voulais y ajouter un je ne sais quoi de rêveur, de pénétré, qui semblait ne jamais lui convenir. Je compris bien vite qu’il cherchait en réalité à me pousser au-delà de moi-même, à me déconstruire pour qu’émerge un autre Francis, un Francis des abysses, comme ces réalisateurs qui insultent et font pleurer leurs actrices pour obtenir d’elles ce qu’elles n’ont jamais livré à aucune caméra. Dès lors, je pris tous ses Putain on la refait, sois juste normal comme autant d’encouragements à éclore dans ma vérité.

 

Vendredi 29/01

Je photographie les coulisses et le filage d’une pièce de théâtre écrite et jouée par un ami. Il est seul en scène, habillé en femme. Sa robe est très belle. Je me contorsionne à ses pieds à la recherche d’angles inédits et dynamiques ; le texte, beau et émouvant, nuit à ma concentration, mais le résultat sera, je crois, à la hauteur de nos attentes.  

Ceci fait, je rejoins Louise sur la place pour un thé à la menthe à emporter bien mérité. Elle porte un masque et un bonnet ; il y a bien ses grands yeux entre les deux, mais je préfère la laisser parler la première afin m’assurer que c’est bien elle. Toujours prévenante, elle m’offre une branche de mimosa. De mon côté, je lui offre son thé à la menthe dans l’espoir de trouver un nouveau billet de vingt euros par terre. J’ai remarqué, et elle aussi, que je lui postillonnais souvent dessus en lui parlant ; aujourd’hui ne dérogera pas à la règle. Je me ferai pardonner en lui contant en avant-première l’histoire d’Henri II, ce roi consanguin d’Espagne, évoqué plus haut, dont la langue était si grosse qu’elle lui occasionnait de graves troubles salivaires. 

 

Samedi 30/01

Départ pour Lourdes, puis arrivée à Lourdes.
Dans le couloir de l'hôtel, Barbara manie si maladroitement la carte dite clé électronique que je souffle en levant les yeux au ciel. Au spa, une femme trouble ma tranquillité en me regardant à travers la porte transparente de la cabine du sauna où j’ai pris place ; lorsque je l’entends demander à Barbara si j’en ai encore pour longtemps, c’en est trop, je lui abandonne les lieux en soufflant, les yeux au ciel, comme pour la clé électronique — je suis vraiment sur les nerfs ces temps-ci. J’ai tout de même la satisfaction de voir, depuis la piscine où je me suis jeté rageusement, que la femme ne peut même pas supporter la chaleur qui s’échappe de la cabine lorsqu’elle en ouvre la porte. Et oui, je ne suis pas vraiment le premier venu en matière de sauna. Le lecteur intéressé pourra se reporter aux précédentes aventures du Steam Kid en suivant ce lien.

Le soir, nous dînons en room service, virus oblige. Je trouve un lardon dans ma soupe aux petits pois, et j’ai bien peur d’en avoir ingéré un autre. Je dis à Barbara : La tête me tourne, et je m’allonge sur le lit en me tenant le ventre. Tenir, tenir jusqu’à demain.

C’est que demain, nous nous rendons à la fameuse grotte.

 

Lundi 31/01

J’ai passé une nuit terrible, ne trouvant d’abord pas le sommeil avant une heure avancée de la nuit, puis en proie à des réveils en sursaut, le cœur battant et trempé de sueur. Et des rêves, d’horrible de rêves : la Princesse de Clèves, les travaux dans la future maison et d’autres non moins effrayants que j’ai oubliés. Lardon maudit !

Je raconte Salaambô de Flaubert à Barbara, puis nous partons pour la messe en plein air. J’ai oublié béret et parapluie, aussi suis-je contraint par les intempéries de quitter le cercle tracé au sol au centre duquel je me m’étais placé non sans peine, faute de double décimètre, pour me réfugier dans un renfoncement de mur. Par terre, je vois un de ces délicieux bonbons au chocolat Michoko dans son emballage : cadeau divin, ou mise à l’épreuve ? N’est-ce pas après tout la gloutonnerie qui m’a perdu hier, avec le lardon ? Et puis, il ne manquerait plus que j’attrape le virus. Je dédaigne donc le Michoko, comme j’avais dédaigné le Mentos trouvé dans les ruines de Pompéi. Lorsque la messe est terminée, je n’achète pas de cierge par pingrerie. Alors que Barbara allume le sien, je le pirate en demandant à Dieu de bien vouloir me guérir du lardon. Enfin, nous remplissons quelques bouteilles de la fameuse eau de Lourdes. Sur le chemin pentu qui nous ramène à l’hôtel, je dis : Bon sang, elles sont lourdes, ces bouteilles. Un sourire naît sur mes lèvres. Si mon esprit est de nouveau capable de telles fulgurances, je suis sauvé, et peut-être même miraculé. 

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Francis · 33 rue des grenouilles · Bordeaux 33000 · France

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