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Le genou bien appuyé́ sur le matelas pour lui donner l’équilibre dont elle a besoin, la main gauche agrippant fermement les cheveux d’Holoferne pendant qu’elle lui transperce la gorge à l’aide d’une épée, la Judith d’Artemisia Gentileschi (1620-21) - image 1 , nous apparaît concentrée et en plein contrôle de l’acte qu’elle est en train de commettre. Une guerrière au sang-froid que la violence fait à peine sourciller.

Je me rappelle avoir été soufflée par la puissance de ce tableau lors de ma visite de l’exposition “Artemisia” à la National Gallery de Londres il y a quelques mois. Le format, la précision des détails des taches de sang sur la robe et la poitrine de Judith, la sororité qui se dégage entre cette dernière et sa servante, sa tenue et la beauté de son bracelet qui glisse le long du bras avec lequel elle maintient avec force la tête de sa victime. 

Judith est une meurtrière mais son action est justifiée et légitimée par un système de valeurs morales supérieures, sauver le peuple hébreu et restaurer leur foi en la puissance salvatrice de leur Dieu, sa violence est acceptable car elle est mise au service des hommes et donc de la structure dominante. Le potentiel transgressif de Judith est alors neutralisé, sans compter le fait qu’avec cet épisode biblique on nage en pleine rhétorique de la femme fatale : Judith est canon et elle va utiliser ses charmes (et pas mal d’alcool) pour séduire Holopherne. 

Cependant cette œuvre est celle d’une femme. D’une femme qui a été violée et qui se reconnaît en Judith à ce moment très précis, la pulsion de violence, la rage, Artemisia l’expliquera durant le procès de son agresseur. Le moment où elle parvient à agripper un couteau après le viol et l’envie de le tuer. 

Cette peinture est souvent envisagée comme un autoportrait, même le détail sur son bracelet d’Artemis (image 2), déesse de la nature sauvage et de la chasse, qui avait fait vœux de garder sa virginité́ intacte et menaçait de mort quiconque essayerait de lui prendre est une connexion de plus avec l’artiste.

Je ne vous apprends rien en vous disant que la violence et la force ont toujours été assignées aux hommes et sont même devenues des symboles de virilité, tandis que la femme a, elle, presque systématiquement été présentée comme la victime fragile et pacifique qui les subit. L’agentivité des femmes dans l’histoire de l’art est proche du néant sauf quand elles sont représentées comme des hystériques manipulatrices (merci à la mythologie de nous avoir essentialisées dès le début). 

En genrant la violence au masculin, on exclut d’emblée aux femmes la possibilité d’utiliser cet outil qui n’est pas uniquement un vecteur de contrôle mais aussi un moyen de résistance, de revendication, et d’émancipation.

La violence, qui est selon moi l’un des piliers du patriarcat, permet aisément d’accentuer la dichotomie masculin - féminin qui est indispensable pour consolider les bases de leur système de domination. D’où l’importance de ne jamais la céder et l’une des raisons pour laquelle les femmes et les personnes minorisées enchaînent les backlash depuis la nuit des temps. La violence participe d’un ordre des genres, mais aussi d’un ordre de classe et de races (je pense notamment à la colonisation), et notre iconographie a bien entendu aidé à autoriser ou discréditer la violence.

L’histoire de l’art a permis aux spectateurs de distinguer la violence légitime, celle de ces messieurs via des scènes de guerres, de siège, ou d’enlèvement, de celle irrationnelle, anormale, et dangereuse des femmes. Il suffit de regarder un des nombreux portraits de Méduse (image 3: Caravaggio Merisi, Medusa, 1595 – 1598), de Médée, de sorcières, ou de femmes fatales pour comprendre que l’iconographie a aidé́ à élaborer le concept d’une féminité dangereuse par essence. 

On notera aussi les représentations complètement animales, sauvages, et cruelles des groupes de femmes comme les sorcières dans les peintures de Goya , ou les scènes de Ménades, qui étaient les servantes de Dyonisos, démembrant Orphée (image 4 : Émile Lévy, Death of Orpheus, 1866,). En donnant à voir des femmes aux yeux révulsés, aux visages déformés, la bouche grande ouverte (on aime pas trop les femmes qui s’expriment évidemment) l’idée est clairement de rappeler qu’elles sont une menace, et un danger moral pour la société. Il est donc indispensable de discréditer leur colère et leur violence afin que celle-ci ne soit jamais socialement acceptée.

Je pense notamment à la violence politique, la mise à l’écart des femmes d’événements clés dans les luttes a permis de les maintenir en périphérie de l’histoire mais aussi de les empêcher d’accéder à un statut de citoyenne à part entière. Le tableau de « Marat assassiné » (1793) de David dans lequel l’artiste décide de ne pas y faire figurer Charlotte Corday est une façon de la déposséder de son crime. Tantôt héroïne dont on salue le sacrifice (on adore les femmes tant qu’elles sont sacrificielles), tantôt femme fatale dont il faut se méfier, le cas Corday aura permis de justifier une mise à l’écart des femmes de la vie publique et de l’espace politique. Les hommes se retrouvent donc en mixité choisie (chose qu’on reproche aujourd’hui à beaucoup de groupes et mouvements féministes notamment).

Les artistes femmes ont réinvesti via leurs œuvres, leurs performances, mais aussi leurs écrits et leurs films, le domaine de la violence. Que ce soit celle qu’on subit, je pense notamment à Ana Mendieta cette incroyable artiste cubano-américaine qui avec «Untitled (rape scene) » donne à voir toute la violence d’une scène de viol, les artistes féministes ont particulièrement investi ce champs pour dénoncer les violences sexistes et la misogynie structurelle, celle qu’on utilise pour se libérer de l’oppression.

Comme chez l’artiste afro-américaine Betye Saar (image 5) qui nous offre un cocktail Molotov pour la "libération de tante Jemima" (1973) dont elle utilise la figure comme une image de résistance armée face au racisme. 

Ça peut être aussi la violence cathartique comme chez Artemisia Gentilschi, ou celle autonomisante d’Elisabetta Sirani (image: 6 - Timoclea Killing Her Rapist, 1659) qui rend aux héroïnes bibliques et antiques leur force et leur fougue. 

L’histoire de l’art occidental peine à nous montrer le féminin dans sa puissance sans y projeter des préoccupations masculines, par exemple en érotisant les guerrières et autres héroïnes de l’histoire afin de les vider de leur substance et de les ramener encore et toujours à leur enveloppe charnelle, surtout quand elles challengent les hommes et le pouvoir en place. Je dois dire qu’il y avait quelque chose de très libérateur à voir la violence et la colère exprimée et validée durant l’exposition « Artemisia ».

Je me suis rendu compte que je connaissais la violence « féminine » que sur le mode de la revanche (comme si on ne pouvait pas être a l'origine de la violence), de la femme fatale venimeuse et ultra sexy au cinéma, des bad girls pur produit des fantasmes masculins, ou des mantes religieuses empoisonneuses, et que c’était quelque chose qui dans notre culture n’était absolument pas légitimé chez les femmes et les minorités car on en a fait une caractéristique naturellement masculine pour pouvoir maintenir l’ordre établi. 

La violence a pourtant une charge politique qui n’est pas négligeable, sa représentation également. En montrant la violence des femmes de la même façon que l’ont dépeint celle des hommes, sans les moquer ni les caricaturer, on réduit l’écart et les inégalités entre les genres. L’art c’est l’histoire de nos représentations, l’image légitimise et pénètre notre inconscient collectif d’où la nécessité de mettre en avant les expériences féminines libérées du regard masculin mais aussi d’entreprendre une relecture pour déceler tous les biais sexistes, racistes, LGBTQ+phobe qui l’ont traversé. 

Pour toute question n'hésitez à me contacter sur lasuperbenewsletter@gmail.com
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