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Durant le mois de juin 2014, je suis à Londres pour suivre un cours d’art contemporain au Sotheby’s Institute. Hasard joyeux de la vie, au même moment l’artiste superstar Marina Abramović s’apprête à entamer sa performance « 512 Hours » (image 1) à la Serpentine Gallery. Vous vous doutez bien que ni les queues interminables dans Kensington Gardens, ni la chaleur pesante de ce début d’été ne vont réussir à démonter une bande de jeunes femmes venues à Londres pour s’immerger dans la scène artistique locale. Après une longue attente, nous faisons partie des élues qui vont rentrer dans la galerie. 

On nous invite à laisser toutes nos affaires dans un casier, téléphone portable et montre compris. Comme des pions, on nous place à divers endroits dans l’espace dépouillé pour l’occasion de la Serpentine. Le silence est palpable, on me demande de fermer les yeux. Je sens une main qui attrape la mienne, et une voix qui chuchote à côté de moi tout en me guidant. Je tiens la main d’Abramović, ou plutôt elle tient la mienne. Elle me positionne face à un mur et me dit de respirer. Elle revient un peu après et me dit de me relaxer. J’ai l’impression d’avoir rejoint une secte et de ne pas comprendre ce qu’on attend de moi. Consciente de devenir comme les autres personnes présentes une sculpture vivante, une partie intégrante de l’œuvre d’une artiste, je suis émue. Je ne reste qu’une trentaine de minutes, mais ressort relaxée et légèrement euphorique.

C’est finalement ça, une performance, une forme d’art éphémère dans laquelle l’œuvre, l’artiste et le corps fusionnent. Une sorte de lieu suspendu dans lequel on peut s’interroger, créer ou transmettre du savoir, le détourner également avec une liberté inédite affranchie de toute temporalité. On est dans le ici et maintenant comme lors d’un saut en parachute. C’est grisant. 

Ce médium dépourvu des traditions artistiques régies par les hommes - comme la peinture ou la sculpture - va devenir pour les femmes un terrain idéal pour se réapproprier leurs images, leurs corps, se redéfinir loin des visions canoniques qu’on impose à leur groupe social depuis des siècles. Et le plus important, c’est qu’elles voient dans la performance la possibilité de matérialiser leurs revendications et de s’engager socialement et politiquement.

Ce qui est également intéressant avec le fait que la performance est devenue un champ très investi par les femmes, c’est que notre société avec ses diktats de beauté, de jeunesse éternelle, ainsi que ses attentes sexistes et essentialistes (bonne épouse, bonne mère de famille) leur imposent de performer leur genre depuis toujours. La philosophe et théoricienne américaine Judith Butler nous parle de « performativité du genre » et envisage celui-ci comme une performance sociale apprise et exécutée à répétition à travers des actions et des discours verbaux comme non verbaux. En cela, on comprend mieux le lien entre les femmes et cette discipline artistique. On se la réapproprie pour mieux s’attaquer aux normes et aux stéréotypes de genre.

L’histoire de la performance est étroitement liée aux mouvements féministes et queer, notamment car elle permet d’illustrer par des actions directes la violence systémique de notre société patriarcale sur les corps des femmes et des personnes minorisées. Et ça contrairement à d’autres formes artistiques. 

Le corps qui était jusqu’alors un objet devient un corps politique, un corps étendard, un corps slogan, un corps outil de création à part entière. En s’engageant physiquement, des artistes comme Gina Pane, Hannah Wilke, Ana Mendieta, Orlan, VALIE EXPORT (image 2:  Tap and Touch Cinema,1968), Carolee Schneemann ou Adrian Piper vont investir l’espace public qui jusqu’alors était majoritairement réservé aux hommes. La parole publique n’appartenait ni aux femmes, ni aux personnes minorisées, leurs voix ne comptaient pas plus dans le domaine culturel où l’hégémonie masculine était la base comme partout, la performance devient alors une possibilité pour se faire entendre, pour exister, pour bousculer le statu quo. 

Je pense notamment au mouvement post-porn, principalement représenté par l’ancienne TDS américaine Annie Sprinkle, qui interroge les rôles attribués aux femmes dans notre culture sexuelle. La sexualité étant un espace de pouvoir et de domination clé pour les hommes. Les avant-gardes du début du 20e siècle, comme le dadaïsme, vont toucher à la performance, l’artiste américain Allan Kaprow va établir dans les années 50 le concept de happening, d’autres artistes masculins comme Yves Klein vont initier des performances avec des femmes, mais ces dernières, bien qu’étant des collaboratrices, ne reçoivent pas le titre de créatrices : leur présence reste destinée au regard masculin et à ses plaisirs. 

La seconde vague de féminisme aux États-Unis met en tête de ses préoccupations les enjeux identitaires et le statut de la femme dans la société occidentale. Liberté sexuelle, accès à la contraception, à l’avortement, législation autour des violences sexuelles, émancipation économique et sociale, remise en question de la famille nucléaire, du rôle de mère notamment pour nommer quelques-uns des enjeux clés de leurs luttes.

En 1973 l’artiste Franco-italienne Gina Pane réalise la performance « Azione sentimentale » (image 3) à la galerie Diagramma à Milan, dans laquelle elle explore la relation mère-enfant. L’espace dans lequel la performance a lieu est séparé en trois parties, dans la première pièce il y a des roses et l’artiste indique que cet espace est « dédié à une femme par une femme », dans la seconde pièce on y voit l’artiste habillée de blanc tenant un bouquet de rose, et dans la troisième pièce, l’action se déroule et seules des femmes ont le droit d’être présentes (ça nous rappelle notamment l’accouchement qui a été pendant longtemps l’affaire des femmes). 

Pane retire les épines de ses roses et se les enfonce dans l’avant-bras, et s’entaille également la main à l’aide d’une lame de rasoir. On est dans un acte de mutilation/scarification. Pendant sa série d’actions elle prend différentes poses passant de la verticalité à des positions fœtales. Durant la performance des lettres sont lues par des femmes pour des femmes revenant sur les différentes relations qui les lient notamment la relation mère-fille. L’idée c’est la reconnaissance de douleurs et de souffrances qui sont propres à leur genre, partager en mixité choisie (n’en déplaise à Blanquer) sur des sujets comme la maternité. 

L’artiste américaine Mierle Laderman Ukeles va également partir de son rôle de mère pour élaborer une réflexion politique autour du travail domestique. Après la naissance de son premier enfant, elle se retrouve mère au foyer tout en étant toujours une artiste et elle se rend compte très rapidement que la conciliation des deux est presque du domaine de l’impossible. Elle va alors écrire un manifeste « Manifesto for Maintenance Art » (1969) et va mettre le travail ménager et le « care » comme impensés de nos sociétés au cœur de son art. Elle commencera cette série de performance chez elle, mais la plus iconique reste celle du Wadsworth Atheneum museum (image 4) dans laquelle on la voit laver l’entrée et les marches du musées ainsi que l’intérieur rappelant ainsi le mépris et le manque de considération qui pèsent sur des tâches pourtant essentielles aux institutions. Son œuvre est à la fois une observation sur le travail gratuit genré et sur la légitimité des femmes artistes dans le monde de l’art.

Les artistes féministes vont s’emparer de ces thématiques et utiliser la performance, qu’elles envisagent comme une forme artistique radicale, pour les visibiliser. En utilisant leurs corps dans l’espace social, ces artistes nous font comprendre que l’intime est politique, elles font un lien entre le privé et les luttes collectives. Elles inscrivent leurs histoires, nos histoires, dans l’agora. Elles contribueront à faire de nous des citoyennes à part entière de la cité en démystifiant nos corps trop longtemps utilisés pour nous essentialiser, et en faisant de nous des sujets actifs. 

On notera cependant que certaines artistes, comme Hannah Wilke, sont complètement essentialistes dans la façon dont elles approchent les corps. Wilke est connue pour ses petites vulves en chewing-gum qu’elle se collait partout sur le corps, elle parlait de « féminité naturelle », et réduisait vachement les femmes à leurs appareils reproducteurs ainsi n’incluant pas les personnes trans dans son féminisme (ce qui est malheureusement le cas de pas mal de féministes « radicales » des 70’s qui vont faire de l’art). On notera également que la plupart des performances sont faites par des artistes cis blanches minces, et qu’on manque cruellement de diversité niveau représentations.

La première performance qui est considérée comme féministe est « Cut Piece » (image 5) en 1964 de l’artiste japonaise Yoko Ono. À genoux et immobile dans une posture traditionnelle japonaise appelé seiza (il s’agit d’une position de politesse généralement utilisée par les femmes) sur une scène, une paire de ciseaux posée devant elle, le public est informé préalablement par une tierce personne (les participants pourraient dès lors se poser la question du consentement de Ono) que chacun.e peut montrer sur scène pour couper un morceaux des vêtements de l’artiste et l’emporter avec elleux dévoilant ainsi progressivement son corps. Elle peut arrêter la performance à tout moment.

Il est intéressant de noter que ce seront majoritairement des hommes qui se dirigeront vers la scène pour prendre part à la performance. Certaines personnes s’approcheront timidement et couperont un petit bout de tissu dévoilant à peine sa peau , quand d’autres ne vont pas hésiter à y aller franchement . C’est d’ailleurs un homme qui coupera les bretelles de son soutien-gorge accompagné par les cris d’une femme dans le public qui lui dit d’arrêter d’être un gros pervers. Yoko Ono étant une femme racisée cumule les oppressions, et avec cette performance elle entend parler de violence dans les rapports sociaux, de domination et de la sexualisation des corps des femmes. 

Dans un style un peu similaire, Marina Abramović lors de la performance « Rhythm 0 » (image 6) au studio Morra à Naples en 1974 livre son corps aux spectateurs leur disant qu’ils peuvent faire d’elle ce qu’ils veulent. Derrière elle sur une longue table recouverte d’une nappe blanche se trouvent des objets, certains sont là pour affliger de la douleur d’autres du plaisir, et d’autres peuvent carrément la tuer comme un pistolet et des balles. Le public deviendra de plus en plus violent et agressif avec l’artiste qui elle reste impassible malgré les horreurs qu’elle subit. On lui coupe ses vêtements, lui entaille la peau, certains essayent de boire son sang. Après six heures de performance elle quitte la pièce les larmes aux yeux. Son but était de voir jusqu’où les gens iraient, comment la violence gratuite peut se manifester chez tout le monde, comment l’empathie fonctionne, pourquoi la domination est le socle ultime de notre société. 

Après Ono de nombreuses artistes utiliseront l’art performance pour alerter sur les réalités et l’impact des violences sexuelles et sexistes sur le corps des femmes et personnes minorisées. La violence étant très fortement liée au corps, ce medium s’impose assez naturellement chez des artistes comme Ana Mendieta, Valie Export, ou Suzanne Lacy qui vont participer à visibiliser ces sujets et à encourager les femmes à parler publiquement.

En 1972, les artistes Suzanne Lacy, Judy Chicago, Sandra Orgel and Aviva Rahmani créer la performance « Ablutions » (image7). Les spectateurs se retrouve dans un grand studio dans lequel se trouvent trois larges baignoires en métal. L’une est remplie d’œufs, une autre de sang, et une autre d’argile. Le sol est jonché des coquilles d’œufs, des chaînes, des cordes, et des reins d’animaux. En fond sonore on entend des témoignages graphiques de victimes de viols. Des femmes passent d’une baignoire à l’autre avant d’avoir le corps bandé. L’idée était de représenter la tourmente intérieure des personnes ayant subi des violences sexuelles. C’était complètement inédit pour l’époque d’entendre des victimes sur un sujet qui restait très tabou et habituellement gardé dans la sphère privée. 

Comment savoir si elles ne sont finalement pas uniquement des activistes plutôt que des artistes me direz-vous ? Tout simplement parce qu’elles aspirent à donner à leur travail à la fois des qualités esthétiques et un message social fort comme de nombreux artistes l’ont fait avant elles. Au cours de l’histoire de l’art des groupes d’artistes masculins avaient des revendications politiques et ça ne semblaient pas trop gêner les critiques. On ne remettait certainement pas en doute les qualités artistiques intrinsèques de leurs œuvres parce qu’elles avaient une dimension sociale, ce qui prouve bien que la performance étant un genre dans lequel les femmes se sont principalement illustrées, échappant ainsi au contrôle des hommes, était encore une fois considérée comme un art mineur comme un peu près tous les domaines que les femmes artistes ont pu s’approprier (souvent pas par choix mais par défaut d’ailleurs) et que leurs luttes et revendications n’étaient pas forcément les bienvenues (tu m’étonnes!). 

Les critiques vont souvent épiloguer sur cette mise en scène du corps, et (attention je m’étrangle) parfois même condamner la nudité qu’ils voient comme quelque chose qui délégitimise leur propos. Les hommes peuvent donc exploiter le corps des femmes depuis la nuit des temps au nom de l’art, mais lorsqu’une femme utilise son corps pour créer c’est de l’exhibitionnisme gratuit. Vous le sentez ce double standard bien hypocrite ? Le patriarcat garde nos corps sous tutelle, le montrer à travers notre propre gaze est donc un acte militant.

De par son caractère éphémère, il est indispensable de documenter et d’archiver la performance pour ne pas invisibiliser le travail puissant et essentiel de toutes ces artistes qui raisonne encore beaucoup aujourd’hui. Visibiliser le travail des femmes artistes passe également dans une mobilisation pour la restauration, la conservation, et la création d’archives pour leurs œuvres. Laisser des traces est plus important que jamais.

        Pour toute question n'hésitez à me contacter sur lasuperbenewsletter@gmail.com                      ou sur mon compte instagram @eva.kirilof
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