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Alors que l’Éducation nationale vient de révéler, avec la publication de son Indice de position sociale, l’ampleur de la ségrégation scolaire, je me suis souvenu de ma première confrontation avec l’esprit de “caste” de la méritocratie française. Tocqueville y voyait déjà l’un des ressorts cachés de l’histoire de l’Hexagone. Mais les sociologues contemporains n’hésitent pas, dans les pas de Bourdieu, à en faire le trait systémique d’une véritable “héritocratie”.


Avant de développer, je vous invite à parcourir les articles que nous publions aujourd’hui sur philomag.com :


C’est un outil statistique que l’Éducation nationale a mis en place depuis plusieurs années mais qu’elle refusait de rendre public afin d’éviter que les familles l’utilisent pour contourner la “carte scolaire”. Suite au recours d’un journaliste auprès du tribunal administratif, elle a été contrainte de le dévoiler aux citoyens. Et cela fait l’effet d’une bombe. L’Indice de position sociale (IPS) est un “score” attribué par l’Éducation nationale à l’intégralité des écoles, collèges et lycées, privés comme publics, du territoire français, sur la base de la profession des parents – et du capital symbolique et financier qui y est attaché – mais également d’autres critères censés peser dans les chances de réussite scolaire (taille du logement, pratiques culturelles, accès à internet, etc.). Ainsi un parent docteur bac +12 travaillant dans les nouvelles technologies décroche un score de 179, là où un chômeur n’ayant jamais travaillé récolte un petit 38. Agrégées, agglomération par agglomération, les données délivrent le score de tous les établissements scolaires du pays, et chaque parent peut dorénavant consulter celui attribué à l’école de son enfant sur le site de l’Éducation nationale. Le résultat est sans appel. Alors que la moyenne nationale de l’IPS est à 103 (et à 88 pour les lycées professionnels), l’écart varie de 51,3 dans l’académie de Guyane jusqu’à 157,6 dans l’académie de Versailles. Loin de concerner uniquement les grandes villes, les banlieues ou certains quartiers, la ségrégation est à l’œuvre sur tout le territoire (voire les cartes éclairantes élaborées par L’Obs). Ségrégation par le bas – avec la concentration des familles les plus modestes sur certaines zones et agglomérations – mais aussi par le haut – avec le choix séparatiste du privé que font les parents au score le plus élevé – (parmi les 10% de collèges à l’IPS le plus élevé, 60% relèvent du privé). Systémique, le phénomène laisse craindre que les pauvres et les riches ne fréquentent plus les mêmes écoles et ne reçoivent plus une formation équivalente.

Les Français auraient-ils troqué la “passion de l’égalité” dont Tocqueville les créditait pour une “passion ségrégative” ? Rien n’est moins sûr, en réalité. Car Tocqueville montrait déjà que la passion française pour l’égalité, surgie avec la Révolution française, avait été préparée par le travail de sape de l’État monarchique qui avait défait l’aristocratie et promu une nouvelle caste d’État, très fière de ses prérogatives. Il soutenait également que l’égalité “imaginaire” de la démocratie, qui fait de chacun un semblable sur le plan métaphysique, installe une dynamique de la distinction qui progresse en même temps que l’égalisation des conditions. De sorte qu’on peut considérer le système scolaire français, qui combine une idéologie méritocratique républicaine avec une architecture hyper-ségrégative, fondée sur les filières, les classes préparatoires et les grandes écoles, comme une traduction assez fidèle de cette dynamique.

J’en garde un souvenir personnel très vif. Fraîchement débarqué de l’université belge, unique et non sélective, pour un séjour Erasmus à l’université de Bourgogne, je vois encore comment le petit groupe d’étudiants issus des classes prépa’ se séparait de manière ostentatoire des élèves formés directement à l’université, comme s’ils appartenaient à une caste à part et ne devaient surtout pas se commettre avec les bœufs ignares de la voie commune que nous représentions…

Loin d’être une anomalie ou une trahison de la méritocratie, la ségrégation et l’esprit de caste seraient-ils constitutifs de la culture politique française ? C’est ce qu’affirme avec force le sociologue Paul Pasquali dans son enquête sur les grandes écoles, intitulée Héritocratie (La Découverte, 2021). En revenant pour la première fois sur l’histoire longue de ces institutions centrales de la République, il démontre que ce système, même s’il a connu des transformations répétées et une tentative d’ouverture dans les années 1970, s’est depuis complètement refermé. “Ce n’est pas une méritocratie, mais une héritocratie”, déclare-t-il, un système où le mérite et l’héritage, loin d’être contradictoires, deviennent “les deux faces d’une même médaille” qui permet à une élite de “conserver et d’accroître ses privilèges et sa légitimité”. Devant de tels réquisitoires, on ne peut s’empêcher de se demander : ce cauchemar méritocratique n’est-il pas en train de craquer de toutes parts ?



Martin
Legros

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