Marģers Vestermanis
Marģers Vestermanis a aujourd’hui 97 ans. Enfermé dans le ghetto de Riga à l’arrivée des Nazis en juillet 1941, il assiste impuissant à l’incendie de la grande Synagogue et à quelques pogroms. Jeune et vigoureux, il est ensuite déporté dans un camp de travail pendant 3 ans. Il profite d’un déplacement à pied provoqué par l’arrivée de l’armée soviétique pour s’échapper, puis rejoint les partisans. Il se cache dans la forêt et fait des coups de main, jusqu’à la fin de la guerre.
Après 1945, il revient à Riga. Et il ne retrouve plus personne. Ses amis, ses parents, ses frères, sœurs, cousins, oncles, tantes. Tout le monde est mort. Et il croise des Lettons, qui sont eux bien vivants. Et il se demande : ont ils participé ? Ont ils approuvé ? Ont ils simplement regardé ailleurs ? Quand, dans le combat entre un faible et un fort, on n’intervient pas, est-ce qu’on est neutre ?
Après la fin de la guerre, la Lettonie devient soviétique et la mémoire des Juifs est nivelée par le concept d’égalité absolue et d’athéisme des doctrines communistes. Historien et journaliste, il se heurtera à la censure du parti dès qu’il souhaitera évoquer la Shoah et plus particulièrement la religion de la majorité des victimes. Mais un peu avant la chute du mur, il commencera à organiser la fondation d’un musée. Pour ne pas oublier. Et en 1991 il mettra au monde le musée Juif de Lettonie, à Riga. C’est là qu’il nous a reçu. Digne, calme, avec une voix encore grave et posée, il a les yeux doux et la poigne solide. Disant avec un petit sourire “Napoléon disait qu’il vaut mieux mourir debout, alors je ne vais pas vous parler assis”, il a posé sa canne et s’est levé, et a fait tout son speech sur ses pieds.
Monsieur Vestermanis posait (entre autres) trois questions pendant son long exposé.
Pourquoi ? Parce que le comment et le quand, et le qui, on le sait. Mais “pourquoi” est une question qui le taraude encore, 80 ans après.
Comment vivez-vous avec cet héritage ? Sachant qu’en France, les juifs ont été plutôt déportés, et moins fusillés sur place, mais que le problème était identique, “comment vivez-vous avec ça” est une question lourde, dans sa bouche. Et très émouvante.
Qu’est-ce que vous faites ? Et là je pense que la question se suffit à elle-même. On peut toujours se demander si on aurait collaboré, regardé ailleurs ou résisté… mais ça reste très théorique. Alors que la question “qu’est-ce que vous faites” nous replace dans le présent. Ici, et maintenant, qu’est-ce que je fais, moi ?
Je me sens honoré et privilégié d’avoir pu serrer la main à ce vieux guerrier, qui continue d’oeuvrer, de parler, de raconter, d’honorer.
Pourquoi la Lettonie m’a tant chamboulé ?
Alors la Lettonie m’a tant chamboulé pour plein de raisons. D’abord parce que la question des génocides est une chose qui me touche personnellement, pour des raisons familiales (je vous raconterai peut-être ça aussi un jour, tiens). Cette visite m’a aussi beaucoup touché d’une manière inattendue : elle m’a vraiment confirmé que ce que je fais, depuis 20 ans, a vraiment, profondément du sens. Non seulement pour moi, mais aussi une utilité très concrète en termes de possibilités de survie en cas de conflit ou de crise, pour les gens. Et du haut de mon syndrome de l’imposteur à la con, je ne m’attendais pas du tout à ça.
Les processus de prise de décision rapides, notamment, sont LE facteur qui ont contribué à sauver la vie à beaucoup de familles Juives en Lettonie en 1941 : comprendre vite ce qui se passe, accepter vite la réalité telle qu’elle est, et partir vite auront été LE facteur déterminant pour beaucoup d’entre eux. Avoir un plan préalable, avoir des compétences et des contacts, certes, était aussi utile. Avoir un corps en bonne santé et robuste, évidemment. Mais le plus utile était de voir rapidement la réalité en face, de l’accepter, de faire le deuil de tout ce qu’il fallait laisser derrière soi, et de faire les bons choix.
Et en écoutant les récits, je me surprenais à cocher les cases des compétences essentielles utilisées. Les cases de ce que j’enseigne, depuis 20 ans, de tout ce qu’on enseigne au CEETS, aussi. Gestion du stress. Orientation. Camouflage. Faire du feu. Economiser son énergie. Préparer son corps. S’acclimater. Savoir être “the grey man” et ne pas sortir du lot. Mettre en place des procédures, des kits, des itinéraires. Avoir des compétences. Avoir le bon mindset. Savoir trouver des micro-climats pour avoir moins froid. Marcher sans faire de bruit. Le leadership. La coopération de crise. L’antifragilité. You name it. Tout ça mis bout à bout est purement et simplement inestimable, au final, en cas de conflit ou de crise majeure, ou de catastrophe.
Ce qui m’a chamboulé, en fait, c’est que la rencontre avec tous ces gens m’a confirmé que j’allais dans la bonne direction. Et je me suis retrouvé à deux doigts de transpirer des yeux régulièrement. Pas tellement parce que j’étais touché. Surtout parce que je me suis senti soulagé. Soulagé de cette espèce de phobie que j’ai de ne servir à rien, de ne rien faire d’utile, de ne pas aller dans le bon sens.
Et évidemment, ça m’a donné envie d’aller encore plus loin. D’en faire encore plus. Et d’étudier plus en profondeur la question. La question des génocides et des conflits, évidemment, mais surtout la question de comment y survivre.
Parce que “die less often”. Merde.
Ne lâchez rien. Et restez quand-même pipou ;)
David, unorthodox and unspecialized.