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29 MARS 2023 • NEWSLETTER #15

LA LUNE CROISSANTE DE TAOUS MERAKCHI


Le financement participatif a commencé il y a une semaine et nous avons atteint déjà 30 % du premier plafond. Joie ! Gratitude ! Enchantement !

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Pour fêter cette première étape et vous donner envie de participer au projet, nous avons décidé de vous offrir un cadeau : une nouvelle inédite de Taous Merakchi, alias Jack Parker, qui a signé la puissante préface du Sexocide des sorcières, de Françoise d'Eaubonne, rééditée Au diable vauvert dans la collection Nouvelles Lunes.

Je profite aussi de cette embellie pour vous signaler aussi la parution ce mois-ci de deux autres magnifiques rééditions de Françoise d'Eaubonne :
Contre-violence ou la résistance à l'État, dans la collection Sorcières chez Cambourakis, préfacé par Isabelle Cambourakis elle-même, et Écologie/Féminisme, révolution ou mutation ?, préfacé par Geneviève Pruvost, au Passager clandestin. Nous devions nous retrouver le 23 mars à l'espace des Femmes - Antoinette Fouque, la rencontre est reportée au 11 mai : sauvez la date !

En attendant, vous pouvez visionner le formidable documentaire de Manon Aubel (52') en replay sur France 3: Françoise d'Eaubonne, une épopée écoféministe.

C'est une formidable aventure collective que ces rééditions et ces floraisons.

Rendez-vous pour la pleine du lune du 6 avril et d'ici là vive les croissants, les lunes croissantes et la décroissance !

Élise Thiébaut

 
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Son dernier livre est l'incandescent Vénère. Avant ça, Taous Merakchi a écrit, sous le nom de Jack Parker, Le Grand Mystère des Règles, suivi d'un ouvrage collectif Lettre à l'ado que j'ai été. Elle a créé le site pépite Passion Menstrues et a animé pendant un temps une newsletter sur la sorcellerie avant de signer Witch, Please, son grimoire de sorcellerie moderne avec la dessinatrice Diglee. Son podcast, Mortel, sur Nouvelles Ecoutes, a été décliné en livre, tout comme sa fiction Feu de camp. Elle est aussi l'autrice de la BD Coven
Avec cette nouvelle lunaire, drôle et enlevée, elle nous entraîne dans un vernissage de cauchemar qui finit... non, je ne vous dis pas, vous verrez bien.
 
Bientôt je serai libre
 
Je suis à un vernissage un peu chic, et je sais pas trop ce que je fais là. J'ai été invitée, ou je suis là avec quelqu'un qui a été invité, peut-être, je ne sais plus tellement. Je n'arrive plus à me concentrer sur quoique ce soit d'autre que ma posture. Tout mon corps me fait mal, tout est rigide, je ne sais plus quoi faire de mes bras — où est-ce que je mets mes bras, d'habitude ? Qu'est-ce que j'en fais quand j'écoute quelqu'un parler, quand je regarde une oeuvre avec une attention clairement feinte ? D'ailleurs, à quoi je ressemble habituellement quand je suis concentrée ? Je crois que mon genou droit a oublié qu'il était une articulation, j'ai toute la jambe tendue comme celle d'une poupée Barbie, y a plus une once de flexibilité dans tout le membre.

“Je sais pas ce que je fous là, tout le monde voit bien que je ne suis pas à ma place.”

Même ma cheville est verrouillée, et ma hanche est inconfortablement décalée du reste de mon corps. Je crois que j'ai voulu me donner une contenance, mais j'ai mal, mon sac me scie l'épaule, je sais pas quoi en foutre, j'ai faim et je sens trop mes sourcils. Je suis sûre que mon crayon noir fait des boulettes dans le creux de mes yeux. Je suis coiffée comme un oisillon sorti de son œuf dans le mauvais sens, et tout le monde autour de moi est si lisse, si blanc, si propre, si classe, y a rien qui dépasse sauf ce qui a été méticuleusement placé en décalage pour donner un petit peu de piquant, pour simuler un désordre esthétique. Je sais pas ce que je fous là, tout le monde voit bien que je ne suis pas à ma place. Je vois les employés de la galerie me regarder de traviole, je les vois se chuchoter des choses à l'oreille en feignant un sourire pour se donner l'air de parler de choses peu importantes, qui ne me concernent pas, pour ne pas m'alarmer. Ils se demandent comment j'ai réussi à entrer, et comment ils vont réussir à me guider vers la sortie sans que ça tourne à l'esclandre.
 
Mon salut apparaît soudain sous la forme d'une petite table qui vient d'être couverte de petite flûtes et de plateaux d'amuse-bouches. Voilà qui devrait me réchauffer les muscles, les assouplir à nouveau. Voilà qui devrait m'aider à occuper mes mains, ma bouche, à me donner un air plus naturel, plus humain.

“Ma gorge est une vallée ensablée.”

Voilà qui m'offre une porte de sortie aussi pour m'extraire de cette conversation avec cet homme que je ne connais pas et qui me parle de choses que je ne connais pas et qu'honnêtement, il n'a pas tellement l'air de connaître non plus, mais manquerait plus qu'il l'admette. J'ai mal aux cervicales à force de hocher la tête, je suis déshydratée par les "hmmm" les "ah oui ?" et les "ah, c'est fou je savais pas". Ma gorge est une vallée ensablée.

Je fais un petit geste poli, celui que je vois toujours dans les films parce que j'ai aucune idée de comment les gens font en vrai, et je me dirige vers ce buffet anémique, qui rappelle qu'on est ici dans un temple de la modération et de la pudeur, malgré les quelques extravagances susmentionnées qui ne font que renforcer cette impression.
 
"Une coupe, Madame ?", me demande un jeune homme dont la peau, les vêtements et les cheveux sont si lisses qu'on dirait un mannequin de magasin.
 
"Oui, merci", réponds-je avec un sourire — modeste, discret, à la limite du pincé, avec ce qu'il faut de chaleur pour ne pas être désagréable. Je me sens comme une gymnaste qui vient de réussir son atterrissage de justesse, mes jambes sont droites, mes bras bien tendus vers le haut, mes poignets souples et élégants, ta-daaaa !
 
Une fois ma coupe récupérée, je la tiens nonchalamment dans ma main droite, le coude lové dans ma main gauche, et je reprends mon tour de l'exposition. Je n'y comprends toujours rien, je ne sais toujours pas ce que je fais là, personne n'est venu se présenter à moi pour me rappeler par quel truchement je suis arrivée ici, mais je regarde tout en comptant minimum quarante secondes dans ma tête devant chaque œuvre pour ne pas avoir l'air de ne pas y prêter réellement attention. Je plisse les yeux, je hoche la tête, je laisse ma bouche se tordre dans un sens, puis dans l'autre. Parfois je croise le regard d'une autre personne et j'essaye de dire "Intéressant, hein ? Ce travail de la matière, cette lumière, je vois vraiment ce que l'artiste a voulu dire, je ressens presque ce qu'elle ressentait en créant tout ça", mais juste avec les sourcils et le menton, parce que mes mots trahiraient mon ignorance en moins de deux phrases.
 
Je sirote mon champagne, je suis convaincue de le faire doucement, pudiquement, élégamment, mais à peine arrivée à mi-parcours, il ne m'en reste déjà plus que trois ou quatre gorgées à peine. Alors je fais demi-tour, discrètement, lentement, je finis ma coupe et je fais mine de ne me rendre à la table que pour la déposer, parce que je suis délicate et prévenante, mais quand le jeune Ken me propose une deuxième coupe, je prends un air surpris, "Oh bah oui, pourquoi pas, allez !" avec un petit rire qui laisse penser que c'est exceptionnel pour moi de boire plus d'une coupe, que je m'octroie un petit plaisir parce qu'après tout, c'est jour de fête. 
 
Je bois une gorgée de cette coupe toute fraîche et une vague de chaleur m'enveloppe le bas du ventre. Je n'ai rien avalé depuis ce matin, il faut que je mange si je ne veux pas me ridiculiser. Il faut que je tapisse mon estomac de bandes antidérapantes, alors je me penche sur les plateaux pour en examiner le contenu.

“Il faut que je mange si je ne veux pas me ridiculiser.”

Me voyant faire une jeune femme qui vient de finir de remplir le seau de glace se dirige vers moi et commence à me faire l'inventaire exact, appris par coeur, de tout ce qui se trouve à ma portée. 
 
"Alors là ce sont des petite brochettes composées de mangueuh, de poulet-euh, et de manchego-euh" je hmm-hmme et ah-ahhh avec intérêt. "Ça ce sont des bouletteuh, bien sûr-euh, de viandeuh d'agneau-euh fourrées au pesto maison du chef Bertrand-euh". Oh, wow, pesto maison, je laisse ma bouche se tordre vers le bas et ferme birèvement les yeux en agitant la tête pour tirer mon chapeau. "Ici vous avez les crevettes au chutney de mangueuh à nouveau-euh, vous devinerez aisément pourquoi le chef a choisi ce fruit, hein, hm, huhu". Je ris aussi, complice, j'ai rien compris, c'est quoi le rapport ? "Là c'est une tapenadeuh d'oliveuh noireuh garnie de fromageuh de chèvre et de pignons." Hmmm. "Et enfin vous avez les arancinis ici, garnis de sauceuh marinara et encore une fois leur forme et leur couleur orange ne vous surprendra pas !" Je ris encore, mais j'ai toujours rien compris. "Si vous avez des allergies ou des intolérances j'ai la liste des allergèneuh donc-euh n'hésitez pas à me solliciter. D'autres questions ?" 
 
Non, non merci c'est très gentil, je vais plutôt goûter, le plus dur sera de choisir, huhu ! J'attends qu'elle s'éloigne, faisant mine de tout bien regarder pour faire un choix savamment réfléchi, puis du bout des doigts, gracieusement, j'attrape une petite brochette. Je me tourne vers le mur le temps de l'enfourner en entier dans ma bouche, de serrer les dents autour de la base du pic et de tirer pour tout détacher d'un coup. Je mastique une fois, deux fois, et je pense aux mots "explosion de saveurs", "farandole d'arômes", et je me demande de quel recoin beauf j'ai tiré tout ça, parce que je suis certaine que ça ne se dit pas, pas vraiment, pas en la présence de connaisseurs. Finalement, c'est pas plus mal d'avoir la bouche pleine, je me sens protégée. Tout le monde voit bien qu'elle est occupée, que ce n'est pas la peine de me parler, que ce n'est pas le bon moment pour m'accoster.
 
Du coin de l'œil, j'aperçois l'homme qui m'a tenu la jambe quelques instants plus tôt, je crois qu'il attend sérieusement que je revienne pour reprendre le cours de notre conversation. Je lui fais un petit sourire gêné autour de ma bouchée de mangue-poulet-manchego, pour bien souligner mon indisposition, mais je sens qu'il se rapproche. Par mesure de sécurité, j'avale et j'enfourne immédiatement une boulette de  viande, puis une deuxième, et une troisième. L'homme s'arrête net d'avancer. J'avale une première partie des boulettes et je comble l'espace que ça crée avec une crevette. Le mélange est étrange, mais pas déplaisant, le chef Bertrand a fait du bon travail. J'avale une longue gorgée de champagne pour faire passer tout ça et j'attrape deux arancinis. Ma mâchoire est sur le point de se disloquer mais comme une vipère, je gère, j'enfourne et j'arrive à refermer ma bouche presque en entier par-dessus.

“Comme une vipère, je gère”

L'homme fait demi-tour et s'éloigne. Je sens qu'il se retient presque de courir. Ça me fait pouffer, et une partie de la garniture des arancinis se retrouve sur mon menton. Ça me fait encore plus rire, et j'utilise mon doigt pour tout racler et tout remonter vers ma bouche. De l'autre main, j'attrape trois crevettes. J'enfourne. Une boulette. J'enfourne. Je mâche, j'avale. Deux brochettes d'un coup. J'enfourne. Je  mâche. J'alterne. Boulette. Arancini. Crevette. Brochette. J'ai oublié la tapenade ! Je plonge mon doigt dans le pot, je fais un crochet, je suce mon doigt, et je replonge. Autour de moi, le silence. 
 
J'ai volé la vedette aux œuvres, il n'y a plus que moi qu'on regarde maintenant, et je continue à manger, je continue à tout avaler, à tout enfourner. J'ai posé mon sac à mes pieds, j'attrape une bouteille de champagne dans le seau, je bois au goulot et, bien sûr, les bulles m'explosent au visage, ça dégouline jusque dans mon cou. Une poignée de boulettes, je les trempe dans la tapenade, j'enfourne, je bois, j'essuie ma bouche avec ma manche, et je recommence. Je me souviens, enfin, comment mon corps fonctionne. Je sais quoi faire de mes bras. Mes pieds sont ancrés, pas verrouillées, mes chevilles souples, et mes cervicales détendues. 
 
J'entends des pas qui accélèrent dans ma direction, bientôt je serai libre, et en attendant, je mange.

Rendez-vous le 6 avril pour la pleine lune de Juliet Drouar et d'ici là, abonnez-vous, partagez, écrivez-nous... Que la Lune soit avec vous.

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