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6 AVRIL 2023 • NEWSLETTER #16

LA PLEINE LUNE DE JULIET DROUAR


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Cette pleine lune d'avril a lieu à l'aube, 6h34 exactement. Dans les cultures amérindiennes, on l'appelle la lune rose, parce qu'elle coïncide avec l'ouverture des bourgeons et l'apparition des fleurs roses de nombreux arbres. Elle représente l'amour, et comme on peut le voir avec les grandes manifestations prévues aujourd'hui, elle accompagne aussi nos luttes !

Pour cette occasion, j'ai la joie d'ouvrir cette newsletter à Juliet Drouar, qui nous entraîne dans l'Isoloir,  avec une nouvelle inspirée d'une tribune déjà publiée sur Mediapart Pour le droit de vote des mineur•es.

Thérapeute, activiste, artiste, chercheureuse, gouine, trans, pédé·e, blanc·he, valide, mince, Juliet Drouar a publié en 2021 chez Binge Editions Sortir de l'hétérosexualité, et a codirigé avec Iris Brey La Culture de l'Inceste, un ouvrage collectif paru au Seuil qui a marqué la rentrée 2022.

Bonne lecture, et n'oubliez pas de vous abonner, de faire circuler, et de financer la newsletter sur  Kiss Kiss Bank Bank

Élise Thiébaut
 
Juliet Drouar par Marie Rouge

L’Isoloir
Partie I de « histoires mineures »
 

L’horloge derrière la profe. Midi -5. Comme les oiseaux avant l’orage, accroché.e.s en guirlande sur le même câble électrique. Une tension sous nos ergots. Ça bruisse, ça croasse, ça baille, ça étire ses ailes dans l’œil du voisin. Gisèle (la profe), elle est conne comme un balai, comme dirait mon père. En tout cas elle peut te saisir par le bras comme un rapace. Elle hausse la voix pour couvrir le brouhaha : « Donc pour résumer : demain c’est le grand soir. On peut ranger les candidat•es de droite à gauche ou d’écolo intersectionnel à libéral, ou de 16 à 85 ans. »

Midi -3. Regard inquisiteur et tournant du phare, zieuter quand elle zieute, retourner au rangement subtil de trousse dès que l’œil du cyclone est passé. Se préparer à partir mais sans en avoir l’air. Elle kiffe ce moment. Son petit sourire de peut-être je te lâche la grappe peut-être pas. Silence, personne ne bouge. Je respire plus. Sonnerie de gros réveil comme ils existent plus que dans les dessins animés : qui se tape la tronche hystéro avec deux boules de fer. Silence toujours, elle nous matte. Cette classe c’est 1/2/3 soleil version SM. Elle lâche finalement : « Vous pouvez ranger, et cet après-midi… », sa voix se perd dans les raclements de chaises et de blousons.

“On gicle sous le préau comme cent spermatos.”

On se casse, on se casse le plus vite possible (sans aucun sens car on y reviendra, on y reviendra pas plus tard qu’après manger, rien ne m’attire dans cette putain de cour, juste sortir).
« Ne courez pas ! Ne courez pas ! », résonne la voix dans le hall. Bien sûr que si on court, on court vers la liberté. Je m’écrase comme un insecte sur la grosse porte à battant qui ploie doucement sous mon poids et ceux de derrière.

On gicle sous le préau comme cent spermatos. Je prends mon élan pour sauter les dix marches, lacet défait ? Croche-pied ? Rien n’est clair dans ce troupeau de gnous si ce n’est que je vole plané pour m’écraser sur le goudron. Sans y prêter plus d’attention, se relever, se frotter les graviers incrustés dans les paumes en continuant d’être régurgité, au milieu de la cour. 

« Ça va ? ». C’est Leïla, sympa, qui me prend le bras. Bientôt Alexandra et Aude. On commence à chanter « nous sommes la bandeu des quatro fillia, quaatre filles, quaatrre filles… » Bras-dessus bras-dessous pour traverser et aller sur la pelouse. Je sais pas sur l’air de quoi, on m’a recueilli y a un an. Sympa. Je ne sais pas qui était la quatrième fille, moi je suis pas, mais on s’adapte. On a sûrement plein de questions comme ça mais on n’en parle pas. En fait je ne sais même pas de quoi on parle. Je traverse la vie dans une sorte d’acouphène permanent, une sorte de brouillard entre elle et moi.

Entre elles et moi. Sincèrement je ne comprends rien à ce qui m’entoure. Je préférais nettement jouer au foot mais je suis devenue trop efféminée. Progressivement mis hors-jeu en début de puberté. Là aussi, comment ? Pourquoi ? Le brouillard demeure. Mes sentiments ne se traduisent pas vraiment en pensées articulées ni dans ma tête ni dans ma bouche. Par exemple, si je prends le temps d’y songer, je me sens proche d’Alexandra. Pourquoi ? Je la trouve attirante. Aussi je pense que son père est alcoolique. C’est ptêtre pas le cas d’ailleurs, juste une association d’idées, mais en tout cas ça se sent qu’elle a peur de lui. Qu’on marche sur des œufs. Que ça pourrait péter. Ça m’est familier. Elle dit aussi « je me brosse les dents tout le temps jusqu’au sang ». Point. On n’élabore pas. On sent vaguement que c’est louche mais vu que personne au monde ne veut aller sur ces terrains là on ne sait même pas comment le faire et on n’a pas l’idée d’y aller même. Genre « pourquoi tu penses que t’as la bouche sale ? ». C’est quand même pas normal cette histoire. Et maintenant que j’y pense, pourquoi à la soirée pyjama nous on s’est marrées en ayant la trouille, en mode oulalala on est dans fais-moi peur, quand tu disais « au fait  je suis désolée mais des fois je me lève la nuit et j’essaie de sauter par la fenêtre ». J’ai eu peur cette nuit-là. On n’a pas cherché pourquoi. Comme personne ne cherche pourquoi. C’est peut-être ça la qualité du brouillard. Le brouilleur à pourquoi.

Bref, tout ça se passe comme dans un rêve. Je sais pas vraiment quoi vous dire d’autre sur la qualité de nos échanges avec quelques années de recul sur ce 8 mai 2027. C’est plus des impressions. J’ai eu une enfance impressionniste. Mais je me rappelle flou cette journée parce que c’était la veille du 9 mai 2027. Et le 9 mai 2027 tout le monde s’en rappelle.

« On peut douter qu’une candidate de 16 ans, miss Astride Diop soit armée à l’exercice du pouvoir et à la culture française.”

Bref je rentre chez moi à pieds, j’écoute We sound like love de Maya Green, en boucle. Parce que je suis aussi obsessionnelle. Je boucle. Je rentre sans un bruit et je me faufile en catimini dans le salon. La présence de mon père en train de regarder BFM. « On peut douter qu’une candidate de 16 ans, miss Astride Diop soit armée à l’exercice du pouvoir et à la culture française. Cette élection qu’on pourrait qualifier de « cour des miracles »… ». « Coucou. » Le père : « Hum. »  Je continue mon chemin jusqu’à la cuisine.

Je claque une bise à ma mère qui finit de donner un coup d’éponge sur la table « Bonjour chérie » dit-elle distraitement. Puis, beaucoup plus fort : « Bon j’y vais, je reviens dans une heure ! » Comme pour que le père sache le timing. Je la regarde angoissé. Elle sait. Qui sait ? Tout le monde sait. Non je parano. Si, elle sait. Non.

Je file dans ma chambre pour m’adonner à mon activité préférée. Rêvasser en écoutant la radio. Chercher des chansons adaptées aux scénarios de mes rêveries dans mon lit. Je deviendrai pas scénariste c’est sûr : c’est pas très élaboré. J’aime une personne, Camille ici, c’est compliqué, je me fais reluire, on danse. On danse. On danse. (Je pense que par contre j’aurais pu être chorégraphe). On s’embrasse. On s’aime, on s’aime. On fuit. On s’aime.

Bon. J’entends mon père monter. Boule dans l’estomac. Envie de me chier dessus. Les bruits feutrés de ses pas dans l’escalier. Au bout du couloir la porte de sa chambre s’ouvre. Se ferme. Plus rien. Peur. Excitation dans le bas ventre. Non, non, non, non. Nausée. Coincée au fond de la bouche. Les dents du fond qui baignent comme il dit. Je pense plus qu’à ça. Je monte le son dans mes écouteurs. Encore plus fort. Rattraper Camille, rattraper Camille. On en était où ? A New York sur le rooftop. Camille ? Camille ? Haaaaa. Envie d’y aller. Non. Si, je me vois me lever, aller dans sa chambre. Excitation, dégoût. Non. Je me lève. J’ouvre la porte ? J’ai ouvert ma porte. Non. Trop tard, il a entendu, j’ai ouvert la porte. Somnambulisme. Cut.

“Pourquoi il n’y a pas des paupières d’oreilles ?”

Après, le soir, on mange. Silence. Ma mère parle. Meuble. Silence, bruits de bouche. J’ai envie de m’arracher les oreilles. Pourquoi il n’y a pas des paupières d’oreilles ? Mais pourquoi il n’y pas de paupières d’oreilles ? Mon père : « qu’est-ce que tu vas voter ? » Silence. Je dis « je veux pas voter ». Il pose ses couverts. Aïe mauvaise réponse. La meilleure hier pourtant. « Comment ça putain tu vas pas voter ? Vous nous faites chier, chier comme des petits cons pour voter et tu veux pas voter ? Bien sûr que tu veux pas voter, à 13 ans qu’est-ce que tu comprends ? Et tes profs de cons de gauche de merde. Ils te disent de voter quoi ? Ils te disent de voter quoi ? » Il s’exorbite sur la daronne qui baisse les yeux dans son assiette. Elle dit « Non mais je crois qu’il y a juste une présentation des… » Il brusque sa fourchette. Flouche. Mouvement de purée sur sauce au beauf. Débordement sur set de table en plastouk. Silence. Il dit « pardon. » Il rigole et se met à saucer le set dans un mouvement comique comme si c’était son assiette étendue. On a les épaules qui tombent. C’est passé. On rigole. Il dit « Bon en réalité c’est pas si mal. Tu sais quoi, (il avale), Dupont-Saignant, (c’est Dupont-Sagnant), est bien. Les pieds sur terre. Économiste (bouffe, bouffe, mâche, mâche). Beaucoup d’expérience. Un type mesuré dans un panier de barges. Haha. Un spécialiste de la grande dépression de 1929. Vous savez ce qu’il s’est passé en 1929 ? Crash boursier, personne l’avait vu venir, les financiers qui sautent par les fenêtres. De honte hein. C’est pas ceux qui s’en seraient pas sortis pourtant. La honte. Un sentiment social…». Cut.

9 mai matin. Elle rentre dans ma chambre. Putain je pourrai la tuer. Elle toque en même temps qu’elle ouvre, toujours. « C’est l’heure ! ». Elle s’assoit doucement sur le bord du lit. Je grogne. Elle berce la couette. « Allez, et ne traîne pas trop dans la salle de bain ». Bien sûr que je traîne dans la salle de bain. Le havre. La salle de bain se ferme à clef. Et il faut se maquiller, se maquiller. Je prends les trucs de ma mère. Il faut se plâtrer ce qu’on s’est gratté. Je plâtre. Je rate. C’est subtil. J’essuie, je recommence, je tamponne le fond de teint. J’estompe les contours. Je pourrais être peintre aussi.

On est de la première session. On rejoint notre profe principale devant le collège. Chaque classe à tour de rôle va au bureau de vote aujourd’hui. Ma mère est là comme accompagnante. Se proposer était un mouvement subtil de sa part. Ça peut être surveiller, ça peut être soutenir. Un mouvement de cul entre deux chaises. Je suis l’une des chaises. La chaise en mousse. C’est passé en tout cas auprès de l’autre chaise : mon père. Je souffle dans mes doigts : haaa. J’aime bien la fumée blanche. Plus chaud et plus froid après, à cause de l’humidité du souffle. J’aime bien la fumée blanche, j’aime bien le brouillard, j’aime bien les répétitions. Elle m’a pris la main ce matin quand on marchait vers l’école. Sur le petit chemin boisé. Complicité qui me réchauffe le cœur, complicité qui nourrit le poulpe géant enragé tapis dans mes fonds marins.

On va en rang à la Mairie. La petite cour bordée de platanes derrière les grilles en fer forgé.  L’ambiance est plutôt solennelle. Je crois qu’elle sourit. Elle reste à côté de moi. On ne dit rien. C’est pas du pipi de chat ce bâtiment. On entre. Les marches en pierres (du marbre ?) tapissées de grosse moquette rouge de qualitey, comme une langue encadrée de rambardes dorées. Les gens de la mairie nous orientent au premier étage. Bureau de vote 11. A la queueleuleu, on sort nos passeports et nos cartes électorales. Je sais pas pourquoi j’ai un peu le trac mais j’aime bien. Avoir une certaine importance.
Je tends mes papelards. La dame check et me sourit. M’indique les papiers. J’en prends un de chaque. Je m’arrête un peu interdit devant les isoloirs. Je me rappelle penser « on dirait des rideaux de douche ». Je suis dans ma salle de bain et je suis bien. J’aimerais y camper. De tous mes petits papiers, évidemment ce sera toi.
A voté.

 

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