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5 MAI 2023 • NEWSLETTER #19

LA PLEINE LUNE
DE PAULINE GONTHIER
 

Mille mercis, deux dates à sauver
et un texte inédit sur la maternité... et la paternité.

135 %, soit plus de 8000 euros collectés pour soutenir Nouvelles Lunes : c'est une superbe brassée de lune qui nous arrive grâce à vous. Elle va permettre de payer les auteurices, mais aussi de développer des lectures, des audios, podcasts et un site Internet pour continuer à diffuser nos histoires sensibles, rebelles et queer à travers les ondes. Si vous avez manqué la date, il est encore possible de donner jusqu'au 19 mai, et ensuite on pourra s'abonner à prix libre.

Doublée d'une éclipse visible uniquement depuis l'Asie ou le Pacifique, la Lune Rouge ou Lune de sang intervient ce 5 mai 2023 quelques jours à peine après Beltane, l'un des huit sabbats de la religion Wicca, fondée sur d'anciens rites païens. Dans la grande roue des fêtes sorcières, c'est un moment où la frontière entre les mondes du visible et de l'invisible est la plus fine. On pouvait alors célébrer l'arrivée de l'été en allumant des feux, en ornant les maisons, les jeunes filles et les cornes des vaches de fleurs multicolores censées assurer leur fertilité et leur prospérité (je vous rappelle à toutes fins utiles que la tête de bovin et ses cornes représentent symboliquement l'utérus et les trompes, et nous ont donné la première lettre de l'alphabet).

La fête coïncide aujourd'hui avec le 1er mai. Avant, on préférait s'offrir à cette occasion un brin d'églantine à la fleur rouge comme la lune (et la révolution), mais Pétain est passé par là et nous a fourgué le muguet porte-bonheur. Cette passion du muguet remonte au XVIe siècle : on avait alors pour habitude d'échanger des branches d'arbres sacrés, qui ne se rangeaient pas facilement dans la poche et n'étaient pas faciles à disposer dans le salon. En visite dans la Drôme, le roi Charles IX a reçu du muguet en guise de bienvenue, et ça lui a tellement plu qu'il a à son tour offert la petite fleur à clochettes (qui vient du Japon, figurez-vous) l'année suivante aux dames de sa cour.

Le 1er mai, j'étais quant à moi à Arras, pour le salon des littératures engagées
Colères du Présent, et je n'ai pas eu l'occasion de pratiquer le second rituel de Beltane : recueillir la première rosée du matin, un élixir qui devrait pourtant préserver mon éternelle jeunesse et me rendre sexuellement attirante. Mais la sécheresse est la nouvelle litanie du monde. Voler la rosée pour combler mes rides ou me rendre sexuellement attirante ne correspond pas à ma conception ni de l'érotisme, ni de l'écologie. La terre a soif, les pierres retiennent chaque goutte d'eau entre leurs grains ténus, et les rivières redeviennent des chemins parsemés de déchets plus ou moins organiques. Alors la rosée, je la laisserai aux feuilles  pour me contenter de sa version viticole, sans "e" à la fin. La planète est en plein climatère. Sa ménopause est annoncée, et nous devons apprendre à danser ce nouvel âge avec le plus de tendresse possible. Ralentir, attendre, ne rien hâter, surtout : la seule précipitation que nous appelons de nos vœux se mesure en eau de pluie printanière.

Manifester, crier, taper sur des casseroles pour défendre notre droit à ne pas mourir à la tâche : c'est ce qu'ont fait deux millions de personnes en France le 1er mai 2023.Qui sait où nous conduira ce sabbat là ? Le plus loin possible, j'espère !

En attendant, j'ai la joie d'accueillir Pauline Gonthier dans Nouvelles Lunes. Autrice en octobre d'un très beau premier roman, Les Oiselles sauvages, où il était notamment question de Françoise d'Eaubonne, elle nous livre un texte idéal pour cette lune rouge : C'est pas pareil.


Bonne lecture, et n’oubliez pas de faire tourner Nouvelles lunes... avant celle du 19 mai prochain.

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Deux rendez-vous à ne pas manquer :

Le 11 mai à 19h, une soirée Françoise d'Eaubonne à l'Espace des femmes - Antoinette Fouque, 35 rue Jacob à Paris, à l'occasion de la sortie simultanée de trois livres : Écologie/Féminisme, révolution ou mutation ? préfacé par Geneviève Pruvost, aux éditions Le Passager clandestin ; Contre-violence et la résistance à l'État, préfacé par Isabelle Cambourakis dans sa collection Sorcières ; et enfin Le Sexocide des Sorcières, préfacé par Taous Merakchi Au diable vauvert. On pourra aussi découvrir la saga des Bergères de l'apocalypse rééditée l'an dernier aux éditions des femmes - Antoinette Fouque qui nous accueillent. Et ce sera l'occasion de déguster la
nouvelle cuvée militante de vin nature proposée par Fleur Godard intitulée... Ceci est mon sang !

Le 14 mai à 18h30, au café Chez Mona, 9 rue de Vaugirard, à Paris encore, lecture des premiers textes parus dans Nouvelles lunes avec : Juliet Drouar, Del Kilhoffer, Vincent d'Eaubonne et Alain Lezongar, et la romancière Pauline Gonthier.
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Je soutiens Nouvelles Lunes
Pauline Gonthier. Photo @Astrid di Crollalanza

C'est pas pareil
 
« C’est pas pareil. La mère, c’est celle qui porte. Toi, tu seras l’autre parent. Je vais pas mentir pour te faire plaisir.»

Lui, sûr de son fait, auréolé d’un Fedora en feutre noir, avec une émotion diffuse dans la voix que je ne saisis pas – de l’agacement ? – veut me rappeler la simple réalité. Moi, sur le même trottoir, l’estomac par ce coup porté devenu aussi creux que mon utérus mais pas du genre à encaisser mollement les uppercuts : les poings serrés, je réplique.

«Ça veut dire quoi, c’est pas pareil ? Pas pareil que quoi ? Ça veut dire que tu te sentiras moins grand-père ? Explique un peu. »

Silence. Le patriarche tire avec une nonchalance feinte sur sa cigarette.

Excédée, je reprends avec autant de maîtrise que possible – ne pas lui faire offrande de mon émotion : «Ça veut rien dire, c’est pas pareil ! Pourquoi tu tiens tant à le dire, alors ? »

Ses yeux d’oiseau dans les miens, il insiste :

« C’est pas pareil, c’est tout. Je dis rien d’autre.»

Nouvelle inspiration goudronnée, son regard porté plus loin, son corps de biais.
 
Il ne s’embarrasse pas plus que ça, mon père. Il appuie sur le détonateur puis s’éloigne. N’en est pas à sa première bombe. Il faut dire qu’il a toujours nourri une forme de sympathie pour les terroristes. Ceux qui portaient ses idéaux surtout, de révolution prolétarienne et d’internationale du peuple, à l’époque où il pensait Rapports de domination et Violence légitime. En ce temps-là, quand en mon for intérieur Œdipe était encore roi, je me disais qu’il comprenait le monde ; avec fierté je pensais Mon père, cet intellectuel de gauche, ce grandiose anarchiste – mon seul archétype, alors, du véritable héros.

Il soutenait qu’il fallait être sacrément con pour penser que l’avenir se jouait dans l’isoloir. La politique, c’est dans la rue et dans les bars, disait-il. Avec de grandes idées pour mettre le feu aux conservatismes de tous bords. On commencerait par les patrons, bien sûr, et les cathos – en épargnant sa mère –, en se méfiant des contremaîtres dont l’appétit d’un infime supplément de pouvoir ronge l’âme. Lui qui avait grandi dans les fumées d’une usine américaine encaissée entre deux montagnes, puis passé des diplômes, était devenu trotkyste, guevariste et foucaldien, gagnant de l’aisance au débat sans en perdre au comptoir. Il fanfaronnait, mon jeune père. Tout est politique, Mort aux sociaux-traîtres et Mort aux cons. Sans trop se prendre au sérieux, non plus : un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche, riait-il. Il marchait peu et parlait fort.
 
Aujourd’hui, il ne fera pas plus d’effort. Il prétend que sa pensée est limpide ; et moi, vulgaire autruche, que l’amour d’une femme rend amnésique des fondamentaux de la génétique. À l’en croire, il ne fait que me rappeler comment se fabriquent les bébés. Je l’observe, incrédule, réduire la maternité à l’enfantement. Pas banal pour un analyste.

Je pourrais battre en retraite. Mon père ce vieux con, ce réac’, ce boomer. Il ne serait pas le premier à avoir avec l’âge cessé de réfléchir. Mais je reste droite : blessée et interdite. Pour moi, pour cet enfant à naître, pour celles et ceux qui avalent sans cesse des C’est-pas-pareil elliptiques aux allures de sentence, je veux comprendre ce qui l’anime. Élucider les raisons de cette abdication intellectuelle ; les racines de cette bêtise soudainement assumée sans honte.

Je balaie d’emblée la naïveté, la maladresse et la désinvolture. Il a tenu à sa formule, deux fois et sans ciller. Sans vouloir s’expliquer. Je considère un instant la perversité ; mais même une intention perverse ne suffirait pas à rendre compte du laconisme de son affirmation, alors qu’il aime les longs débats. C’est pas pareil. Vlan.

Voilà donc ce que j’en conclus : s’il n’en dit pas plus, c’est qu’il n’en sait pas plus. Et s’il ne se tait pas, c’est qu’il a peur. Ou qu’il m’en veut ?
 
Mais que crains-tu, mon père ?

Que cet enfant sans paternel interroge ta légitimité ?
Ton rôle ne tient-il donc qu’à la moitié de mon patrimoine génétique ?
Ou as-tu tant fantasmé être enceinte que tu me reproches de ne pas le désirer ?
As-tu peur, enfin, de perdre ton pouvoir si ce n’est plus toi qui choisis les mots dont j’use pour nommer le monde ?
 
Parlons de toi, puisque qu’il ne s’agit que de cela.

Je t’imagine recroquevillé dans la boucle du a central de ce C’est pas pareil. Tu te demandes si c’est à cause de toi que j’aime les femmes. À cause de ton absence. Si c’est elle que j’accuse encore, et si c’est toi que j’assassine en me substituant – crois-tu ! – au père biologique. Tu refuses que le nom de Mère, sacre et damnation, me soit si simplement offert, à moi, qui ne porterai pas plus que toi cette chair dans ma chair.

Non, ça n’est pas à cause de toi que j’aime les femmes. Sans doute un peu grâce à toi. Peut-être. Oui, c’est sans doute grâce à toi que j’ose vivre ce désir, à l’enseignement que tu m’as donné du libre arbitre et de l’insoumission, à ces valeurs que tu as criées fort, à une époque où tu chérissais l’audace et la différence. En passant, si tu veux mon avis profond, tout le monde devrait aimer les femmes ; tout autant que les hommes, au moins. Mais c’est une autre histoire.
 
Parlons de toi, encore. Tu revois le ventre rond de ma mère, et dans la bulle du a son rire résonne. Pour toi non plus, ça n’était pas pareil. Regarde, ça bouge sous son nombril. Tu aimerais toi aussi le sentir sous ta peau, ce minuscule noyau, comme un prolongement de toi-même avec plus de lumière, une vie qui irriguerait ton corps, enfin, à contrecourant de tes pensées noires. Tu voudrais le nourrir, toi aussi, à ton sein, en silence, pour justifier ton existence. Être mère serait cela : un rempart charnel aux tourments de ton âme. Ta frustration de ne pas être né femme est à la mesure de ton idéal. Peu importe les douleurs de l’enfantement et les aliénations multiples qui le précèdent et le suivent : tu aurais voulu, crois-tu, pouvoir faire pareil qu’elles. De quoi se plaignent-elles. Tu ne te demandes même pas si tu en aurais été capable. Tu m’en veux de ne pas essayer. C’est insupportable, n’est-ce pas, que j’aie le choix ?
 
“C’est ici que commence la révolution, oui, car la famille est la portion la plus élémentaire de la société : l’enclos des propriétés, la matrice des névroses, mais aussi des premiers sentiments d’amour et d’adelphité.

Vois-tu, mon père, c’est ici que commence la révolution. Je choisis de devenir mère d’un être à mon corps étranger. Je choisis d’être appelée ainsi, Mère, comme elle, qui embrasse l’ordre biologique. Allons, tu sais bien comme moi que le langage dépend si peu de la matérialité, qu’il doit tout aux images, aux espoirs, aux angoisses, et qu’on épouse un nom pour élire un destin. Les hommes autrefois avaient le mariage pour asseoir leur statut auprès d’une progéniture de provenance non contrôlée : c’est au tour des femmes, Nous, les mères, de construire à loisir notre famille sociale.

C’est ici que commence la révolution, oui, car la famille est la portion la plus élémentaire de la société : l’enclos des propriétés, la matrice des névroses, mais aussi des premiers sentiments d’amour et d’adelphité. Ils avaient raison les réacs, sous leurs pancartes homophobes, de craindre que le vieux monde explose. Mère de qui je veux, sans soumettre mon corps. Et pourquoi pas père, même, si je m’abstrais du genre– mais je ne te ferai pas cet affront.
 
Et puis tu as raison : j’espère que ce ne sera pas pareil, elle et moi, moi et elle, et lui, pas pareil nous trois. Pas pareil que ces pères qui se défilent, pas pareil que ces mères seules, elle et moi, plus solaire, plus solide ; nous trois, un triangle ouvert sur le monde. Différent de nos mères et de nos pères, mais pareil en même temps, si je pense à tout l’amour reçu, aux mille écorchures pansées, à ces rêves et désirs qu’ils ont écouté avec affection, quand nous proclamions chacune que nous deviendrions astronaute ou pompier, shérif, président de la République, et quand ils ont appris, plus tard, que nous nous aimions.
 
De tout ça, je ne dis rien. Je le regarde s’éloigner, s’arrêter net à la lisière de l’abribus. Il n’ose plus me regarder. Il sort son téléphone, pianote, j’imagine sur un jeu débile, pour masquer qu’il regrette déjà. Il aura bien trop d’orgueil pour le dire. Il ressassera en silence et je ferai le premier pas, encore, pour lui présenter mon enfant. Moi qui n’ai rien à prouver, j’aurai la force du pardon.

Je tourne à l’angle et reste un instant l’observer en cachette. Son corps courbé, sa barbe grise, son allure de grand-père hirsute. C’est fou comme la vieillesse afflige, la dégaine, les idées. Et mère, père, beau-père, belle-mère – puisque les catégories désormais le rassurent – et moi-même, à la fin nous terminerons comme lui : maladroits mais pétris d’amour.

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