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19 MAI 2023 • NEWSLETTER #20

LUNE NOIRE
À CASABLANCA
 

Ce printemps 2023 compte exceptionnellement quatre nouvelles lunes. Le phénomène n'est pas rare, mais il ne se produit que tous les trente-trois mois. Il a commencé avec l'équinoxe du 20 mars et se terminera avec le solstice du 21 juin. La troisième nouvelle lune survient ce 19 mai à 17h55, et s'appelle la lune noire.

Je suis à Casablanca, à l'invitation de l'Institut culturel français, pour une série de rencontres et de débats sur le thème "Demain dès aujourd'hui, de la biodiversité à la diversité". Je rencontrerai ce soir Cannelle Fourdrinier, coréalisatrice du film Décolonisons l'écologie, sur le thème "L'écologie, une affaire pour toustes : au-delà de l'Occident". Dimanche, je parlerai d'éco-anxiété, avant d'aller à Oujda et Rabat présenter ma biographie de Françoise d'Eaubonne, L'Amazone verte.

Alors que la sécheresse frappe le Maroc, une pluie légère accueillait mon arrivée dans la ville, où je suis venue pour la première fois il y a quarante ans pour écrire un livre sur la vie d'un enfant berbère de l'Atlas, avec un photographe qui était né ici.

En arrivant à l'hôtel où je suis hébergée, je me suis dit que je n'aurais jamais imaginé alors la personne que je suis devenue à 61 ans. Je n'aurais jamais imaginé ce qu'a été ma vie jusqu'ici, ce qu'elle est aujourd'hui, et pourtant j'étais dans un état étrangement similaire à celui que je vis en ce moment : une mutation profonde, à la fois personnelle et politique, qui fait écho à celle du monde.

On dit dans les traditions berbères que chaque année, la Terre, qui repose sur une corne de taureau, passe sur l'autre corne. J'ai l'impression que c'est ce que me raconte cette lune noire.

Ce mois de mai a été l'occasion, déjà, de plusieurs rencontres fabuleuses : le 11 mai, à l'espace des femmes - Antoinette Fouque, autour de Françoise d'Eaubonne, et le 14 mai, au café Chez Mona, avec les fabuleux·ses Del Kilhoffer (lisant le texte de Mai Hua, De la colère, mon amour), Juliet Drouar, Pauline Gonthier, Vincent d'Eaubonne et Alain Lezongar, lors de la première et merveilleuse soirée de lectures Nouvelles Lunes. J'y ai lu le texte que je partage ci-dessous, sur le thème de la ménopause.

Bonne lecture, et n’oubliez pas de faire tourner cette newsletter... avant la pleine lune du 4 juin prochain. Une surprise appelée Dolly Post-Partum est prévue pour cette newsletter qui coïncidera avec la fête des mères !


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Je soutiens Nouvelles Lunes
Élise Thiébaut Photo @Pauline Rousseau

Grâce à la ménopause
 
La dernière fois que vous avez ovulé, c’était le 7 janvier 2015, au moment précis où vous avez appris l’attentat commis contre Charlie Hebdo. Ça s’est passé comme d’habitude, je suppose (je parle de l’ovulation), et quinze jours après pile poil vous avez eu vos règles. Les dernières, quarante ans après les premières, le gratin dauphinois préparé par votre Maman, et le vin brandi par votre Papa ricanant : « Alors, j’ai appris que tu étais devenue une femme ? » (Et tu pensais que j’étais quoi avant ? Un singe ?).

Ovuler spontanément, alors qu’on était en train d’arrêter, c’est un peu comme reprendre une clope dans une soirée, alors qu’on commençait tout juste à respirer normalement.

Ovuler à ce moment-là ne sert plus à rien. Les gamètes, de toute façon, sont vieux et ne donnent jamais lieu à une grossesse, sauf cas extrêmement rare. Pourtant on ovule quand même à 50 ans, la plupart du temps, par habitude, par conformisme, par inadvertance peut-être.

Mais les ovocytes qui restent dans les ovaires sont vraiment des anciens combattants. On les ovule comme on fait la cérémonie de l’armistice ou comme on rallume le monument aux morts. Les soldats qui sont là ont beau présenter armes, hisser des drapeaux et souffler dans des trompettes, on ne les enverrait jamais à la vraie guerre. On les sort le temps d’un discours, d’un défilé sous la pluie ou en plein cagnard, et puis bon, voilà, un jour on ne les sort plus, parce qu’ils sont carrément morts.

Dans vos ovaires il y a cette poubelle de gamètes qui ne sont plus à la fête. Il en resterait 300 selon vos hormones, la moitié selon la police. Et vous, sans savoir pourquoi, vous avez des bouffées de chaleur. La nuit, vous restez trempée dans votre lit à penser à la vie, à la mort, au fait qu’il faut dormir, au frigo qu’il faudrait nettoyer, à votre ado qui devrait être rentré·e à cette heure-ci, à l’allemand et à ses déclinaisons terrifiantes, au boulot qui vous épuise. A la retraite qui n’arrive toujours pas.
 
Vous transpirez et vous êtes en train de devenir transparente. Peut-être que c’est la sueur. Vous fondez comme une bougie. Et pourtant vous grossissez, surtout autour du ventre. C’est la dernière grossesse, celle du vide intersidéral de l’existence.
 
Il y a les cheveux gris aussi. Au début, vous les teignez, pour ne pas avoir l’air vieille. Vous avez l’air vieille quand même mais au bout d’un moment c’est compliqué de revenir en arrière. Vous avez des couleurs bizarres et changeantes et presque toujours des racines. Je ne parle pas des racines comme pour les arbres. Je vous parle des racines grasses pointes sèches, comme dans les publicités pour des shampooings. Des racines grises et le reste châtain doré. Quand on lit châtain doré sur l’emballage, on se voit avec de l’or dans les cheveux, mais non, ça fait jaune pipi tirant sur l’orange, et en plus ça pique le cuir chevelu.
 
Parlons aussi des crèmes anti-âge. Anti-rides, je veux bien, c’est concret, ça marche pas mais on voit bien de quoi ça parle. Par contre, anti-âge : c’est quoi le concept ? Sérieusement ?
 
Vous allez peut-être décider de garder vos cheveux gris. Les gens feront des remarques à ce sujet. Par exemple : les cheveux gris, c’est bien, mais alors il faut être impeccable, porter des couleurs, du rouge à lèvres vif et un fond de teint coréen.
 
Ce serait bien d’être impeccable évidemment, mais les gens autour de vous seraient surpris, vous ne les avez pas habitués. En fait, être impeccable devrait être réservé à celles qui ont du temps pour ça, parce que ça prend des heures quand on commence. Vous, vous  avez trop à faire avec les mammographies, les crises de nerfs des ados, les réunions en visio et votre coeur brisé qui bat dans votre poitrine comme s'il voulait éclater.
 
Entre vos jambes tout est sec. Vous pensez au sexe une fois de temps en temps, alors qu’avant c’était votre obsession principale, à croire que le clitoris avait le contrôle de votre esprit. Je sais qu’on dit ça du pénis, habituellement. Mais soyons honnêtes : c’est exactement pareil avec le clitoris. Vous êtes chaude bouillante pour tout et n’importe quoi, sauf pour le sexe. Ce n’est pas que vous soyez contre. Vous vous en foutez complètement. Pour vous une bonne soirée devient un nuage. Vos vêtements sont extensibles et doux. Votre corps subit les effets de la gravité universelle et que vous luttiez ou non, ça ne change pas grand-chose. Vous vous voyez vieillir et ce n’est pas si désagréable. Il y a cette main invisible qui vous lâche – avant vous étiez ce petit chiot qu’on tenait par la peau du cou et maintenant vous êtes cette vieille chienne qui court à perdre haleine dans la montagne.
 
Vous avez froid ou chaud mais vous avez surtout envie d’embrasser la vie jusqu’à l’étouffer. L’envie de gravir les montagnes, de marcher sous la pluie en forêt, l’envie de manger des fruits défendus, de ne pas vous coiffer, de rester toute la journée à lire un livre compliqué à propos de la physique quantique avec de grosses chaussettes en laine grise, ou de regarder des séries échevelées jusqu’à avoir les yeux qui sortent de leurs orbites, le cou raidi par une trop longue station couchée, pendant qu’un thé fumé refroidit dans un bol ébréché.
 
Bien sûr, vous continuez à être très irritable à certains moment du cycle, même si ce n’est plus le vôtre. Ce qu’on appelle le syndrome prémenstruel est devenu pour un temps votre état naturel permanent. Mais refroidir viendra peu à peu, jusqu’à recouvrir votre cœur d’une fine couche de givre. Vous serez, un jour, cette femme un peu givrée qui fait des réussites pour ne pas penser à tous ses échecs.
 
Vous prenez de l’âge comme on prend la tangente et le sang se tarit entre vos jambes comme tarissent les sources vives des montagnes à la fin de l’été.
 
Un jour c’est fini, il n’y a plus de sang. Vous devez faire sans. Vous essayez de le faire avec grâce mais on ne va pas se mentir : personne ne croit que vous réussirez. Et pourtant, c’est bien ce qui va arriver, la grâce. Cette légèreté, le plaisir de s’en foutre, le goût des sensations minuscules qui n’ont rien de clitoridien. Des effleurements, des chants d’oiseau, des goûts presque fades sur la langue. Le silence et l’inaction. Regarder la pluie tomber sur le balcon.



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Ce texte a été écrit pour un spectacle intitulé Tout sur le rouge, mis en scène par Caroline Sahuquet de la compagnie Mi-Fugue Mi-Raison, avec la comédienne Aline Stinus. Ce spectacle tourne, dans une version courte axée sur les cycles menstruels, dans les collèges. Le livret a été publié aux éditions des femmes - Antoinette Fouque.

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