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4 JUIN 2023 • NEWSLETTER #21

LUNE DES FRAISES
ET MÈRES CONTRE-NATURE
 
 
Pleine lune, fête des mères et une nouvelle inédite de Faustine Kopiejwski : Dolly post-partum. Bienvenue dans la 21e édition
de Nouvelles Lunes

C'est la saison des fraises et la pleine lune du 4 juin – la dernière du printemps avant le solstice d'été – porte le nom de ce fruit rouge synonyme de plaisir et de fluidité de genre. Car la fraise fait partie des 6 % de végétaux qui existent sous une forme mâle et femelle, et même sous une forme combinant les deux sexes. Mais ce sont des femmes, en majorité, qui les récoltent en Espagne. Venues de Pologne, de Roumanie, et de plus en plus du Maroc. Une enquête menée par la chercheuse au CNRS Chadia Arab en témoigne sur TV5 Monde : "Cette politique migratoire entre l’Espagne et le Maroc est clairement sexuée, puisqu’elle écarte d’office les hommes, et va jusqu’à préciser dans ces conditions discriminantes, que ces travailleuses doivent avoir au moins un enfant de moins 18 ans, afin de s’assurer du retour de ces femmes."

Cette pleine lune des fraises coïncide justement avec la fête des mères, dont la mienne se foutait éperdument pour des raisons politiques, mais que nous lui souhaitions amoureusement, pour des raisons poétiques. Ma fille, elle, me la souhaite quand elle y pense, avec la poésie qui lui appartient, et c'est très bien. Il devrait y avoir des non-fêtes des mères, comme il y a des non-anniversaires, et on pourrait les souhaiter à nos mères multiples et diverses – à commencer par nos belles-mères. La mienne, Bri, qui a donné naissance à mon demi-frère, donnait envie de faire la fête tous les jours. Certains hommes ont aussi été de vraies mères pour moi, tandis que quelques femmes ont été de très bons pères, suivant la formule de Françoise d'Eaubonne qui expliquait ainsi sa maternité indifférente.

Il est temps de se réapproprier et surtout de réinventer cette fête venue du fond des âges, où l'on célébrait la grandeur de Magna Mater, la déesse mère, qui incarnait la fertilité sous toutes ses formes. Cybèle, Demeter, Damia, Astarté, Ma, Artémis, Kubaba... Elle traverse les cultures anciennes en imprimant nos imaginaires de sa puissance parfois terrifiante : accompagnée de lions, chassant, gouvernant, dansant et, parfois, tuant, Cybèle (en ce miroir) est assez loin de la daronne soumise et dévouée.

La politologue Fatima Ouassak nous invitait déjà il y a quelques années à nous emparer de la puissance des mères, dans un essai qui vient de sortir en poche chez Points Seuil, et le collectif qu'elle a impulsé, le Front de mères, s'emploie à hacker la fête du même nom en revendiquant la liberté de définir la maternité, non comme une aliénation, mais comme un projet révolutionnaire,  antiraciste et écologiste. Un changement de perspective salutaire qu'on retrouve dans la tribune publiée sur Mediapart à l'initiative de Johanna-Soraya Benamrouche, Mounia El-Kotni et Eva-Luna Tholance : "Abolir la fête des mères et la repenser comme une journée de luttes", que j'ai la joie de signer et de partager sur le blog Nos corps dissidents.

Par coïncidence (sans doute l'effet de cette lune qui ramène sa fraise), on peut aussi découvrir sur France TV une nouvelle série mi-fiction mi-docu : Faire famille. Dans cette troisième saison qui a commencé par le récit de sa transidentité, Océan se demande avec la désopilante Sophie Marie Larrouy comment devenir parent – ou pas – dans ce monde-là, en allant à la rencontre des familles pionnières qui tentent d'aimer et de se prolonger hors des normes hétéros. Johanna Luyssen, autrice de Si je veux y raconte l'histoire de son attelage de mère célibataire-par-choix avec sa fille Farah. Et la définition de la famille par la maman d'Océan (5 enfants au compteur !) est délicieusement subversive. Sur le même thème, je vous renvoie aussi à la splendide nouvelle de Pauline Gonthier, C'est pas pareil, parue dans la newsletter #19...

Mais le clou de cette édition #21, c'est la nouvelle de Faustine Kopiejwski : Dolly Post-Partum. Cofondatrice de Cheek Magazine, journaliste aux Inrocks et à Radio Nova, ex-batteuse d'un groupe de filles, maman de deux enfants, Faustine Kopiejwski nous propose dans ce texte une utopie contre-nature sur le post-partum du futur. Bonne lecture, sa mère !
Faustine Kopiejwski  Photo @DR

Dolly Post-Partum
 
Au départ, je m’en étais plutôt bien tirée. La péridurale avait marché du tonnerre, j’avais expiré dans une paille imaginaire et, en trois poussées, un poupon chaud et gluant avait glissé hors de moi. Seuls deux points de suture, qui me tiraillaient dès que j’avais l’audace de m’asseoir, me rappelaient cette évidence : mon sexe avait connu des jours meilleurs.
 
Et puis, mon ventre. Il avait l’air de s’être trompé de corps : on l’aurait dit échappé d’une très vieille personne et greffé sur moi, même pas quadra. Il n’était pas juste moche, il était louche. Mes seins, occupés à rien (j’avais opté pour l’allaitement artificiel), s’étaient comme vidés de leur substance. Deux ballons de baudruche un lendemain d’anniversaire. Ma poitrine dégringolante m’évoquait, comble de la déprime, les montres molles de Dali.
 
En parlant de montres, il y avait aussi un problème avec le temps. Il me tyrannisait. Les heures défilaient sans aucun sens. L’ une prenait parfois un malin plaisir à passer aussi lentement que quatre. J’étais éveillée à des moments inédits. J’étais floue de fatigue et je pensais, à tort, pouvoir me raccrocher aux horaires, comme à des branches de rationalité disposées à la périphérie du chaos.
 
Le monde extérieur n’était plus qu’un vague arrière-plan, empli de figurants qui s’obstinaient à interpréter en vain une chorégraphie de la vie. J’avais voulu cet enfant seule, je l’avais eu seule et je m’en occupais seule, la plupart du temps. J’avais quand même des amies. Parfois, elles m’apportaient à manger. Certaines cuisinaient divinement, et débarquaient avec des boîtes pleines de promesses à réchauffer.
 
D’autres n’avaient jamais effleuré une planche à découper et, sitôt le seuil de ma porte franchi, faisaient défiler, sous un faux ongle en acrylique démesuré, les menus de leurs restos préférés – on n’avait qu’à se faire livrer ! Toutes m’aidaient autant qu’elles le pouvaient, jonglant avec leur vie de famille, leur boulot ou leurs sex-friends – souvent des personnes rencontrées sur LinkUs, une appli lancée par la Brésilienne Liz Ferreira en 2035.
 
Un matin – ou était-ce une nuit ? –, Nora débarque, surexcitée. Elle a trouvé un truc qui va changer ma vie. Avant d’être une collègue de travail, Nora était une amie. Nous partagions la même passion pour la technologie et une attirance certaine pour le transhumanisme. Notre héroïne commune, c’était Martine Rothblatt. Cette avocate américaine transgenre de 98 ans était adulée par l’ensemble de la société - comme toutes les vieilles personnes à notre époque. Avec le roboticien David Hanson, elle avait créé BINA48, qui était le sosie, version robot,  de sa défunte épouse, Bina. Cet androïde, qui ne servait strictement à rien, avait changé la face du monde.

Parce qu’il était né de l’amour de deux femmes, devenues depuis des modèles, des centaines de milliers de petites filles s’étaient soudain trouvé des affinités avec les sciences. La richissime Martine Rothblatt, qui voulait œuvrer pour l’humanité, avait financé des programmes scolaires destinés aux habitantes les plus pauvres du monde, formant ainsi une nouvelle génération d’ingénieuses. Avant d’entamer leurs études, ces jeunes femmes devaient jurer sur l’honneur qu’elles mettraient leur savoir au service des plus vulnérables ou de la planète. Elles avaient déjà réussi des paris qu’on avait crus perdus d’avance, comme stopper le réchauffement climatique. Grâce à leur génie, ces jeunes femmes avaient aussi développé de nouveaux robots ultra puissants, dont la plupart étaient dévolus aux métiers du soin à la personne, afin d’aider les humain·es dans les tâches les plus éreintantes.
 
Mais revenons-en à Nora. Elle a donc visiblement trouvé un truc qui va me changer la vie, à moi. “Ecoute ça”, me dit-elle les yeux rivés sur son écran de téléphone, et ce n’était pas une mince affaire de l’écouter, car l’enfant hurlait, étendu sur mon bras gauche comme un paresseux sur sa branche, pendant que je secouais le biberon de l’autre main.
 
La Néerlandaise Elif Akman lance Kraamzorg, l’indispensable assistante du post-partum”.
 
L’article présentait une nouvelle société spécialisée dans les gynoïdes, ces robots d’apparence féminine. La particularité de Kraamzorg était de réhabiliter des gynoïdes autrefois programmées pour le plaisir des hommes, et de les mettre au service des mères célibataires, qui représentaient désormais une femme sur deux. Ainsi, les gynoïdes de Kraamzorg passaient, en quelque sorte, de la putain à la maman, en étant “placées”, c’était le terme utilisé par la journaliste, dans des familles d’accueil monoparentales.
 
Elif Akman, la fondatrice de Kraamzorg, expliquait comment elle reconfigurait ces robotes, pour qu’elles oublient les gestes précédemment appris et intègrent ceux qui s’avéraient indispensables au bien-être des nourrissons. Tout de suite, l’idée me plut. J’avais besoin d’aide pour élever mon bébé, clairement. Malgré la présence de mes amies et le soutien moral de ma mère, qui vivait en Inde mais apparaissait sporadiquement dans mon salon via l’application Visiologram (fondée en 2050 par la Française Samia Rhamdi), je ramais. J’accumulais la fatigue, j’angoissais au moindre pleur, je craignais de le noyer en lui donnant son bain, de serrer trop sa couche, de le couvrir à l’excès, de ne pas l’entendre s’étouffer dans son sommeil et, pire que tout, je craignais de lui refiler toutes ces angoisses. J’imaginais déjà l’enfant, qui ne tenait pas encore assis, sur le divan d’un·e psy. En plus de me fournir une précieuse aide au quotidien, je trouvais que c’était un acte tout à fait positif pour la société, de recruter une vieille pute robote.
 
“Nora proposa de commander pour moi la gynoïde : ce serait mon cadeau de maternité.”

Nora proposa de commander pour moi la gynoïde : ce serait mon cadeau de maternité. Elle me communiqua le numéro de commande, #08041981, et, trois jours plus tard, on sonna à ma porte. Un livreur poussa un gigantesque carton dans ma minuscule entrée, puis me tendit une liasse de documents à signer : il y avait entre autres “La Charte de bientraitance de ma robote” et un mandat de prélèvement où je m’engageais à lui verser, via Kraamzorg, son salaire chaque mois (300 Pünkels, tout de même). Il s’en retourna et me laissa seule avec mon carton, qui portait pour seules inscriptions le logo de Kraamzorg et les restes d’un vieux sticker dont certaines parties avaient été arrachées. On pouvait y lire, entre les lettres manquantes: “DOLLY: ELLE AN—--- US—--- VOS DESIRS !”
 
Je tirai de mon portefeuille un billet de 10 Pünkels pour le livreur et refermai la porte en contournant le carton, puis j’ouvris le mince tiroir de la console d’entrée. Il recelait tout un tas d’objets anciens, tournevis de différentes tailles et formes, ficelle, pièces de monnaie étrangères (des Castels, des Brelucs ou des Tracips rapportés de mes nombreux voyages), un téléphone aux airs de relique (iPhone), des clefs qui n’ouvraient aucune serrure et un cutter jaune. Je l’attrapai et plantai soigneusement la lame en haut du carton, dans un endroit où j’étais à peu près certaine de ne pas atteindre le visage de la robote (la charte de bienveillance stipulait qu’“aucune blessure, intentionnelle ou accidentelle”, ne devait lui être causée). En quelques incisions adroites, je découpai une porte de carton que je tirai à moi.
 
Ainsi m’apparut pour la première fois Dolly. C’était une gynoïde blonde à la poitrine démesurée, qui avait été conçue d’après le physique de Dolly Parton, la célèbre chanteuse décédée en 2043. Je ne sais dans quel accoutrement Dolly avait passé sa première vie - sans doute en soubrette, me dis-je dans un frisson -, mais pour ce nouveau job, on l’avait attifée d’un legging noir et d’un pull en cochemire (un faux cachemire très résistant et simple à nettoyer, développé en 2045, après la fin de l’exploitation animale, par l’ingénieuse kenyane Mercy Anyango), lequel moulait irrémédiablement son énorme paire de seins. Elle tenait dans sa main une notice d’utilisation et un sachet en plastique. Il contenait un petit objet blanc qui ressemblait à une dent. J’ouvris le manuel à la première page.
 
Position on/off : pour allumer votre gynoïde, insérez la prémolaire droite livrée avec le présent manuel dans sa gencive. Pour l’éteindre, retirez-la. Pour une mise à l’arrêt d’urgence, prononcez le mot ‘Polenta’. ”
 
Dolly avait la bouche entrouverte - on y décelait l’absence d’une dent. Je la sortis du sachet et l’insérai avec une infinie précaution dans sa gencive en latex. Elle ouvrit les yeux. Sourit en grand.
 
Salut, moi c’est Dolly”, dit-elle en me tendant la main.
 
Et moi, Emil”, lui dis-je en l’attrapant, et je fus saisie par ce premier contact avec sa chair, lisse et douce comme un joujou anti-stress, dans laquelle mes doigts s’enfoncèrent un peu trop. Je l’invitai à me suivre dans le salon. L’enfant faisait la sieste dans ma chambre et, pensant moi-même profiter de ce temps de pause pour dormir un peu sur le canapé, j’avais tiré les rideaux.
 
C’est sombre chez toi”, dit-elle, mi-effrayée, mi-interloquée.
 
La familiarité qui émanait d’elle, ce tutoiement licencieux avec lequel elle s’adressait à moi ne me surprirent guère. Le site de Kraamzorg, d’après ce que m’avait lu Nora, décrivait Dolly comme une gynoïde “chaleureuse mais directe, qui a gardé de son passé un goût certain pour la proximité humaine et saura vous entourer de sa présence bienveillante, à l’opposé de son langage fruste”.
 
Les programmateurs qui avaient conçu Dolly avant la GEIFQ (Grande Ère de l'ingénierie Féminine et Queer), ne lui avaient pas appris le vouvoiement, certains qu’une prostituée n’employait pas cette forme de langage trop élégante. C’était vraiment débile comme préjugé, mais au moins avaient-ils réussi l’exploit de rendre les robot·es, qui avaient toujours eu la manie grotesque de s’adresser aux humain·es avec une déférence d’un autre temps, un peu moins guindé·es.
 
Dolly scanna la pièce de droite à gauche. Un petit canapé recouvert d’un tissu léopard et enseveli sous un tas de vêtements. Une table basse dissimulée sous une liasse de papiers administratifs (certains tachés). Au sol, un tapis touffu clairsemé de quelques miettes. sur le tapis touffu, un autre tapis plus petit, cousu de feutrines arc-en-ciel et surmonté d’une arche d’éveil. La cuisine ainsi que le petit comptoir qui marquait une séparation avec le salon étaient envahi·es d’assiettes sales, quignons de pain, langes souillés, biberons maculés de lait. Après une rotation complète sur elle-même dans un mouvement tout sauf naturel, première attitude qui trahissait sa nature cybernétique, Dolly planta son regard clair dans le mien.
 
Bordel”, lâcha-t-elle.
 
Je lui répondis par un sourire gêné et m’assis sur le canapé. Elle vit mon désarroi et, d’un air déterminé, annonça :
 
Je vais m’occuper de la vaisselle.”
 
Elle se dirigea vers l’évier où gisaient cinq assiettes, un tas de couverts, une casserole tapissée de riz séché et trois verres à moitié vides. Elle attrapa les assiettes et les couverts dans un fracas de porcelaine et de métal qui, m’inquiétai-je, ne manquerait sûrement pas de réveiller l’enfant, et se dirigea d’un pas décidé vers la fenêtre du salon. Elle posa soigneusement son chargement à terre, fit glisser les rideaux. Le soleil pénétra dans la pièce et m’aveugla un instant. Elle abaissa la poignée, ouvrit la fenêtre, se courba de nouveau pour récupérer ce qu’elle avait mis au sol et, d’un geste sûr - bien que raide -, balança le tout par-dessus bord. Elle fit volte-face, traversa de nouveau la pièce en direction de l’évier, empila trois verres dans sa main gauche, effectua encore un demi tour sur elle-même et reprit le chemin de la fenêtre, où elle fit voltiger tout ce qu’elle avait dans les mains. Un dernier aller-retour et c’en était fini de la casserole. Avant qu’elle ait eu le temps d’effectuer un pas de plus, je me mis à crier :
 
 “Polenta !
 
Je restai un moment, comme buggée moi-même, à chercher l’issue la plus satisfaisante à cette scène de pure folie. Fallait-il que je l’engueule, pour avoir balancé de sept étages une partie de ma vaisselle et pris le risque, au passage, d'assommer (de tuer !) quelqu’un sur le trottoir ? Fallait-il que je profite qu’elle soit là, stoïque et hébétée, bouche semi-ouverte, pour lui enfoncer sa prémolaire dans la gencive et la remettre dans son carton ? Après tout, j’avais 28 jours pour me rétracter.
 
Je n’étais pas assez en colère pour ça. Aussi étrange que cela puisse paraître, une partie de moi se réjouissait même de ce qui venait d’arriver. En jetant par la fenêtre cette vaisselle que je n’avais pas eu l’énergie de laver, Dolly avait fait preuve d’une audace que je m’interdisais, chacun de mes gestes étant devenu pesé, raisonnable, réfléchi. Ces derniers mois, j’avais tenté de devenir un être responsable, une adulte, voire pire encore : une mère ! J’avais entamé un reboot de moi-même qui me privait peu à peu de mon insouciance et de ma légèreté.
 
Le bébé s’éveilla. Les grands cris qu’il arrachait de son gosier se heurtaient à la porte fermée de sa chambre, dont ne filtraient que quelques échos sourds et dépités. Je laissai Dolly en veille, plantée dans le salon, pour m’occuper de lui. Un biberon, un rot, un câlin, une couche à changer, une session de tapis-arche, et mon regard qui surveille, sur l’horloge digitale du four, que les minutes passent - se pourrait-il que le temps, parfois, régresse ? A 22h, après un dernier biberon aspiré d’un trait, je le remets dans son lit. Il crie, je l’en retire. L’opération se répète trois fois. Il s’endort. Enfin.
 
Dolly était toujours figée près de la fenêtre. Je décidai de la mettre à charger pendant la nuit. Les batteries des robotes se vidaient toutes les 24 heures et leur chargement complet, sur une prise secteur ou USB, durait seulement quatre heures. Je la branchai dans l’entrée, juste à côté de la porte des toilettes - sa présence me ferait évidemment sursauter lorsque j’irais me soulager pendant la nuit. Je me couchai, dormis mal, m’éveillai plusieurs fois en me demandant si un chien ou une vieille dame n’était pas en train d’agoniser sur le trottoir au bas de mon immeuble, le crâne fracassé par de la vaisselle sale.
 
Le bébé pleura de nouveau vers 5h56. Chancelante, les yeux collés et les jambes lourdes, je lui prodiguai les soins habituels puis l’installai sur son tapis. Je réactivai Dolly en lui replaçant sa dent, elle me gratifia du plus réconfortant des sourires puis, dans l’attente de sa prochaine mission, remis ses bras le long du corps, telle un saule désolé. Je décidai de lui présenter le bébé. Elle me suivit jusqu’au tapis, empressée comme un bon Saint-Bernard - cette docilité avait quelque chose de franchement gênant.
 
Le bébé semblait indifférent à sa présence, autant qu’à la mienne. Il tentait de faire le point sur une forme de plastique géométrique qui pendait au-dessus de sa tête. Quand il sembla y parvenir enfin, il esquissa un sourire adorable. J’eus envie de l’attraper pour le serrer dans mes bras, mais Dolly fut plus rapide que moi. Elle s’agenouilla, déploya ses mains graciles de poupée Barbie et, avec une infinie délicatesse, lui caressa la fontanelle.
 
Bravo, champion”, lui dit-elle.
 
Je fus attendrie par sa réaction.
 
Je vous laisse faire connaissance”, lui dis-je, et je reculai de quelques pas pour m’asseoir sur le canapé.
 
Je me mis en boule sous une couverture polaire qui crépita d’électricité statique. Je rêvais d’un bain chaud, mais il était si tôt et je ne pouvais pas laisser le bébé seul avec Dolly, que je connaissais à peine.
 
Je restai ainsi un bon quart d’heure à les regarder interagir tous les deux, elle s’adressant à lui avec tendresse et respect, lui se laissant peu à peu apprivoiser. Puis, sans raison apparente, le bébé se remit à pleurer. Dolly le prit dans ses bras tout en lui maintenant la tête et le porta contre sa grosse poitrine, dans laquelle il sembla se vautrer intégralement. Tout en gardant le bébé fermement plaqué contre elle, la gynoïde se mit debout et se tourna vers moi.
 
 “Où est la salle de bains?”, demanda-t-elle.
 
Je me levai et lui fis signe de me suivre. Arrivée dans la pièce d’eau, elle ouvrit le robinet de la baignoire.
 
Ce n’est pas l’heure de son bain, lui dis-je. Je le baigne uniquement le soir, juste avant le dernier biberon”.
 
Elle ricana. “Elle est magique, celle-là”, lâcha-t-elle, comme pour elle-même. “C’est pas pour le gosse, c’est pour toi le bain ! Fous-toi donc dedans, je m’occupe du minus !
 
Je me demandai si elle comptait s’occuper de l’enfant comme elle s’était occupée de la vaisselle. Certes, je mourrais d’envie de me glisser dans un grand bain chaud, mais l’idée de la laisser seule dans la pièce d’à côté avec mon bébé n’avait vraiment rien de relaxant. J’allais prendre ce bain, mais elle resterait dans la salle d’eau avec lui. Je le lui dis. Elle eut un petit sourire de satisfaction. Je réglai la température puis commençai à baisser mon pantalon de jogging pour me mettre nue. J’hésitai une seconde à me déshabiller devant elle. Bien sûr, elle décela ma gêne.
 
Elle eut un regard affligé : “J’en ai vu d’autres, ma cocotte”.
 
Je pris sur moi, me dénudai intégralement puis me glissai dans l’eau brûlante et réparatrice. Dolly sifflotait, l’enfant gazouillait, la salle de bain avait pris des airs de volière tropicale, emplie de pépiements et inondée de vapeurs d’eau chaude.
 
“Grâce à Dolly, j’avais pu faire une sieste, appeler des amies, regarder une série, lire même quelques pages d’un livre !”

La journée s’écoula aussi vite que les dernières eaux du bain dans le siphon. Quand 21h arriva, je me fis la réflexion que je n’avais pas regardé une seule fois l’horloge du four depuis cette baignade providentielle. Grâce à Dolly, j’avais pu faire une sieste, appeler des amies, regarder une série, lire même quelques pages d’un livre ! Entre ces activités, j'avais pris le temps de cajoler le bébé, de lui donner à manger, de caresser sa joue dodue du revers de mon index. J’avais pris le temps de la tendresse. J’avais changé deux couches, à égalité avec Dolly qui s’était d’ailleurs taché le bras en manipulant l’une d’entre elles - il faudrait que je consulte le manuel d’entretien pour savoir comment l’en débarrasser. La robote avait même lancé une machine à laver et vidé le lave-vaisselle, malgré sa répugnance pour les appareils électroménagers - des “robots attardés”, m’avait-elle lâché, qui “ne valaient pas tripette” et n’avaient jamais tenu leurs promesses auprès des femmes.
 
Tu peux me dire en quoi ça vous a libérées, ces machins-là ?”, m’avait-elle mise au défi de lui expliquer.
 
A 22h03, je décidai d’aller me coucher. Avant d’éteindre Dolly et de me glisser sous la couette, je lui proposai de passer la nuit sur le canapé. Elle s’assit sur le divan et ouvrit la bouche, attendant que je lui retire sa dent, ce que je fis après lui avoir souhaité bonne nuit. Je la mis à charger comme une brosse à dents électrique puis filai dormir quelques heures.
 
Le bébé s’éveilla au bout de trente minutes. Il était 22h42 et, dans un demi-sommeil, je me rendis auprès de son lit, plongeai par-dessus les barreaux et l’en sortis. Puis je me dirigeai dans le salon pour lui préparer un biberon et, bien sûr, en apercevant Dolly sur le canapé, je sursautai.
 
Il n’était pas encore temps de la réveiller, elle. Elle avait besoin de ses quatre heures de charge pour pouvoir tenir toute la journée. Le biberon englouti, le rot évacué, je fis des allers-retours dans la pièce en berçant le bébé. Je jetai un oeil mi-clos par la fenêtre et vis l’attroupement que formaient des jeunes comme moi, probablement sans enfants, à la terrasse du bar qui occupait l’angle de la rue. Je les enviai. Puis, sortant de ma rêverie, je m’aperçus que le bébé s’était endormi. Je le déposai dans son lit sur la pointe des pieds, les orteils en équilibre sur une latte de parquet que je savais muette.
 
Lorsqu’il cria de nouveau, trois heures plus tard, je lui préparai son biberon, attendis son rot puis, épuisée à l’idée d’avoir encore à effectuer pendant vingt minutes la danse de l’endormissement, je réveillai Dolly. Son sourire illumina instantanément la pièce et, les cervicales toujours un peu grippées, elle tourna la tête vers moi et me dit avec son tact habituel :
 
 “Je vais remuer le nain. Va te recoucher”. Cette fois, je ne me fis pas prier.
 
Je me réveillai le lendemain avec une sensation de repos que je n’avais plus ressentie depuis longtemps, malgré une légère douleur à l’épaule gauche. J’avais dû dormir dans une mauvaise position, me dis-je, et un massage me ferait le plus grand bien. Je tendis le bras hors du lit et tâtai la pile de livres qui s’entassait à mon chevet, à la recherche de mon téléphone. Je voulais réserver un créneau pour le lendemain. Lorsque l’écran s’alluma, je découvris qu’il était déjà 10h du matin. J’avais dormi six heures d’affilée ! Au silence qui régnait dans l’appartement, je me dis que le bébé avait dû en faire autant et que Dolly était sans doute prostrée, bouche ouverte, sur le canapé. Mais la robote était absente et le lit du bébé, vide. J’eus un instant de panique, puis j’aperçus un mot sur la table basse.
 
On est parties faire une petite virée chez le doc !”, me notifiait une écriture rose en grosses boucles rondes, où chaque “i” était couronné d’un cœur.
 
La pédiatre ! J’avais oublié le rendez-vous, programmé justement à 10h ce jour-là. Un peu inquiète, j’appelai Docteure Lascare pour voir si Dolly et le bébé étaient bien arrivé·es. Elle m’assura de leur présence :
 
Il·elles sont juste en face de moi. Alors comme ça, vous avez embauché une Kraamzorg ? Excellente idée ! Elles devraient être remboursées par la sécu !”, me dit-elle d’un ton enjoué. À peine eus-je raccroché qu’on sonna à l’interphone. Je n’attendais personne, alors je pris le ton suspicieux que l’on réserve d’ordinaire aux bugbots, ces robots programmés pour craquer les codes des halls d’immeubles et démarcher leurs habitant·es avec des sondages ou des offres commerciales.
 
Mais une voix assurée et professionnelle me lança : “Madame Darfan ? Je me présente afin de vous prodiguer le massage ayurvédique. Dolly m’envoie !
 
Décontenancée, j’ouvris la porte du hall à distance, couru dans ma chambre enfiler un peignoir et attendis qu’elle se hisse jusqu’à mon étage. Quand elle poussa la porte de l'ascenseur et s’avança sur le palier, je vis instantanément qu’il s’agissait d’une gynoïde.
 
Je suis la soeur de Dolly”, m’annonça-t-elle, ce qui me troubla, évidemment, puisque cette robote-là avait le teint presque aussi sombre que moi et des cheveux noirs, crêpus, soigneusement taillés en afro, rien à voir avec la carnation pâle et le blond nordique de ma Dolly.
 
Où puis-je installer mon humble outil de travail, chère madame?”, me demanda-t-elle avec une déférence égale à l’impertinence de sa sœur, tout en posant par terre, avec une infinie délicatesse, la lourde et encombrante table de massage portative qu’elle promenait avec elle.
 
Dans le salon”, lui indiquai-je, et je la précédai dans la pièce où elle déplia soigneusement les pieds de bois, emboîta la têtière, étendit une serviette molletonnée puis me fit signe de grimper :
 
si Madame veut bien ôter sa houppelande et s’étendre côté cœur”, me dit-elle avec une préciosité qui faillit m’arracher un fou rire.
 
J’étendis mon corps flasque et meurtri sur le matelas, et chaque pore de ma peau sembla se blottir dans les fibres moelleuses de l’épaisse serviette-éponge. La robote commença par appuyer son pouce sur ma nuque, en divers points de pression, avant de descendre le long de ma colonne jusqu’à mon coccyx. Ses doigts étaient plus chauds que des doigts humains - j’appris plus tard que ces modèles de robotes masseuses étaient équipés de doigts chauffants -, et sa peau d’une douceur infinie, réalisée dans un silicone spécial développé par une chercheuse belge de 101 ans, Yvette Lefur.
 
Je me détendis instantanément et laissai mon cerveau divaguer. Je m’interrogeai sur la notion de sororité entre robotes. Que signifiait pour Dolly et elle le fait d’être soeurs ? Bien sûr, on les avait programmées pour qu’elles disent et pensent cette sororité, mais je me demandais quelle réalité on avait mis pour elles derrière cette relation créée de toute pièce. Je pensais à tout cela pendant que la robote opérait des mouvements concentriques sur le verso de ma cuisse gauche.
 
Quelques heures plus tard, Dolly rentra avec le bébé, qui dormait dans sa poussette.
 
Ainsi passèrent les premiers mois de ma nouvelle vie de mère. Dolly avait transformé mon quotidien en un rêve un peu fou. J’avais tout le loisir pour m’occuper du bébé quand j’étais en forme et disposée à le faire et, quand je saturais, cette présence jamais encombrante, toujours bienveillante, était là pour reprendre la main. Mieux encore, dès que je visualisais quelque chose qui pourrait me faire du bien, ou dès qu’une pensée inavouable mais réjouissante m’effleurait, Dolly semblait y répondre comme par télépathie.
 
Un soir, je fus enfin prête à sortir de chez moi sans le bébé, pour dîner avec mes ami·es. Je brossai rapidement mes cils au mascara rose, recouvris mes lèvres d’un gloss vert fluo, puis enfilai les vieilles sneakers de ma vie d’avant. Dans l'ascenseur, je croisai Ali, mon voisin du 28ème étage, qui me décrocha un sourire complice :
 
 “Attention, la vie est belle dehors !
 
L’air du printemps s’insinua dans ma poitrine : j’eus une montée d’adrénaline. En marchant, je regardai autour de moi la ville, émerveillée, comme si je la découvrais pour la première fois. Rien n’échappait à mon œil, même pas le plus trivial mobilier urbain : bancs, lampadaires, panneaux publicitaires. Tout à coup, je m’arrêtai net. Sur l’un deux se détachait, sur un fond fuschia criard, la silhouette de Dolly - habillée en soubrette, évidemment ! La vieille affiche était déchirée par endroits et recouverte d’autres publicités beaucoup plus récentes, mais on y distinguait clairement, dans la même typographie que sur le carton de livraison, un slogan :
 
“DOLLY : ELLE ANTICIPE TOUS VOS DÉSIRS !”

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