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3 JUILLET 2023 • PLEINE LUNE • NEWSLETTER #23

LUNE DES CERFS
ET ORGASMES MULTIPLES
 
 
Un an après l’envoi de ma première newsletter, la lune du cerf est de retour ce 3 juillet 2023 et j’ai la joie de recevoir pour cet anniversaire Ketty Steward qui signe ici un texte renversant : Au commencement était l’orgasme.
 
C’est un symbole universel de la virilité, mais on oublie qu’il était jadis au service de la Grande Déesse. Le cerf, roi de la forêt, est présent dans nos imaginaires depuis 30 000 ans, comme en témoignent les parois des grottes de Lascaux, Niaux, Cosquer ou Altamira en Espagne.

Ses bois qui se renouvellent tous les ans en font un animal cyclique, incarnation de la mort et de la régénération. Son apparition annonce une vision, une révélation venue des autres mondes. C'est peut-être pour ça que les puissants le chassent à courre : pour qu'on ne voie pas les autres possibles annoncés par le cerf et la biche, compagne d'Artémis.


Alors qu'un enfant de 17 ans a été tué par la police française le 27 juin dernier, on se prend à espérer que des convergences se nouent enfin, comme le proposait Fatima Ouassak dans son dernier livre, Pour une écologie pirate. Suite à la mort de Nahel, elle prend la forme, pour l'instant, d'une tribune intitulée Nous sommes les soulèvements de Nanterre.

Écologistes, antiracistes, antifascistes, antisexistes et orgasmiques... Oui, nous avons besoin d'autres récits pour penser le monde, comme l'écrit Ketty Steward dans son dernier essai, Le futur au pluriel : réparer la science-fiction. Pour en savoir plus sur cette autrice prolifique et plurielle, lauréate en 2022 du prix Rosny Aîné avec son roman, L'Évangile selon Myriam, il suffit d'aller sur son blog, où vous pourrez découvrir ses livres, textes, écouter ses pièces radiophoniques ou podcasts et vous abonner à sa nouvelettre. Et pour la rencontrer en vrai, rendez-vous le 5 juillet 2023 à la librairie Charybde, à Paris, à 19h30.
Ketty Steward / Photo @Bertrand Robion

Au commencement était l'orgasme
 
Quelques générations de femmes s’étaient succédé depuis Ève, la première, et le règlement restait inchangé : « Croissez et multipliez » ! assorti de « Tu enfanteras dans la douleur ».

Inutile de dire que dans ces conditions, leurs vies n’avaient rien d’enviable. Les naissances se suivaient à un rythme endiablé. Jour après jour résonnaient en leur sein ces paroles prononcées bien loin dans le passé : « J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. »

Entre les accouchements, les nausées, l’allaitement, l’intendance et les étreintes brutales de leurs mâles, les femmes de ce temps-là n’en pouvaient plus.

C’est ainsi que Tara, endossant les plaintes de ses sœurs, osa s’aventurer seule sur les pentes de la montagne sacrée. Là résidait le Créateur de toute chose, celui-là même qui avait chassé les humains de son jardin d’abondance au motif fallacieux du vol d’un malheureux fruit. La première femme et le premier homme avaient parfaitement compris que d’un seul geste, le maître aurait pu faire pousser autant d’arbres chargés d’autant de fruits qu’il le voulait. Ils sentaient bien qu’au-delà de cette stupide histoire de vol, il s’agissait bien d’une question d’autorité, de soumission et de révolte.

Mais elle et lui avaient adopté, quant à la façon de considérer Dieu après cela, des points de vue très différents. Si tous deux comprenaient qu’après le défi explicite de la créature face à son créateur, la seule issue possible restait l’exil, l’homme pliait plus volontiers l’échine devant la force et le pouvoir.
Comme le ferait tout autre mâle sous le joug du mâle dominant de sa tribu, il acceptait d’avancer à la suite de son vainqueur, ne l’envisageant qu’avec une crainte mêlée d’admiration.

La femme, elle, se figurait l’Être suprême, certes comme une puissance, mais pas nécessairement infaillible. Elle se disait que s’il avait pu créer une entité capable de le défier, il présentait forcément des faiblesses. Cette certitude soutenait la femme dans sa révolte muette.

D’autre part, la femme « pro-créait ». Elle avait donc part au mystère de la vie et au pouvoir de la divinité qui lui paraissaient, dès lors, forcément moins insondables.

Pour finir, il y avait eu cette promesse, rajoutée aux diverses imprécations proférées au sortir du jardin. Il s’agissait d’une malédiction à l’endroit du serpent, mais qui assurait par la même occasion un avenir à la femme. La voix puissante avait dit au serpent : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon ». Par cette prédiction, la mère de tous les vivants sut qu’elle vivrait et surtout, qu’elle vaincrait l’ennemi, parce que le Créateur avait un plan pour elle et sa descendance. Toutes les femmes après elle perpétuèrent cette croyance, la transmettant en secret à chaque petite fille qui venait au monde.

Tara était de celles qui ne se contentaient pas de trouver dans La Promesse, la force de supporter le quotidien.

Elle nourrissait, depuis l’adolescence, le désir d’améliorer le sort de ses sœurs.

Dès les premiers signes de la puberté, elle avait été donnée à un homme, Schlomo, dont elle avait porté presque immédiatement les fils et les filles.

À vingt-trois ans, Tara était mère de cinq enfants et sentait déjà remuer en elle la vie d’un sixième. C’est à cette époque qu’elle avait visité, une à une, les huttes de son village, pour discuter avec les femmes et leur donner un peu d’espoir :
« J’irai, moi, sur la montagne sacrée, et je parlerai au Créateur ! »

Les autres femmes, pour la plupart, s’affolèrent de l’idée de Tara. Elles craignaient qu’elle n’irrite le Dieu de leurs époux et n’attire sur l’humanité plus de malheurs encore. Certaines mères, cependant, la soutinrent, l’investissant de leurs propres espoirs, si bien qu’elle partit un matin, un baluchon sur le dos et le ventre arrondi, pour un voyage d’au moins trois jours de marche. Les femmes la regardèrent s’en aller, jurant de s’occuper de ses enfants tant qu’elle serait absente. Leurs yeux grands ouverts la fixaient intensément, comme pour garder en mémoire chaque détail de son visage sombre, de sa silhouette, de son allure. Peu d’entre elles, au fond, s’attendaient à la voir revenir vivante de la montagne interdite.

Tara le sentait bien, mais elle n’en avait cure. Rassemblant toute la détermination dont elle était capable, elle monta à l’assaut de l’Éternel. L’ascension était pénible et la solitude, plus décourageante encore, mais Tara n’avait pas l’intention de rentrer bredouille.

Dans les moments de grande fatigue, elle luttait contre la tentation de s’allonger là, sur le flanc de la montagne, pour se laisser dépérir. Cette mort aurait fait d’elle une légende, l’héroïne partie affronter Dieu et jamais revenue. Cependant, la simple idée que sa mort pourrait renforcer la crainte excessive inspirée par Dieu la remplit d’une colère qui la poussa en avant. Toujours plus haut, toujours plus froid. Tara ne s’arrêta que deux fois, à la tombée de la nuit. Enveloppée dans son manteau de peau et dans ses couvertures en laine épaisse, elle se répéta les termes de ses revendications pour ne pas risquer d’oublier. Puis, elle s’endormit, protégée des animaux curieux par son petit feu de bois.

Le premier soir, Tara regretta d’avoir attaqué la montagne par le flanc opposé au village. « J’aurais pu, se disait-elle apercevoir d’en haut la vie de ceux que j’aime. Eux auraient vu progresser ma lumière et su que j’allais bien. » Mais cette idée la quitta rapidement. Voir les siens aurait sans doute affaibli sa volonté.

Elle préférait penser que les quelques femmes qui avaient cru et croyaient encore en elle l’avaient fait de leur plein gré, en choisissant la confiance, sans la perspective de se rassurer en suivant une flamme dans la montagne.

Tara n’imaginait pas à quel point son raisonnement se rapprochait de celui du dieu qu’elle allait bientôt rencontrer. Celui qui avait choisi de ne pas vivre incarné aux côtés de ses créatures bien aimées. Celui qui les avait voulues libres et qui refusait de les soumettre à coups de miracles et de prodiges.
Tara continuait d’avancer, décidée, et voyait se rapprocher le sommet de la montagne tandis que le froid devenait de plus en plus perçant.

Tout à coup, la pente disparut sous ses pieds et, devant elle, se déroula un plateau lisse, couvert de verdure. Étrangement, l’atmosphère commença à se réchauffer. Puis, Tara ressentit en elle, juste dans le creux entre le ventre et la poitrine, une douce tiédeur qui se diffusa dans tout son être. Elle sut alors qu’il était là.
« Tara, tu es finalement venue jusqu’ici ! » dit-il.

La voix semblait née de l’imagination de Tara. Une voix enveloppante, caressante. Ce n’était pas précisément l’idée qu’elle se faisait de Dieu.
Ses intonations de séducteur laissaient la jeune femme incapable de retrouver les mots tranchants qu’elle avait pourtant répétés tout au long de la montée.

Tara se dit que si elle avait été Ève et que le serpent s’était présenté à elle avec de tels artifices, elle n’aurait pas résisté longtemps.

Elle se ressaisit, pourtant :
« Non ! Pas comme ça ! Vous sortez de mon esprit et vous me faites face ! Je ne peux pas vous parler ainsi ! »

Il s’exécuta avec une douceur infinie, puis se présenta à la femme sous l’aspect d’une lueur à peine éblouissante, très précisément l’image qu’elle s’était préparée à affronter.
« Je t’écoute, Tara. »

Même si elle se doutait que « Celui qui sait tout » n’avait nul besoin de l’entendre, Tara se réjouit de pouvoir enfin s’expliquer. Elle retrouva sa verve et exposa ses réclamations.

Dieu qui, à vrai dire, n’avait pas de comptes à rendre à une simple mortelle, prit tout de même le temps de lui expliquer pourquoi, selon lui, la femme devait être soumise aux désirs de son mari.
« Elle a fait passer ses désirs propres avant le bien de son couple et de son espèce. Son compagnon, en acceptant de mordre dans le fruit de la révolte, s’est soumis aux désirs de sa compagne. Il est donc naturel de rétablir l’équilibre.
– Oui, mais… 
»

Tara ne voulait pas rentrer sans résultats. Elle parla de l’aspiration au bien-être, du bonheur que serait l’enfantement sans le côté systématique, de ce que l’on peut ressentir dans sa chair quand on accouche. Elle négocia des heures durant avec le Tout-Puissant et finit par conclure un accord :
Les femmes goûteraient une part royale au plaisir sexuel. Elles pourraient éprouver, elles aussi, du désir envers leurs hommes qui les désireraient en retour. Elles ne seraient plus forcées d’avoir enfant sur enfant.

En contrepartie, chaque mois où elles n’auraient pas été fécondées, une blessure intérieure leur serait infligée : les membranes inutilisées de l’utérus seraient expulsées avec un écoulement sanguin, provoquant douleurs et bouleversements hormonaux. Ce serait la plaie fixée pour avoir osé défier le Maître de toutes choses.

Tara hésita, pesa, hésita encore. C’est qu’elle s’apprêtait à engager toutes les femmes après elle !

Finalement, elle accepta les règles proposées.

La descente de la montagne sacrée sembla à Tara, paradoxalement, plus difficile que la montée. La motivation lui faisait défaut désormais. Elle se repassait continuellement la scène de la confrontation, se demandant si elle avait bien fait, si elle n’aurait pas plutôt dû dire ceci ou bien cela.
Quand, finalement, elle s’approcha du village, toute énergie l’avait quittée. Incapable de faire un pas de plus, elle resta immobile, à quelque cent mètres des premières maisons.

Les femmes l’aperçurent et l’acclamèrent !
« Tara est de retour ! »

Puis, s’approchant, elles prirent la mesure de sa fatigue. Son visage était ridé et tous ses cheveux avaient blanchi. Tara ouvrit la bouche pour leur annoncer la bonne nouvelle, mais aucun son cohérent n’en sortit. Comment aurait-elle pu s’adresser à des mortelles après avoir parlementé face à face avec le Tout-Puissant ?

Tara tenta, dans un ultime effort de s’adresser à ses compagnes, mais elle chancela et s’effondra, terrassée, avant d’avoir pu raconter ses exploits.

Certaines femmes savaient déjà, pourtant, que quelque chose avait changé.

Le temps que descende la plus effrontée de toutes, elles avaient déjà expérimenté la joie des orgasmes multiples. Le reste viendrait bien assez tôt.
 

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