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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Le ciel vrombit. Au milieu des déferlantes, une gouttière fait jaillir une eau fraiche et claire — infinie. Derrière la fenêtre, les deux mains autour d’un café, je me demande si un jour quelqu’un, quelque chose, pourra laver le monde comme la pluie lave en ce moment la ville. Si l'on pourra un jour émerger du quotidien frais et clairs, avec de la terre humide sous les pieds et y planter le changement. 

La pluie n’a pas ce pouvoir, mais peut-être bien que toi, moi et la bouffe, si. Cette semaine, je te parle donc de faim de changement et de food activism, des femmes au milieu de tout ça, de la Colombie, de l’Alsace et de la Nouvelle Orléans. Coup de tonnerre, c’est Mordant, 33ème.

 
 
Club from Nowhere

1954. Georgia Gilmore grimpe dans un bus à Montgomery, Alabama, et se dirige vers l’arrière du véhicule. La voix en colère du chauffeur la rattrape. Il tonne. L’esprit embué par le petit matin et la journée de travail qui l’attend, Georgia, 34 ans, a oublié de descendre après avoir pris son ticket, pour remonter par la porte arrière : seuls les blancs ont le privilège de pouvoir emprunter l'entrée avant pour embarquer. Réalisant son erreur, elle dévale les marches et se dirige vers les battants réservés aux personnes noires. Le chauffeur n’attend pas et démarre en trombe. Nous sommes un an avant le boycott des bus de Montgomery et Georgia Gilmore n’est pas Rosa Parks. 

Non, c’est une cuisinière de la National Lunch Company, un diner ségrégué du sud-est des États-Unis. Elle a six enfants, avec lesquels elle se rend à l’église d’un certain Martin Luther King. Plusieurs mois après sa violente humiliation, elle s’avance d’un pas décidé vers le pasteur : elle veut s’engager dans son mouvement. Parce qu’elle ne peut pas se permettre de perdre son emploi, elle est de facto exclue des premières lignes de la lutte pour les droits civils qui s’opère dans sa ville. En revanche, elle peut aider de sa cuisine. Ses fourneaux deviennent alors le QG de l’organisation culinaire militante « Club from Nowhere » — le nom fait référence à la réponse « de nulle part », quand on demandait aux militants d’où venait l’argent de la lutte. Les fonds récoltés grâce à ses tartes et ses gâteaux permettent de financer des transports alternatifs pour les noirs américains durant
le boycott du système ségrégué de Montgomery, qui dura 381 jours.

 
 
« Reléguée en marge de la société à cause de la couleur de sa peau, de son genre et de sa classe sociale, Gilmore a mobilisé ses fourneaux au service de la création d’un futur où tous pourraient être traités de la même manière », raconte ainsi l’autrice Korsha Wilson — dont je te parlais déjà la semaine dernière — dans un texte publié dans le recueil Women on Food. Et des femmes comme Georgia Gilmore, utilisant la bouffe comme contre-pouvoir, il y en a eu bien d’autres, explique-t-elle. Leur rôle fut crucial, même quand il a été effacé des pages de l’Histoire.
« Aujourd’hui, nous appellerions ces femmes des food activists, un terme qui désigne quiconque se saisit de l’alimentation pour créer un changement social ou politique. Le Club from Nowhere a exploité le pouvoir de la nourriture afin d’alimenter le mouvement. Plus de dix ans plus tard, le Black Panther Party offrait une version plus radicale de cette forme d’activisme en considérant la nourriture elle-même comme un outil de justice sociale, et, cette fois encore, ce furent les femmes qui firent le gros du travail. »
— Korsha Wilson, « Survival Pending Revolution »
Ce sont en effet ces mêmes femmes, ou presque, qui ont été à l’origine du Free Breakfast for School Children Program, une initiative des Black Panthers qui offrait aux élèves dans le besoin un petit déjeuner complet. À l’époque, une étude venait de prouver à quel point le premier repas de la journée était important pour les plus jeunes, et le mouvement créé à l’origine pour lutter contre les violences policières s’était saisi de la problématique. Depuis lors, bon nombre d’autres initiatives d’activisme food et de justice alimentaire ont vu le jour aux États-Unis. Parmi elles, celles de Jocelyn Jackson — People’s Kitchen Collective — et de Shakirah Simley — Nourish/Resist —, deux femmes racisées. Pour Shakirah Simley, c’est évident : « Les femmes noires ont toujours trouvé un moyen [de faire passer leur message] et la nourriture était l’une des seules ressources auxquelles nous avions accès. La bouffe est un outil de rassemblement, mais aussi un outil de justice, et il nous a fallu employer les deux ». Hier et aujourd’hui.
 
Manifester, manger

« Nourrir la résistance », c’est aussi le titre du livre de recettes de l’autrice américaine engagée Julia Turshen. Quand tu fais glisser ton doigt à travers sa table des matières, tu y trouves des chapitres comme « Repas facile pour ceux qui sont trop occupés à se révolter pour cuisiner », « Nourrir les masses : de la bouffe pour les foules » ou encore « Plats préparés + snacks à emporter », la section idéale pour les manifestants. Si le ravitaillement militant ne fait pas vraiment partie de notre culture franco-belge, il était de toutes les dernières marches américaines contre le racisme systémique et les violences policières. Je ne compte plus le nombre de restaurants et d’organisations que j’ai vus se mobiliser à coups de bouteilles d’eau gratuites et de plats chauds, mais l’article sur le sujet qui m’a le plus marqué est celui sur la communauté sikhe de New York.
 
 
Avant ma visite du temple Gurudwara Bangla Sahib de New Delhi en 2018, je n’avais aucune idée de ce qu’était le Sikhisme, une religion qui compte pourtant quelque 27 millions de croyants à travers le monde. Guidée par un ami qui vivait alors dans la capitale indienne, je me suis glissée dans une gigantesque cuisine à l’écart du marbre blanc et des dorures. Je me souviens de tout : des énormes marmites alignées qu’un homme mélangeait à l’aide d’une gigantesque pagaie métallique et de la machine à chapatis, qui sautaient et gonflaient sur la plaque de cuisson monumentale avant de rejoindre le panier du prochain service du temple. Tous·tes les femmes et hommes présent·e·s participaient à la préparation du langar, le repas communautaire offert à des milliers de personnes chaque jour, puisque une partie de la religion tourne autour du don de soi.

La tradition perdure à l’autre bout du monde, où dans le Queens Village, une troupe de trente cuisiniers a préparé plus de 145 000 repas au cours des dix dernières semaines de confinement. Trois jours par semaine, ils arrivent à quatre heures du matin pour assembler d’énormes quantités de riz et de dals pour les soignants et les plus démunis. Puis récemment, les Sikhs new-yorkais se sont mis à rejoindre les manifestations, auxquelles ils apportent leur soutien en offrant un ravitaillement aux marcheurs. « Là où nous voyons une protestation pacifique, nous allons », explique l’un des organisateurs au
New York Times. « Nous sommes en quête de justice. Nous soutenons tout cela ». Le pouvoir politique et social, les intrications de la bouffe dans tout ce qui fait société, me fascinent toujours autant. Et ces dernières semaines plus que jamais. 

 
 
La Colombie qui se mange, avec Alejandro Osses

Je n’ai jamais rencontré Alejandro Osses, mais sans que je ne me l’explique — si ce n’est par la magie d’Internet — ses images ont traversé les océans pour chambouler ma rétine. Il y a plusieurs mois de cela, j’ai découvert ce photographe colombien et sa vision crue, vivante et engagée et la bouffe : des doigts graisseux et des ongles noircis, qui s’intègrent de manière étrangement juste dans des univers colorés et lumineux. Son dernier projet en date, « Señoras y Señoras », est une série documentaire sur la gastronomie colombienne traditionnelle présentée à travers le prisme du savoir des femmes. Je lui ai posé quelques questions, auxquelles il m’a répondu en espagnol, pour cette nouvelle incision mensuelle avec un·e artiste visuel·le de la bouffe. 
Qui es-tu, Alejandro ?

Je suis un créateur audiovisuel avec une sensibilité sincère pour la culture food. Je considère l’alimentation comme un acte politique et je crois dur comme fer que la cuisine nous permet de nous identifier culturellement et socialement. Je me considère comme quelqu’un de juste, avec des valeurs très affirmées, et j’essaie d'épauler les producteurs qui n’ont pas de voix à travers un système où ceux qui peuvent s’exprimer sont ceux qui ont le pouvoir. Je pense que les images peuvent changer le monde.

Qu’est-ce qui t’a amené à explorer l’alimentation à travers ton travail photographique ?

J’étais désespéré, sans boulot à Londres, quand je me suis mis à repenser ma relation à l’alimentation. J’ai réalisé qu’on devait tous manger et que la bouffe charriait donc un milliard d’histoires. Que derrière chaque assiette, il existait tout un monde qui est bien souvent dévalorisé. La sueur d’un paysan, le labeur du pêcheur, la logistique que demande le fait de transporter un aliment jusque dans un restaurant : c’est là-dessus que je voulais focaliser mon travail. En racontant ces histoires, j’ai le pouvoir de critiquer un système qui nous éloigne toujours plus de la réalité derrière notre assiette. Je peux me faire la voix des producteurs et des cuisiniers traditionnels, révéler par l’image ce qui cloche dans ce monde et le peu de relation que nous avons avec ce que nous mangeons. 

Qu’est-ce qui t’intéresse, visuellement, dans la bouffe ?

La nourriture a sa propre magie et sa propre couleur. J’aime la photographie culinaire, mais aussi la pop culture et les saturations. Réunir ces différents ingrédients, c’est ce qui me distingue des autres. Je suis capable de tirer le portrait d’un chef typique comme d’un personnage du futur tout droit sorti de mon imagination, sans rompre ma ligne graphique. Quand tu commences à comprendre ce qu’est la bouffe, ce qui se cache derrière, quand tu te mets à critiquer son système et questionner ce que tu manges, tu veux tout raconter. Ensuite, prendre le risque d’y mettre de la couleur, d’y projeter une lumière moderne et rester ouvert créativement parlant, c’est ce qui me passionne. 



Quel projet a eu le plus grand impact sur toi ?

Sans aucun doute ma dernière série documentaire, « Señoras y Señoras ». L’ambition à travers cette réalisation, c’est de sauvegarder une certaine tradition culturelle culinaire, dans une région abandonnée par le gouvernement. On a voulu rendre hommage au travail des femmes et montrer leur importance dans la préservation de cet héritage. Avoir l’opportunité de travailler sur des projets sociaux et économiques, promouvoir un prix juste pour leurs produits, visibiliser leur travail à travers le monde et avoir le privilège de raconter leurs histoires, leurs joies et leur désir de perpétuer tout cela, ça n’a pas de prix. C’est vraiment une œuvre à 360 degrés, dans laquelle je ne cherche pas seulement à extraire un savoir, mais aussi à faire en sorte que ces femmes soient rétribuées pour leurs connaissances. C’est ça qui me touche autant.

Qui sont les artistes ou les publications traitant de la bouffe qui t'inspirent ?


Marcus Nilsson, Henry Hargreaves, Alex Lau, Toilet Paper, Sarah Keogh et Maurizio Di Iorio.
 
 
Vigneron·ne·s du juste
 
Lily, trois ans et demi, est assise à côté de moi dans la grande camionnette blanche, son imperméable coccinelle autour d’elle. Elle n’a pas besoin de ma main pour en descendre et aussitôt arrêté·e·s, part de son côté ramasser des poignées de fleurs, nous laissant son père, les copain·ine·s du vin et moi sur cette butte qui surplombe les vignes alsaciennes. C’est là que Florian et Mathilde, ses parents, cultivent les raisins qui donneront naissance aux grands crus Frankstein. Des bouteilles effilées de Riesling tranchant ou de Gewurtzraminer audacieux, que Florian Beck-Hartweg débouchera ensuite avec excitation pendant plusieurs heures. Il dit que son travail est humble. Moi, je t'assure que sortir de ce sol caillouteux des vins naturels aussi justes et précis que ceux-là, c’est du génie. Probablement un peu des deux.

Il y a quelques jours, j’ai ainsi sérieusement rogné sur mes heures de sommeil pour embarquer dans un go fast à la découverte de Strasbourg et de trois domaines alentour. 36 heures à s'envoyer des knacks, des tartes flambées, de la choucroute — et à boire surtout. C’était l’idée de Typhaine, Baptiste, Léo, Pierre et Pauline — alias le Fellowship of la Bouffe, une bande de joyeux mangeur·se·s bruxellois — que j’ai suivis avec la promesse que cette virée serait celle d’humain·e·s qui vont à la rencontre d’autres humain·e·s. De toute façon, il n’y a que comme ça que je comprends le vin. Boire à même les foudres avec Emmanuelle, manger des spaetzles avec vue sur la vigne chez Achillée et faire la révolution autour d’une bouteille de blanc pendant que Lily s’endormait, c’était carrément beau. C’était aussi un doux rappel qu’il existe un monde et des gens en dehors du confinement, des réseaux sociaux et des nombrilismes. Et c’est ce monde-là que je veux raconter.

 
©Mordant
 
En attendant les autres escapades culinaires qui ne manqueront pas de dégringoler ces prochains mois, si tu descends ou montes en Alsace, je ne peux que te conseiller de passer par ces adresses :

Le domaine de
Florian et Mathilde Beck-Hartweg
5 rue Clemenceau, Dambach-la-ville

Le vignoble du Rêveur, chez Mathieu Deiss et Emmanuelle Milan
2 rue de la Cave, Bennwihr

Le domaine Achillée, par Yves, Jean et Pierre Dietrich
50 rue de Dambach, Scherwiller

Le restaurant Au Pont Corbeau
21 Quai Saint-Nicolas, Strasbourg

 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • Près de dix ans après sa première diffusion, je regarde enfin Treme. La bonne surprise, c’est que la série ne parle pas seulement de jazz à la Nouvelle-Orléans, mais aussi de bouffe. Si tu avais déjà lu cette lettre sur les liens qu'entretiennent musique et alimentation, tu imagines très bien mon degré d'excitation. Dans ce vieil article du New York Times, j’ai aussi découvert qu’Anthony Bourdain avait contribué à l’écriture du personnage de la cheffe Janette Desautel et que la série de David Simon — aussi à l’origine de The Wire — comprend des caméos du trompettiste Christian Scott comme de David Chang ou Tom Colicchio.
  • La maison d’édition gastronomique Menu Fretin publie à partir de ce mois-ci une gazette trimestrielle et gratuite sur l’alimentation, baptisée Agueusie — un drôle de choix si tu veux mon avis, puisque ce terme désigne l’absence de goût.
  • Toujours au rayon papier, Club Sandwich Magazine s’apprête à sortir un nouveau numéro autour du chocolat. À commander ici, après avoir (re)écouté l’interview d’Anna Broujean dans « Mordant Téléphone Maison ».
  • Le podcast « Bouffons » fête son 100ème épisode, qui sera enregistré en public sur Zoom. Le thème ? Les pique-niques, les plus belles réjouissances culinaires estivales.
  • Je serai très bientôt de passage à Paris. Si tu penses à un bar, un restaurant ou une rencontre que je ne devrais pas manquer, écris-moi.
 

Nous sommes le 19 juin à l'heure où je t'envoie cette lettre, et pour toi et moi, cette date n’a probablement pas de grande signification. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, c’est « Juneteenth », une journée qui commémore l'annonce de la fin de l’esclavage. Tu l’as vu, tu l’as lu, ces dernières semaines, j’ai beaucoup écrit à propos des États-Unis. Ce sera encore souvent le cas dans les mois à venir, puisque ce mystérieux contrat d’édition que tu as peut-être vu apparaitre sur Instagram a trait à la bouffe américaine. Je ne t’en dis pas plus, si ce n’est que cette merveilleuse opportunité, c’est grâce à Mordant, et donc grâce à toi. Oui, c’est toi et les autres, toujours plus nombreux et engagés, qui me donnez envie d’écrire, semaine après semaine. Si tu veux m’aider encore un peu, tu peux transférer cette newsletter et en parler sur les réseaux sociaux. Si tu viens justement de débarquer et que tu n’en as pas eu assez, inscris-toi ici. Ces lettres sont un travail de longue haleine, auquel je consacre désormais plusieurs jours par semaine. N’hésite donc pas à le soutenir  financièrement en déposant quelques euros dans le bocal à pourboires

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

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