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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
J’aime tout dans cette image, et même hors cadre : la sauce tomate sucrée, la serviette en papier, les fleurs dans l’assiette, les fleurs sur la nappe, le manche en plastique du couteau, la grande fourchette et tout près, plus près que depuis des mois en tout cas, les grosses mains de mon grand-père qui bougent en racontant son arrivée en Belgique en 1957, la mine, l’accident, les cafés de Laeken qui servaient des spaghetti quand venait l’envie de grailler, le racisme, la Sicile d’hier, leur île aujourd’hui.

Cette semaine, je te raconte ce que j’ai appris des Italien·ne·s de Belgique et de leur cuisine suite à cette photo. Je te parle aussi d’un champ à l’abri de la ville, de sardines et de bananes plantain. Accroche une serviette à ton cou, c’est Mordant, épisode 34.

 
©Mordant
 
Macaroni à la crème

Ce n’est qu’en cherchant dans ma mémoire les images que je pourrais te raconter, qu’elle s’est imposée à moi, toujours la même : le tableau mental de la longue table mouchetée de la salle à manger. Ce plateau extensible recouvert d’une fine nappe, de couverts éteints et de verres à pied, c’est le théâtre de mon histoire familiale. Chez moi, tout a lieu dans ce décor : les embrassades, les éclats de voix, l’ennui, l’incompréhension et la confidence. Il y a quelques dimanches de cela, j’ai discrètement pris une photo de cette tablée — mes grands-parents ne comprendraient pas que je veuille photographier des assiettes sales.

Juste avant le cliché, pour la première fois, je m’y étais assise avec un but précis : mettre des lieux, des dates et des noms sur l’arrivée de Salvatore P. et Graziella S. en Belgique. Jusqu’ici, le récit de leur vie entre la Sicile et Bruxelles n’était tricoté que des quelques anecdotes qu’ils avaient bien voulu laisser échapper. Cette fois pourtant, j’avais une excuse pour leur soutirer des informations précieuses :
un article sur l’immigration italienne en Belgique et son impact sur notre culture culinaire. Et la magie d’une table, c’est qu’en tirant l’Histoire par la nappe, on en apprend bien plus que ce qu’on aurait imaginé.

 
Le meraviglie d'Alice Rohrwacher (2014)
 
Ça commence plus ou moins comme ça : en 1946, les fameux « accords charbon » italo-belges font acheminer quantité d’Italiens pour alimenter les mines wallonnes. Après les cinq années au service de la Belgique, condition sine qua non pour obtenir une carte de travail, la plupart d’entre eux quittent ensuite leur cité minière pour chercher du travail en ville. Et comme bien d’autres immigré·e·s qui veulent nourrir les leurs, se mettent à nourrir les autres en s'improvisant restaurateur·rice·s. « En 1961, parmi les 3 998 Italien·ne·s inscrits comme détenteurs d’une carte professionnelle, iels étaient 926 à être répertorié·e·s dans la rubrique ‘hôtels, restaurants, cafés’, soit environ 23% du total », rapporte Gaëlle Van Ingelgem, chercheuse en histoire de l’alimentation à la VUB dans une étude incroyablement riche sur la bouffe italienne en Belgique.

Dans «
Entre exotisme et tradition : Bruxelles et ses restaurants italiens dans la deuxième moitié du XXe siècle », l'historienne pose noir sur blanc ce que mon grand-père m’avait raconté un peu plus tôt — et que j’avais du mal à imaginer : à l’époque, les Italien·e·s n’ont pas de restaurants, mais sont plutôt derrière un zinc qui propose une petite restauration improvisée à base de pasta. On y tient parfois des réunions anarchistes et antifascistes, comme au Café Cremonesi ou Al Buco, ce qui leur vaut d’ailleurs une sacrée réputation. Certains bistrots belges étaient quant à eux « interdits aux chiens et aux Italiens », m'a lâché Giovanni Bruno, le chef étoilé arrivé de sa Sicile natale à 16 ans. Parce que si aujourd’hui son « italianité » est jugée charmante ou chaleureuse, ce n’est pas toujours l’accueil qui lui a été fait. La chercheuse Gaëlle Van Ingelgem confirme : fut un temps l’insulte « sales macaronis » courait les rues et ceux qu’elle pointait étaient critiqués pour leurs plats généreusement arrosés d’ail et d’huile d’olive — soit une cuisine puante et grasse, pour les locaux. Plus tard, on leur collera à l’inverse une image tout aussi stéréotypée de personnes joyeuses, un peu fantasques, mi-stars de cinéma mi-restaurateur·rice·s sympas, à laquelle les Italien·ne·s avaient tout intérêt de s’accrocher s’ils voulaient vendre leurs assiettes.

 
The Godfather 2 de Francis Ford Coppola (1974)
Une « intégration » forcée qui prendra aussi racine dans les menus des restaurants. Quand ils ouvrent Il Carretto en 1972, les parents de Giovanni et Nadia Bruno — aujourd’hui respectivement à la tête du Senzanome et Fico — décident d’abord de proposer une cuisine sicilienne de terroir. « Ils se sont gentiment fait remballer », m’a expliqué l’ainé de la fratrie. « Les clients voulaient des pâtes avec une tonne de bolognaise et du gruyère par-dessus, en accompagnement d’une viande ou carrément en plat principal. C’était impensable pour nous ! Nos parents ont donc dû s’adapter, comme tous les autres, puisque quand les Italiens s’exportaient, c’était en premier lieu pour gagner un peu d’argent. On ne proposait pas de frites ? Eh bien il a fallu en faire ! » Assise à sa droite, sa soeur rigole : « Et le pinard, tu te rappelles ? Ils buvaient du vinaigre ! La grappa, ça aurait pu servir de désinfectant pour les mains ».

Tu t’en souviens peut-être toi aussi, de cette fameuse fiasque en paillage qui était alors sur toutes les tables. Une sorte de label made in Italy, avec du vert, du blanc et du rouge partout où tu posais le regard, et des fresques de grottes peintes sur les murs. Dans les assiettes, c'était la même chose : faute d’une communauté italienne suffisamment grande ou riche, il s’agissait de contenter les Belges, quitte à dénaturer sa cuisine. Et la crème fraîche, c’est l'ingrédient le plus représentatif quand il s’agit de l’intégration des Italiens par la bouffe :
« La sauce représente une caractéristique centrale de la culture gastronomique belge, dans laquelle la crème occupe une place de premier choix. Celle-ci apparaît très fréquemment dans les sauces accompagnant pâtes, viandes et scampis proposés par les restaurants italiens. (…) Cette sauce tomatée-crème servait souvent de base à plusieurs plats d’une même carte, limitant ainsi les coûts, le degré de nouveauté et les possibilités de refus de la part de la clientèle. Accompagnée de champignons, elle constitue (…) la véritable marque de fabrique de la cuisine italienne exportée en territoire belge. » 
— Gaëlle Van Ingelgem, « Entre exotisme et tradition :
Bruxelles et ses restaurants italiens dans la deuxième moitié du XXe siècle »
Ce qui est aussi fascinant, et que l’on retrouve dans bon nombre de traditions culinaires en territoire étranger — comme les cuisines chinoises, indiennes ou de manière encore plus flagrante dans ce qu’on a longtemps appelé « la cuisine africaine » —, c’est le gommage total de leur diversité régionale. L’ethnologue de l'alimentation Leïla Boutaam l’expliquait déjà dans « Mordant Téléphone Maison » : « La mise en concurrence des restaurants de cuisine étrangère implique toujours une traduction, une simplification et une mise en scène. On pourrait avoir un restaurant italien qui fait de la cuisine du nord de l’Italie avec des haricots ou de la polenta, sauf que personne n’irait, parce que les clients ne reconnaîtraient pas la cuisine italienne qu’ils se représentent ».

Longtemps en Belgique, on a ainsi eu des restaurants italiens aux décors de cinéma et à la cuisine désincarnée. « Pour des raisons de viabilité évidente, tous ces établissements ont dû faire preuve d’adaptabilité et d’inventivité afin d’élargir leur public. Les migrants ont d’ailleurs tendance à analyser les demandes et attentes des consommateurs afin de pouvoir y répondre de manière cohérente », appuie Gaëlle Van Ingelgem dans son étude. La lasagne de ma Nonna illustre probablement un peu tout cela : quatre étages de pâte qui mélangent de la sauce tomate, une tranche de jambon, des champignons, de la crème et même un œuf dur. Un plat un peu bâtard, entre la Sicile et la Belgique, parce qu’on ne gaspille rien, qu’on fait des compromis, quand il s’agit de nourrir sa famille.

 
Call Me By Your Name de Luca Guadagnino (2017)
Depuis dix ans au moins, les choses ont changé. À Bruxelles notamment, certaines tables ont balancé leurs concessions au profit d’une cuisine régionale et de concepts plus affirmés, de l’Emilie-Romagne (Osteria Bolognese) à la Toscane et au Piémont (Racines), en passant par les Pouilles (CiPiaCe). Mais le phénomène historique derrière la cuisine italienne en Belgique est symptomatique de ce que doivent traverser bon nombre de communautés immigrées — avec la différence encore, pour les italiennes, les grecques ou les polonaises par exemple, qu’elles sont majoritairement blanches et représentent donc un exotisme davantage toléré. Le résultat, c’est la création, un temps au moins, d’une nouvelle cuisine belgo-italienne, avant un retour à une plus vraie typicité une fois les nouveaux venus « intégrés » — même mal ou superficiellement. Quelque part au milieu des insultes de « sales macaroni », des lasagnes au jambon et des frites en accompagnement, Gaëlle Van Ingelgem rappelle ainsi ceci : « Le système alimentaire véhicule, au même titre que le langage, une série de valeurs et de codes qui contribuent à façonner l’identité d’un groupe, mais aussi à élaborer la figure de l’Autre ».
 
Sarde a beccafico

Pas frère et sœur par hasard, Nadia et Giovanni Bruno m’ont tous deux cité un plat de sardines comme la signature de leurs restaurants respectifs. Ça tombe bien, c’est la saison, celle où la poiscaille est grasse et fraiche — puisqu’il existe une saison pour tout, des fraises comme de la mozzarella. Chez Fico, Nadia Bruno en sert une version sicilienne et rustique, « a beccafico », en primo. Je te glisse sa recette ici, c’est probablement le genre de plat que tu auras envie de préparer entre un coup de soleil et un orage.
 
©Mordant
 
Apéro au champ

« On s’est mariées sur ce champ ! », me lançait la semaine dernière qui d'Arth ou d’Anaïs, je ne sais plus, mais fière en tout cas, tannée par le soleil et les bras pleins des légumes que je m’apprêtais à embarquer. À deux, elles forment Smala Cooking, un traiteur local et de saison, tout-maison. Avec la maraîchère Zophia, elles tirent depuis un an la majorité de leurs produits de la terre — leur terre. Un champ de 2 hectares à Anderlecht, là où Bruxelles se confond avec la campagne wallonne. Et je te jure, ces choux-fleurs qui sortent de terre, ces tomates bichonnées sous serre, c’est juste et simplement beau. D’autant que depuis une grosse semaine, le trio a installé une guinguette avec vue sur ses plantations, un lieu où tu passerais bien l’après-midi, et la soirée aussi, à condition qu’on dégoupille quelques Bières de Quartiers. Si tu as loupé la distribution de fruits et légumes à Saint-Gilles le jeudi, tu peux donc désormais venir prendre l’apéro au champ le vendredi soir et y soigner ton mal de la ville le samedi. Le meilleur plan péri-urbain de Bruxelles, c’est moi qui te le dis.

Smala Farming
401A rue de Neerpede, Anderlecht (derrière le restaurant De Notelaar)

 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • Gaëlle Van Ingelgem a publié son étude sur les restaurants italiens de Belgique au sein de FOST, le seul laboratoire dédié aux food studies du pays et rattaché à la VUB. En 2017, France Culture s’intéressait à ce champ d’études relativement récent et méconnu dans une émission éclairante.
  • « Diasporama », c’est le nouveau podcast de la diaspora congolaise hébergé par la RTBF, et la semaine dernière, on y parlait bananes plantain et gastronomie régionale africaine.
  • Parmi les films qui se déroulent autour d’une table italienne, il y a Big Night, une pellicule de 1996 sur un restaurant du New Jersey au bord de la faillite. Et pour le magazine Eater, le meilleur film de bouffe de tous les temps.
  • Brasser ta propre bière, monter ta microbrasserie, tu y as peut-être déjà pensé. Dans ce podcast de la BBC, trois anciens brasseurs internationaux racontent pourquoi c’est une mauvaise idée.

Le jour de la photo des grosses mains et des fleurs sur la nappe, j’ai quitté la table repue et heureuse. À l’abri de ma mémoire, il y avait désormais un nouveau pan d’histoire personnelle, et la certitude qu'avec la bouffe, il y aurait toujours quelque chose à se dire, à raconter. C’est le cas à chaque fois que tu m’écris, alors n’hésite pas. Si Mordant te remplit des mêmes convictions, tu peux aussi partager cette lettre sur les réseaux sociaux ou la transférer. Mais la meilleure façon de soutenir ce projet reste encore de déposer dans le bocal à pourboires ce que tu estimes juste et utile. Merci pour ça.

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium

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