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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Utepils. U-te-pils. En Norvège, « utepils » est le terme qu’on utilise pour décrire « une bière qu’on dégusterait dehors les premiers jours chauds de l’année », d’après cet article du New Yorker. Je me demande si quelque part sur cette planète, il existe un mot pour dire « heureuse malgré la pluie fine qui crachote en plein mois de juillet parce qu’on revient du marché » ou « le premier plat qu’on partage avec une personne qu’on avait hâte de rencontrer », ou encore « le début de l’ivresse, cette douce euphorie qui donne envie de se prendre dans les bras ». J’aime les mots qui sonnent juste ou qui sont si vastes qu’il y a de la place dedans pour faire sens. J’aime ceux qu’on goûte quand on les prononce : « millefeuille » et « barbecue », « mole », « bao », « cassoulet », « banofee » et « purée » . Je déteste « cronut® ».

Cette semaine dans Mordant, je te parle des plats dont la mention renvoie directement à un·e chef·fe, un lieu et une époque. Je te recommande aussi une cantine à vinyles, une recette de pasta XXL et des food tours à Bruxelles.

 
 
Signature

« Pourquoi certains plats comptent-ils ? » C’est Howie Kahn, auteur et journaliste food américain, qui pose le premier la question. Pourquoi le pot de fleur comestible de René Redzépi a-t-il tant été copié ? Pourquoi le sandwich du Saratoga Club House, deux tranches de pain renfermant du fromage, du bacon et de la laitue, est-il intemporel ? Pourquoi faut-il avoir goûté au moins une fois dans sa vie le bao à la poitrine de porc de David Chang ? Comment une soupe est-elle devenue celle de l’Élysée, et des huîtres ont-elles été accolées au nom Rockfeller ? Et comment cela se fait-il qu’à la simple la mention de tous ces plats, je sois capable de me les représenter mentalement, de les goûter presque, même si je les ai jamais portés à ma bouche ? Mieux, ou pire, pourquoi tout faire pour y accéder un jour me semble une quête tout à fait honorable ?

J’ai de moins en moins d’attrait pour la gastronomie avec un « g » majuscule, la « grande cuisine » codifiée, référencée, emballée. J’aime les beaux produits et les beaux gestes, évidemment, mais je me moque chaque jour plus des cérémonies et des egos culinaires. Pourtant, je fantasme la fameuse lasagne de l’Osteria Francescana et je serais vraisemblablement capable de claquer un jour un demi-salaire au Noma. Au-delà de la recherche du goût, il y a dans ces désirs irrationnels la construction d’un certain capital social, entre autres. Mais j’aime aussi ce qu’en dit Signature Dishes That Matter,
un livre qui compile les plats signatures de ces deux derniers siècles — c'est un peu plus reluisant :
« Dès qu’une assiette est terminée, il ne nous reste que les histoires que nous en raconteront. Gardée pour soi, la nourriture est essentiellement un amas de nutriments assaisonné de souvenirs. Quand on y pense, quand on en parle, quand on la partage, c’est là qu’elle devient cuisine. Dans cette transformation, les plats signatures jouent un rôle particulier. Ils sont à la fois tout-puissants, faiseurs de géants gastronomiques, et des outils de démocratisation, nous offrant des objectifs à hauteur d’humain. Lorsqu’on regarde l’histoire de la food à travers le prisme des plats signatures, on aperçoit les mouvements et les folies qui ont façonné notre culture culinaire ».
— Mitchell Davis, Signature Dishes That Matter
Signature Dishes That Matter, c’est ce genre de gros livre à la couverture rigide et à la tranche colorée, parsemé d’illustrations soignées, que tu n’ouvres donc jamais. Sauf que celui-ci a un (avant-)propos intéressant, et que je me suis retrouvée plusieurs fois à le feuilleter en rêvassant, ici dans le fond d’une casserole du 19ème siècle, là dans une assiette élaborée du chef suédois Magnus Nilsson. Selon Mitchell Davis, l’un des pontes de la fondation américaine James Beard qui signe l’introduction, il s’agit d'« une encyclopédie de cuisine, une fenêtre sur notre inconscient culinaire collectif ». Je tique à certains endroits, bien sûr. Parce qu’il s’agit de l’inconscient culinaire de certaines classes, mais aussi de certaines régions du monde — étrangement, on ne trouve des plats signatures qu’en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis ou dans quelques parties d’Asie, si l’on en croit la sélection.
 
 
Mais cette brique qu’on aurait tôt fait de poser sur sa table basse pour ses qualités esthétiques uniquement — parce que pour être un beau livre, c’en est un —ose aussi mettre les pieds dans le plat en rappelant que toutes les bonnes assiettes ne deviennent pas des plats signatures. Plus encore, toutes les créations populaires, traditionnelles ou géniales ne deviennent pas des plats signatures. D’ailleurs, ceux qui accèdent à la reconnaissance et la notoriété sont rarement inédits. Personne n’a attendu David Chang pour faire des baos et Marie-Antoine Carême n’est pas l’inventeur du mille-feuille.
« Parfois, l’attention se resserre autour d’un pan de culture ou un nouveau contexte fait entrer dans la lumière ce qui appartenait jusqu’ici à l’ordinaire (…) À l'heure du réveil des consciences et des sensibilités politiques exacerbées, nul ne peut échapper à la question de l’appropriation culturelle, tout particulièrement lorsque l’on parle des plats les plus traditionnels qui atteignent un certain niveau de mérite. Tous les chefs talentueux n’ont pas accès aux mécanismes de pouvoir qui transforment une soupe en légende, un mole en culte. Si nous voulons leur rendre un hommage pertinent, il nous faut reconnaitre les dynamiques de pouvoir entre le créateur et la création, le consommateur et le produit ».
— Mitchell Davis, Signature Dishes That Matter
Et si on y pense bien, la nature-même de ce qui fait un plat signature a changé. Prends la pêche melba, par exemple, ce dessert classique servi dans un cygne de glace avant de rejoindre les cartes des brasseries françaises. On l’appelle « melba » en l’honneur de la chanteuse d’opéra australienne Nellie Melba, qui avait invité le chef Auguste Escoffier à assister à l’un de ses concerts. Il avait été conquis, la glace était son hommage. Le sujet, ce n’était pas lui. Avant cela, une signature, c’était avant tout une spécialité. Elle appartenait à une région, une ville, voire à un restaurant — pas à une personne. Aujourd’hui, ce sont les noms des chefs qu’on vient accoler aux préparations, comme la purée Robuchon. Alors forcément, je me demande ce qu’il en sera demain. Si la signature célébrée sera celle d’une série ou d’un film, le grilled cheese de Chef, par exemple, d’une communauté comme le red rice des Gullah Geechee ou d’un producteur-star comme le vacher Lothar Vilz. À l’avenir, qui et que veut-on honorer, en célébrant des plats qui comptent ?
 
 
Bar à disques

Quelque part vers 2018, j’ai développé une allergie aux concepts — les bars à avocats, les gaufres de luxe, et même les cafés littéraires. Comme un point Godwin de la bouffe, le marketing culinaire avait réussi en l’espace de quelques mois à m’écœurer, puisque derrière les panneaux en MDF, la vraie-fausse céramique artisanale et les vinyles accrochés au mur, il n’y avait rien : pas de vision, pas de conversation, pas d’autre projet que de me faire claquer cinquante centimes de plus par café mousseux. La lassitude avait donné lieu à un épisode grinçant de « Salade Tout », dans lequel le journaliste gastronomique Peyo Lissarague avait lancé à propos des restaurants « à concepts » : « Ça uniformise affreusement en détournant l’attention de l’essentiel — la bouffe », pendant que je lançais des allelujahs.

Mais parfois, je me trompe. Comme avec
La Fruitière, une crèmerie et fromagerie installée dans le centre de Bruxelles, où j’avais refusé de mettre les pieds des semaines durant parce qu’elle était labellisée « bar à fromages ». La réalité, qu’on découvre d’ailleurs en partie dans ce fameux épisode, c’est que derrière l’inscription d’opportunité sur la vitrine, triment les deux plus beaux·lles défenseur·se·s de produits laitiers que je connaisse. Malgré — et même grâce à — sa proposition double, distro indépendante et cantine de quartier, Super Fourchette est aussi du côté du bien : celui des gentes qui sélectionnent des disques et cuisinent avec autant d'envie que de sincérité.

 
 
Chez Super Fourchette, c’est toujours Gladys que j’aperçois d’abord, l’indéboulonnable serveuse de ce lieu hybride qui a ouvert en 2017 — et rien que sa loyauté, ça en dit beaucoup. Puis au loin, par-dessus les tables remplies à midi, il y a Marie-Ève et tout son corps qui s’activent dans la longue cuisine ouverte. Là aussi, Charlotte et son regard vif, avec qui Marie-Ève a ouvert Super Fourchette pour en faire un espace dédié à la musique et à une bouffe saine, réconfortante et intemporelle. Je m’asseois toujours à une table pour deux, parce que j’aime venir ici avec quelqu’un·e qui compte, parce que je sais qu’on va prendre le temps et ne sortir que quand tous les autres client·e·s seront parti·e·s. Sur le tableau noir, les propositions sont resserrées autour d’un plat du jour, de deux bols végétariens et d’un grilled cheese, le meilleur de la capitale : fromage de la ferme de Stée, moutarde et oignons caramélisés, supplément pommes de terre rôties au romarin en side. J’attrape toujours du regard le bac à disques de Burger Records, parce que ça me fait marrer, la collision de ces deux mondes qui ressemble quand même drôlement à ma vie. Et tu vois, tout ça, ces personnes, cette bouffe, la musique, ça me remplit l’estomac comme le cœur pour de vrai. Tout un concept.

Super Fourchette
3, rue des hirondelles, Bruxelles

 
La table, la bouffe, le feu

C’était le plus beau des soirs de solstice. Autour des tables de pique-nique recouvertes des nappes à motifs de Pauline, il y avait toutes ces personnes qui font de ça, partager un repas joyeux, leur vie. Ils s’appellent entre eux « le Fellowship of la Bouffe », parce qu’il n’y a pas d’âge pour s’inventer des clubs secrets dans lesquels tout le monde peut entrer. Ils sont réunis cette fois dans les Ardennes belges, à plusieurs kilomètres de toute habitation, si on exclut les moutons d’en face. C’est ma cabane d’enfance, celle où il n’y a ni eau ni électricité, juste des bougies et un puits déjà à sec, rien d’autre à faire que manger à la braise, boire nature et attraper des coups de soleil. Mais ça y est, le soleil est bas, le ciel rose et bleu, ça sent la campagne qui se refroidit — je te dis, le plus beau des soirs d’été. Et au magnifique succède la logistique, celle d’un repas pour dix, quinze, vingt. J’imagine que toi aussi, tu as déjà ressenti ça, vouloir faire grand avec peu. Je te lègue donc une recette de pâtes XXL, un pas-à-pas de pasta carbo bien-comme-il-faut, adapté aux grandes tablées — et même qu’avec les blancs d’œufs, tu peux faire la pavlova dont je te parlais ici. Garanti avec du vrai grand air et des copains dedans.
 
 
Bilan comptable

J’ai toujours du mal à me faire à l'idée que chaque mois désormais, 51 lecteur·rice·s soutiennent financièrement Mordant. Parce que ça me touche personnellement en plein cœur, mais aussi parce que ça signifie qu’iels sont nombreux·ses à penser jusque dans leur portefeuille que l’information, le journalisme et les recherches liées à la food sont plus qu’un passe-temps. De mon côté, je continue de te faire le bilan mensuel de ces dons, par transparence et par conviction : je crois que te raconter tout ça te permet de mieux comprendre les logiques économiques derrière la presse food actuelle et t’inspire peut-être des modèles pour faire autrement.

En juin 2020, au sortir du confinement, ce sont donc 67 tipeurs qui ont soutenu cette newsletter pour un montant total de 605 euros. Parmi elleux, 51 donnent de manière récurrente, tous les mois, en moyenne 6 euros. Parmi les petit·e·s nouveaux·lles, il y a Zazie, Maurine, Pierrine, Valérie et Julien. Les autres, 16 personnes dernièrement, ont participé à Mordant à hauteur de 17 euros en moyenne. Ce mois-ci, j’ai ainsi pu compter sur l’aide de Laurane, Arnaud, Léo, Stéphane, Julie, Manon, Élodie, Ariane, Sarah, Selena, Vanessa, Edith, Catherine, Johnen, Laura et Christine. Bon sang, merci. Ça compte si fort.

 
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • Cette fameuse bande de copains — celle qui s’attable ensemble devant un plat de carbonara géant — est derrière Liesse, un lieu de réjouissances culinaires collectives, comptoir alsacien aujourd’hui et table à inventer demain. Je t’en parle bientôt plus longuement, le temps de les laisser s’installer dans leur nouveau chez-eux. Mais ça y est, c’est ouvert, et c’est à Saint-Gilles que ça se passe.
  • L’autrice Taous Merakchi, alias Jack Parker, interrogeait il y a peu ses followers sur les scènes culinaires issues de films, romans ou séries qui les obsèdent. Parmi les réponses, les banquets d’Harry Potter, la bouffe dans les Ghibli, le cheesecake de Friends ou encore les ram-don du film Parasite. Personnellement, c’est encore et toujours cette scène de Tampopo
  • Un autre Twitto s’est lancé le défi de cuisiner un repas babylonien. Au menu : ragoût d’agneau, tuh’u, crumble de poireaux et oignons jeunes sautés et soupe de sang de mouton. Toutes les recettes proviennent du recueil académique Ancient Mesopotamia Speaks.
  • Durant mes études, j’ai suivi un cours sur les légendes urbaines. J’ai appris qu’elles étaient toutes construites de la même façon : un danger mortel qui surgit dans un lieu inattendu. C’est le cas du « Pizzagate », une rumeur qui a pris des proportions dramatiques au départ d’une pizzeria, et qui connait une seconde vie à travers Tik Tok.
  • J’ai découvert le concept de « pique-nique militant » dans l’un des derniers épisodes de « Bouffons », et autant te dire que ça m'a beaucoup, beaucoup plu. C’est aussi l’occasion d’entendre la géographe Francine Barthes Deloizy parler du seul et unique colloque sur les pique-niques qui ait jamais existé. Forcément, ça m’a fait repenser à Sauvages, des soirées cheese & wine organisées dans un lieu tenu secret jusqu’à la dernière minute — et qui me manquent.
  • La boulangerie parisienne Circus Bakery a annoncé fermer son compte Instagram, et que ça fasse évènement en dit beaucoup sur l’obligation supposée d’être sur les réseaux sociaux pour mener un projet de bouffe. 
  • Thomas Wyngaard, l’obsédé du café derrière Ok Coffee Tips, reprend ses coffee tours à Bruxelles : des visites guidées du centre-ville — et bientôt plus —axées sur la découverte du café de spécialité. On en parlait notamment dans cet épisode de « Mordant Téléphone Maison ».
  • Le « beer writer » Eoghan Walsh raconte sa première rencontre avec la bière emblématique de la Brasserie de la Senne, il y a dix ans de cela — parce qu’il y a un « avant » et un « après » la Zinnebir. Il vient également de lancer un podcast où ses invités se racontent à travers leur bar préféré, et propose régulièrement des visites houblonnées de Bruxelles.

Deux semaines sans t'écrire, c’est long. Assez en tout cas pour me rappeler combien il y a de choses à vivre, à analyser, à raconter à travers la bouffe, et à quel point Mordant est un projet auquel je tiens. Pour intégrer aussi qu’il doit prendre des vacances, puisque cet été, il me faut travailler à d’autres histoires : un livre, ça, tu le sais, mais aussi un (presque) nouveau podcast. Je t’en dis bientôt plus. En juillet et août, tu recevras donc cette lettre une semaine sur deux — mais tu peux continuer à m’écrire dès qu’il t’en prend l’envie. N’hésite pas non plus à partager la newsletter sur les réseaux sociaux, à la transférer, et même à inviter d’autres à nous rejoindre à table, via ce formulaire. Mais la manière la plus concrète de soutenir Mordant reste encore de contribuer à son « bocal à pourboires » virtuel, juste une fois ou tous les mois. Merci, merci, merci.

À très vite,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

Pour toute question ou proposition de collaboration, envoie-moi un e-mail.
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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium

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