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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Bouillant. Le macadam colle et ondule comme les cheveux sur ma nuque. Je découpe de la pastèque que je ponctionne du frigo toute la matinée. Je bois du jus de pomme dilué. J’ai faim à 15 heures. J’ouvre les rideaux une fois le soleil couché. Je ne bois presque plus de café, mais je ne dors pourtant pas la nuit.

C’est partout pareil, mais pour moi, c’est à Bruxelles que ça tape. Cette semaine, je te parle donc de ma ville à travers trois projets ambulants ou temporaires en plein air. Je te refile aussi une recette de famille de tortilla, et puis de gazpacho tant qu’on y est, une playlist deux étoiles et une histoire de fermiers-influenceurs. Je te présente également Marine, une designer textile bruxelloise qui aime jouer avec la bouffe. C’est Mordant, parfum été.

 
 
Tacos pour tous
 
J’ai enfin rencontré Selene la semaine dernière, à la terrasse d’un café de quartier encore fermé. Ensuite, je ne sais plus, c’est flou — mais j’ai pris des notes. On a beaucoup parlé, sans s’arrêter, et j’ai eu cette petite chaleur dans le cœur, tu sais, quand tu réalises que tu viens de croiser quelqu’un qui va rester. Ça vibre et ça sourit, ça se comprend. Il faut que je te les présente, elle et Palomita.

À 35 ans, Selene Ruiz est la cheffe et propriétaire d’
El Taco Mobil, un foodtruck qui sert des tacos à même le bitume, sur des tables recouvertes de nappes à fleurs. Elle est petite, comme moi, Mexicaine, débarquée il y a près de dix ans avec un visa d’étudiante en Belgique, où elle a fini par s’installer définitivement. La réputation de son camion vert, « Palomita », la précède : on y cuisinerait les meilleurs tacos de Bruxelles, du pays même. La hype d’un véhicule qui enfume, tu sais, ça va, ça vient — mais la cuisine, ça reste. Pour Selene, c'est un métier, autant qu'une manière de se sentir proche de ses parents, restés au pays. Un antidépresseur. Pourtant, « au Mexique, la cuisine, ce n’est pas quelque chose qu’on étudie. Ma grand-mère, par exemple, était cuisinière — mais elle galérait. Après elle, ma mère a tout fait pour être professeur. Forcément, il fallait que je fasse des études », me raconte-t-elle. Mais la faillite de l’entreprise qui l’employait a marqué un tournant et avec trois fois rien, El Taco Mobil est né. « Mon rêve, ce n’était pas d’avoir un foodtruck, mais de cuisiner mexicain ». C'est que sans investisseurs, sans capital, sans atelier de production, ouvrir un restaurant était inenvisageable. Mais elle a beau décrire son camion comme un « vaisseau bordélique », chez Selene et Olivier, son mari, « on ne rogne pas sur la bouffe » : la viande vient de fermes familiales via Coprosain et les légumes de chez Alimentation Géniale. Mexicain, bon, frais et accessible, c’était ça l’idée.

 
 
El Taco Mobil s’arrête le jeudi sur le Carré de Moscou, à Saint-Gilles, entre une caravane qui sert du maffé et un comptoir de la mer, et propose trois tacos différents — de petites galettes de maïs souples garnies, à déguster avec les doigts. Selene te demandera toujours si tu les veux épicées, mais entre nous, il n’y a pas d’autre manière de les manger. Une fois l’assiette devant toi, c’est le moment de la révérence : la tortilla pliée, tu penches la tête pour éviter que la garniture à base d’oignons, de légumes, de salsa et éventuellement de viande ne s’échappe. Inévitablement, tu cherches ensuite des yeux les serviettes, parce que tu en as plein les mains, et puis le nez qui coule aussi. Des tacos comme là-bas, je te dis — mais ici.

El Taco Mobil
Place Marie Jourdan, St-Gilles (le jeudi) et plage Flagey, Ixelles (le dimanche)

 
Antidote éphémère

Certains lieux sont voués à disparaître et le savoir d’avance ne change rien au vide qu’ils finiront par laisser. Surtout que le vide, c’est ce qu’on a voulu que le Studio CityGate remplisse — un temps du moins. À Bruxelles, à la lisière de la zone industrielle d’Anderlecht, c’est là qu’est plantée l’une des plus grandes occupations temporaires de la ville, un projet alternatif au sein d'un bâtiment qu’on réhabilitera ou rasera, dans un futur proche. Et il faut le voir, celui-ci : derrière le mur de brique percé, une immense cour avec un potager collectif, un skatepark béton, des salles de répétition, plusieurs ateliers occupés par des créatifs et pour cimenter le tout, Antidote, une cantina libre et instinctive. Dedans, ça parle chaud et vite, parce qu’on ne te raconte ni ne te sert de salades. Ce soir-là, c’était un gazpacho frais, juste, mais au menu, il y a toujours de grosses tartines et des pasta. Le genre d’endroit où tu reviens encore, et encore, pour la bouffe autant que pour l’énergie qui habite ces vieux murs.

Antidote
1A rue de la petite île, Anderlecht

 
 
Bruxelles, Berlin

Bruxelles, je l’aime, mais c’est des parcs ou du béton. À la rigueur une forêt, mais l’eau claire, la baignade, sont impossibles, inexistantes. C’est idiot, quand on y réfléchit : Bruxelles était un marais avant de s’appeler ville. Alors tu penses, je les ai vus arriver de loin, la petite guinguette en bord de canal et son ponton éclaboussures comprises. Avec son paysage industriel décomplexé, elle te téléporte dans un Berlin joyeux et vivant en un plongeon insouciant. Mais le Hangar du Kanaal lui non plus ne durera pas — un an, c’est tout. En attendant, ses 4 000 m² abritent notamment un minuscule café, celui de la guinguette La Mouette, où l’on retrouve les créations de la brasserie La Jungle : des bières de soif, brassées sur place, avec des ingrédients exclusivement européens. Les pieds dans l’eau, c’est la Saison du Kanaal qui se fait une place entre tes mains, et probablement déjà aussi un peu dans ton cœur. Clic, clac. C’est ça, les souvenirs d’été.

La Mouette (Hangar du Kanaal)
10 digue du canal, Anderlecht

 
Narine, kebab et pop food

Elle s’appelle Marine Frossard Razafy, alias Studio Narine, et elle brode des emballages de kebab, transforme des pétales de soie en bœuf mariné et capture les textures de ses voyages culinaires. Et le hasard fait terriblement bien les choses, puisque son collectif de recherche textile Macocoï a installé ses quartiers au Studio CityGate, dont je te parlais plus haut. Intriguée par la curiosité artistique dont elle fait preuve pour la bouffe populaire, je lui ai posé quelques questions à l’occasion de cette nouvelle incision (presque) mensuelle avec un·e artiste visuel·le de l’alimentation. 
 
Qui es-tu, Marine ?
Je suis designer textile, basée à Bruxelles, et je développe en parallèle un travail artistique autour de l’univers de la nourriture populaire à travers de la photo, du set design, de l'illustration, de la création de packaging… Je crois que j'ai toujours eu une fascination pour l’imagerie alimentaire. Je suis obsédée depuis toute petite par les photos de livres de cuisine, je pouvais passer des heures à en feuilleter les pages. Je crois que c’était l’abondance qui me séduisait le plus : tous ces beaux plats qui s'offrent à toi, toujours là, quoi qu’il arrive. Personne ne risque de les manger — ils sont figés par le papier.

Qu’est-ce qui t’intéresse, visuellement, dans la bouffe ?
Toute l'esthétique que l’on construit autour : les lieux où l’on mange, les typographies et photos des menus, les packagings, les couleurs, les assiettes, les couverts — plus que ce qui se passe dans l’assiette. Je peux passer des heures à déambuler dans les rayons de supermarchés, le must étant les supermarchés étrangers. C’est comme découvrir un monde où tout est possible, et souvent osé. Tout est permis pour donner envie. Ce qui me touche, c’est l’abondance, le kitsch, le trop-plein.

J’ai découvert ton travail à travers ton « Kebab Project ». Tu me racontes ?

« The Kebab Project » est mon projet de diplôme de master en design textile. J'étais « déchirée » entre mes deux passions : le textile et l’univers de la nourriture populaire, et je ne savais pas comment lier les deux. Et puis ça a fait « tilt » dans ma tête : pourquoi ne pas travailler sur un univers qui faisait battre mon coeur, celui du kebab ? Parce que oui, pour moi, le kebab est magnifique : il a un grand potentiel de poésie, de beauté, si on s’attarde une minute sur ses détails. Il était question de travailler autour du sandwich et aussi de tout l’univers qui l'entoure : le set de table, le papier alu, la serviette. J’ai réinterprété par un travail de tissage, de broderie, de plissage japonais, de teinture et de shiboris les éléments autour de ce sandwich iconique. 

©Christophe Bustin/Marine Frossard Razafy
 
Comment rapproches-tu exactement design textile et alimentation ?
Ces deux univers peuvent paraître diamétralement opposés mais pour moi, ils se ressemblent dans leur sensibilité, dans les émotions que tous deux peuvent susciter. Comme le textile, la nourriture a le pouvoir de rassurer, de réconforter, et est souvent associée à des souvenirs forts : l’odeur d’un gâteau au chocolat un mercredi après-midi, un drap de lit motif nuage tout doux dans lequel tu faisais de beaux rêves enfant. Au delà de ça, l'univers alimentaire a toujours été une source d’inspiration, tant au niveau des matières, des couleurs que des formes.
 
Qu’est-ce qui te parle, dans ces liens entre bouffe et culture(s) populaire(s) ?
Ce qui me parle c’est l’authenticité de l’esthétique de la nourriture populaire. Souvent jugée de mauvais goût ou désuète, elle a une forte identité qui dépasse les tendances. Je suis fatiguée de ces salades de quinoa sur Instagram ou de ces nouveaux cafés minimalistes. Ça manque d’âme. Qui y’a t-il de plus vrai et de plus beau qu’une belle assiette bien servie de stoemp-saucisse ou qu’un café PMU, avec ses rideaux en dentelle et son mobilier tout droit sorti des années 70 ? Qu’un menu de kebab, avec ses photos de frites et de sandwichs, et ses typos aux couleurs saturées ?
Je suis aussi très intéressée par les problématiques sociétales qui se cachent derrière l’identité d’un plat, d’un lieu de restauration, d’un packaging… On sera par exemple choqué de manger un kebab à 10 euros dans un snack de quartier, mais si on va à Paris dans l'un de ces nouveaux kebabs de luxe à l'esthétique léchée ouvert par des hommes blancs privilégiés, on ne se pose pas la question. Au-delà de la problématique de la qualité des produits qui est bien sûr essentielle, j’aimerais qu’on se pose la question de l’accessibilité et de la réappropriation de la nourriture. On peut retrouver toutes les problématiques de classe, de racisme et de sexisme rien que par l’observation d’un univers que l’on construit autour d’un plat.
 
Tournée de tortilla
 
Même son nom me rend sombre : la « pomme de terre ». Un tubercule sans grâce, sans couleur, sans beaucoup de saveurs, dans la plupart des cas. Longtemps, elle n’a pas eu droit de cité dans ma cuisine. Mais ça, c’était avant, avant le Comptoir de la Patate dont je te parlais ici, et avant la tortilla Alvarez. Elle porte le nom de famille évocateur d’Arth, qui a cofondé Smala Cooking, un service traiteur qui met un point d’honneur à travailler avec des produits locaux. D’ailleurs, depuis un an et demi, Arth, Anaïs et la maraîchère Zofia occupent et cultivent une parcelle en bordure de Bruxelles. Il y a quelques semaines, je t’avais déjà dressé le tableau : des légumes en pagaille, un jardin d’herbes à tisane et une guinguette où l’on enlève ses chaussures tant on s’y sent bien. Et puis il faut que j’ajoute désormais : de la tortilla. Ferme, mais tendre, généreuse et pourtant pas grasse. Une tortilla qui met tous les copains d’accord, et dont la légèreté se cache dans le fait qu’elle n’est pas cuite à l’huile et à la poêle, mais bien au four. Je te glisse la recette pour un grand pique-nique ici, avec les compliments de la famille Alvarez.
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • J’ai longtemps méprisé les aubergines, que je trouvais aussi spongieuses qu’ennuyeuses. La réalité, comme souvent, c’est que c’est un mets délicat et plus difficile à cuisiner qu’il n’y paraît, qui mérite qu’on le traite comme il se doit — comme dans cet article du Washington Post, qui liste une série de conseils pour bien choisir et préparer ses aubergines.
  • Après le gazpacho parfait d’Antidote, j’ai cherché une recette qui soit au moins aussi fraîche et concentrée en saveurs. Je l’ai trouvée, et elle est signée Samin Nosrat.
  • Les sons, le silence et la musique commencent à se faire une place dans l’expérience culinaire. Le chef Kobe Desramault l’a bien compris : il publie régulièrement ses inspirations musicales et les disques qui tournent dans son restaurant Chambre Séparée. 102 heures de jazz, de krautrock et d’electro — souvent Belges — sont déjà compilées dans cette playlist Spotify.
  • Le média féministe de la RTBF, Les Grenades, a pris ses quartiers d'été sur La Première, pour diffuser récemment une heure d'échanges entre deux femmes du vin que j’admire, les sommelières Sandrine Goeyvaerts et Barbara Hoornaert. « Le vin a-t-il un genre ? », ça s’écoute ici.
  • L’excellente et très persistante photojournaliste belge Virginie Nguyen Hoang vient de publier un long reportage sur l’huile de palme de Bornéo.
  • Tu retrouveras Selene Ruiz, mais aussi les cheffes Pauline Lamberger et Simona El Harar, ainsi que l’entrepreneure culinaire Sandrine Vasselin Kabonga dans le prochain numéro du magazine Îlot, pour lequel on a discuté du pouvoir émotionnel des épices.
  • Du grain à moudre sur la place des chef·fe·s dans le monde culinaire avec cet article du New York Times au titre univoque : « Le crépuscule du chef impérial ».
  • Les fermiers sont-ils les prochains influenceurs ? Alors que les producteurs locaux intéressent de plus en plus les médias, ce papier du New York Times sur un néo-éleveur Youtubeur est plutôt perturbant.
  • Le festival multidisciplinaire qui fait la part belle aux musiques électroniques, Horst, n’aura pas lieu. L’évènement se transforme à la place et jusqu’au 22 août en une série de diners alternatifs baptisée « Almost Together ». Au menu, assiettes indiennes et libanaises à partager, ambiance soignée et DJs dans un bâtiment militaire désaffecté.
  • He dit it again. Le chef Tunde Wey propose à la vente du sel à 100 dollars la boîte, dans la lignée de ses précédents projets de « réparation », pour lesquels il invite les personnes blanches à ouvrir leur portefeuille.
  • Une dernière histoire qui file la pêche : celle des jeunes apprentis apiculteurs de la Banane, un quartier du XXème à Paris, racontée sur le site de VICE.

J’ai terminé la pastèque et la nuit est tombée, puis une autre chaude journée a débuté. Je me rappelle alors que Mordant est né il y a plus de huit mois de ça, un automne qui allait tout changer. Le temps passe et j’aime ces lettres plus que tout : t’écrire dans cette époque fait tout son sens, et recevoir tes e-mails, tes recommandations et tes conseils est précieux — alors n’hésite pas. Tu peux aussi parler de cette newsletter autour de toi, sur les réseaux sociaux ou en partageant le formulaire d’abonnement. D’ailleurs, si tu ne t’es pas encore inscrit·e, c’est le moment. Mais la manière la plus concrète et pérenne de soutenir Mordant reste encore de participer au bocal à pourboires, une fois ou mieux, en s'engageant pour une somme tous les mois.

À très vite,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium