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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Je tire sur la corde, sur la nappe, comme pour retenir un pan d’été. La fenêtre estivale n’en aura pas été une, ou justement si, un paysage idyllique qu’on regarde de loin comme pétrifié·e. Il n’y a pas eu de parenthèse enchantée, mais il y a eu les cerises, les abricots, les pêches, la pastèque, les tomates, les aubergines et encore les figues, qui sont mon « nagori » — « l’empreinte des vagues ». J’ai la nostalgie de l’été qu’on n’a pas vécu, tu y crois, ça ?

Cette semaine, je te parle de vignes, de vin et de biodynamie, de Nadia Sammut, d’une table d’hôte hors du temps, de tarte salée, de Miyazaki et de surimi. Ça a la forme d’une carte postale
et ça pourrait en être une, d’ailleurs. C’est Mordant, 38ème du nom.

 
 
Disclaimer
 
Je n’aime pas les évènements de presse. Il faut nous y voir, nous les journalistes, nous asseoir sagement, hommes et femmes-sandwich toujours plus redevables à chaque bouchée gratuite avalée. Je ne réponds presque jamais aux invitations de voyage, parce que je n’y sers à rien. Je n’ai pas de pages déco, de rubrique conso, de moodboard mode à troquer, et je n’y apprends la plupart du temps que des roublardises marketées. Je suis allée une fois en Espagne rendre compte des avancées inclusives d’un festival et une fois en Israël, pour enquêter en souterrain sur la scène musicale alternative de Tel Aviv tout en rendant compte du contexte tendu de l’organisation de l’Eurovision 2019. J’accepte quand je sais que je pourrai y lever une bonne histoire, de la matière à raconter — et que je n’ai pas les moyens de m’y rendre autrement.

À la liste de ces invitations presse auxquelles j’ai répondu, il faut désormais ajouter ces quatre jours à toute berzingue à la découverte des vins de l'
AOC Côtes du Rhône, dont l’association était mon hôte cette fois. Ça, je te le dis, et je te le dirai toujours, parce que je n’ai rien à te vendre — et puis pour tout ça, aussi. Je me suis rendue dans ce Sud-là parce qu’un jour, une sommelière m’a dit que pour comprendre le vin, il fallait goûter beaucoup et rencontrer encore plus. Et c’est ce que j’ai fait.

 
C'est quoi une AOP/AOC ?

Ce sont ces drôles de références géographiques qui criblent autant que possible nos bouteilles — et pour cause, une « appellation d’origine protégée » est notamment un argument marketing. Une AOP, c'est un label européen qu’on accole à des cuvées provenant d'une zone géographique précise et jugée unique. Dans la théorie, c'est donc une question de terroir, dont on veut souligner la typicité, et de qualité. Dans la pratique, c’est aussi une question politique et économique : il faut avoir le pouvoir de valoriser sa région, et posséder certaines appellations, comme celle de Châteauneuf-du-Pape, permet aussi de vendre des vins plus chers. La fameuse « appellation d’origine contrôlée » (AOC) dont on entend encore beaucoup parler en France est le terme d’étiquetage traditionnel. Les fromages, les jambons, les saucissons, les olives, les fruits, les légumes et même la nourriture pour bétail sont aussi soumis aux AOP. 

Vins magiques

Si j’avais bien saisi ce qu’était un vin bio, c’est-à-dire répondant au cahier des charges de l’agriculture biologique, et un vin naturel, sans intrants chimiques de la vigne à la bouteille — même si c’est légèrement plus compliqué que ça —, la biodynamie appliquée à la viticulture restait pour moi un mystère teinté d’ésotérisme. C’est toujours un peu le cas, mais j’ai désormais compris que c’était le propre de cette pratique, née il y a un siècle à l’occasion d'une conférence de l'occultiste autrichien Rudolf Steiner. La méthode Steiner, de loin, ça ressemble à une forme de pensée magique : un peu de poudre de perlimpinpin balancée sur les vignes et un travail dicté par les rythmes lunaires.
 
 
Les ténèbres se sont un peu écartés pour moi quand j’ai rencontré Jean-Frédéric Bistagne. C’est un vigneron costaud, bourru les premiers mots, et de moins en moins au fur et à mesure que s’alignent ses bouteilles et se déballe la fougasse. Les vignes de son domaine, Les Maravilhas, sont cultivées sur d’anciennes garrigues selon les principes de l’agriculture biologique depuis toujours, et en biodynamie depuis la moitié des années 90. La plupart de ses vins sont des cuvées d’appellation Côtes du Rhône auxquelles il n’ajoute rien, si ce n’est un poil de sulfites pour stabiliser le tout — 30 mg/l maximum. Dans la petite parcelle face à sa maison, deux cépages s’entremêlent jusqu’à la confusion. Il n’y a que Jean-Frédéric Bistagne qui les reconnaît en tâtant la pellicule des raisins, puis en fourrant un grain entre ses dents. L’assemblage, c’est cette pratique qui consiste à mélanger des jus en fermentation qui proviennent de différentes parcelles et/ou cépages. Ça me fascine qu’il puisse aussi avoir lieu à la racine du vin, sous terre. Je suis vite tombée pour son Pradau, un assemblage de grenache blanc et bourboulenc — un cépage indigène en voie de disparition —, mais c’est ce qu’il m’a dit de sa manière de travailler qui m’a passionnée.
« La biodynamie, c’est une méthode de travail et un mode de pensée. Notre manière de travailler est très pragmatique et empirique : c’est l’observation du comportement de la vigne qui va nous faire adapter nos traitements et nos méthodes. On est dans l’esprit de la médecine chinoise, c’est-à-dire qu’on se focalise sur la prévention. C’est ce qui nous distingue des agriculteurs en conventionnel, qui peuvent se reposer sur le traitement, les produits. De notre côté, on estime que la maladie est une réponse au déséquilibre de la plante dans son environnement. Tout le but est alors de retrouver cet équilibre ».
Concrètement, Jean-Frédéric ne pulvérise ses vignes qu’avec des produits naturels. Pas pour les traiter, mais pour les « dynamiser ». Les méthodes et les préparations — bouse de corne, silice, tisanes et argiles — utilisées sont d’ailleurs parfois sources d’interrogations, voire de moqueries chez les autres vignerons. Mais c’est un autre pan de la culture biodynamique qui est le plus clivant. Le viticulteur m’explique : « On travaille avec les calendriers lunaires, les plus importants étant ceux de lune montante et descendante. En fonction de sa position dans l’horizon, elle a un effet plus ou moins important sur la surface terrestre. Le calendrier sidéral, celui de la lune avec les autres constellations, c’est celui des jours : fleur, fruit, racine et feuille. Ces jours correspondent en astrologie aux signes d'air, de feu, de terre et d'eau, qui ont été appliqués à l’agriculture. Et tout ça, encore une fois, c’est vraiment de l’observation : qu’un jour fleur, le travail soit plus adapté sur la partie aérienne de la plante, c’est issu de centaines, voire de milliers d’années de travail de la terre ».
 
 
En lisant ceci, tu souris peut-être, pas vraiment convaincu·e qu’une quille doit avoir une bonne étoile. Mais je crois que ça remue quelque chose en moi. Peut-être que c’est toute cette eau dont nous sommes constitué·e·s, la terre et les humains, et qui va et vient au gré des marées, attirées par la lune. Alors pourquoi pas le jus du raisin ? Pourquoi pas le vin ?

Domaine des Maravilhas
5 impasse du château d’eau, St-Laurent des Arbres

 
Balayer la table
 
L’un de ces soirs dans le Sud, Nadia Sammut a débarqué avec des tomates, ses gastros et son air tranquille pour un dîner au bord de l’eau. À l’annonce de son nom, j’ai vu quelques regards s’éclairer. Je ne savais pas qui était cette cheffe toutes dents dehors, comme constamment sur un nuage. En me glissant en cuisine, j’ai découvert que rien n’était brusque chez Nadia, ni ses gestes ni ses mots. Mais que tout était étonnant. Son histoire d’abord, celle d’une chimiste de formation accessoirement fille de la cheffe étoilée Reine Sammut, alitée deux ans des conséquences de sa maladie cœliaque et qui en se relevant, balaye la table. Son travail en cuisine ensuite, derrière lequel tout le monde à l’auberge La Fenière s’est aligné, et qui se concentre désormais sur le sans gluten ni lactose. Nadia a fondé son propre moulin, transforme des semences locales en assemblages de farines équilibrés, et joue avec la production de sérotonine favorisée par les fermentations et les pois chiche qu’elle fait planter dans la région. Elle parle, enthousiaste, d’« ensemencement idéologique » et d’entreprises vertueuses, parce que Nadia Sammut chamboule tout sur son passage : des agriculteurs et d'autres producteurs, qui militent désormais eux aussi pour une alimentation « pérenne, engagée et engageante ».
 
 
Durant le confinement, elle leur a bien rendu la pareille, aux producteurs du coin. Puisqu’il le fallait, elle a passé son agrément à toute vitesse et s’est attelée à mettre en conserve leurs produits voués à pourrir en cagette, faute d’acheteurs. Nadia raconte tout ça en faisant passer une assiette de figues de son jardin arrosées d’huile d’olive locale.  Elle est spontanée, mais ses mots sont précis : « Tout peut être très raisonné, raisonnable et responsable », « C’est d’utilité publique », « Aujourd’hui, on ne peut pas être simplement consommateur quand on en a besoin ». Je suis impressionnée par sa vision globale, transversale de l’alimentation : elle parle d’agriculture ultra-locale, de finance équitable et de théâtre culinaire avec la même emphase mesurée, le même soin accordé aux choses terrestres comme abstraites. J’ai rencontré Nadia Sammut à l’aube de ses quarante ans. Quarante ans, c’est un bon âge pour contribuer à changer la face de la cuisine.

« Construire un monde au goût meilleur » de Nadia Sammut et Paule Masson sortira le 21 octobre chez Actes Sud.

Hôtel Auberge La Fenière
Route de Lourmarin, Cadenet

 
L’air est doux ce soir
 
Je suis peut-être sentimentale, mais ça fait comme une éclaboussure brillante dans un ciel d’été, une soirée comme celle-là : un tête-à-tête qui s’étire, long et bon, devant des petites assiettes empilées. Le lieu, tu me demandes ? Une serre perchée tout au bout de Bruxelles, à l’Usine, une ancienne manufacture de petite maroquinerie transformée en ateliers d’artistes et espace de résidence. Le diner, lui, était signé Amakara — « sucré salé », en japonais. Il paraît que c'est aussi le titre d’une revue culinaire nippone des années 50 aux couvertures intemporelles. Depuis le début de l’été, c’est surtout une table d’hôte démocratique imaginée par une cheffe japonaise en transition, Mariko.

Ce que j’aime dans ces dîners ponctuels, éphémères, c’est la liberté qui les habite : celle de prendre son temps, d’expérimenter, de se planter aussi, à condition que ce soit fait avec honnêteté. Puis sans restaurant bétonné, pas de codes figés, pas de place assignée. Alors après les otsumami — des racines de lotus rôties, des concombres au natto et des edamame pour accompagner le premier verre —, on se lève sans gêne de table pour aller prendre l’air dans le potager de l’Usine. On a le droit de toucher, de sentir, de rire. La suite, c’est une large assiette, une aubergine et du porc confit, du natto encore je crois, des petits trésors déposés çà et là qu’on goûte avec curiosité, une cuisine familiale d’inspiration japonaise et de saison, qu’on arrose ensuite de saké en se disant que décidément, l’air est doux ce soir.

Amakara
40 rue du Doyenné, Uccle
Prochaines tables d’hôte les 18 et 25 septembre.
20 euros, hors boissons, otsumami et dessert.

 
 
Doux et piquant
 
Ma saison préférée, ce n'est pas l’été — ma saison préférée, c’est celle des figues. Avec leur gueule suave de plante carnivore, j’ai cuisiné une tarte salée aux oignons caramélisés, comme dans ce pas-à-pas. J’ai remplacé le stilton par un fromage de chèvre demi-sec acheté au marché de Gordes, parce qu’on fait avec ce qu’on a, et puis le romarin par du thym, comme ces personnes dans les sections de commentaires qui malmènent des recettes originales. C’était doux et un peu piquant, réconfortant. La tarte de la rentrée.
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • L’excellente Zazie Tavitian (« Casseroles », « À la recherche de Jeanne ») a sorti cet été cinq nouveaux épisodes de son podcast « Sous la robe », à la rencontre des vignerons de la Vallée du Rhône.
  • Des semaines que j’ai envie de cuisiner les cookies extra larges « comme chez Levain Bakery » de Lola Piette.
  • En attendant, la journaliste Audrey Vanbrabant interviewe dans le podcast « Notes pour demain » Aude Piette, la sœur de Lola, sur les bases à jeter pour un futur de la restauration plus respectueux de tous·tes.
  • La conserverie sucrée Pipaillon propose, en collaboration avec Lily’s Granola, une confiture figues et thym dont tous les bénéfices iront à l’ONG Impact Lebanon, qui œuvre à la reconstruction de Beirut.
  • Un aromaticien belge répond à « neuf questions que vous vous êtes toujours posé sur le surimi » pour VICE, et j’ai mal à mon bâtonnet de crabe.
  • L’impact du studio Ghibli sur la sous-culture des anime de bouffe est racontée dans cet article de Serious Eats.
  • Le MOFAD, le Museum of Food and Drink de New York, partage pour la deuxième fois une série de magazines culinaires qui publient une réelle diversité de voix : Dill, Put A Egg On It, Jarry, Dinner Bell, Gastronomica, Cherry Bombe, Ambrosia, The Wine Zine, Peddler Journal et Kitchen Toke. Et maintenant, on prend exemple.
  • La sortie de l'infiltration « Flic » aux éditions Goutte d’Or est l’occasion de rappeler celle de « Steak Machine » en 2017, un livre-enquête écrit « de l’intérieur » sur le milieu des abattoirs français.
  • Je fais aussi ma rentrée, dans Soir Première cette fois, où je causerai désormais bouffe et société tous les quinze jours — une chronique récurrente inspirée de Mordant. Pour notre premier face-à-face, le journaliste Arnaud Ruyssen m'a raconté l'œuf de sa vie, pendant que j'essayais de comprendre pourquoi et comment un plat devient une signature.

Mordant me manque — t’écrire me manque. Je te l’ai glissé entre les lignes de cette correspondance qui s’est faite plus rare, mais j’ai passé cet été à confectionner un projet sonore que j’ai hâte de te faire écouter. L’alimentation et les questions de société sont toujours au centre de ce futur podcast, qui sort cet automne. En attendant, le mois qui vient y sera encore consacré. Mordant reprendra donc son rythme hebdomadaire en octobre. J’ai hâte.

Si tu viens tout juste de débarquer, bienvenue. J’espère que cette première lettre t’a tapé droit dans le cœur et que tu t’es abonné·e
. Tu peux lire les précédentes ici, au fait. Puis si tu es là depuis un moment, merci. Comme toujours, j’attends ta réponse, tes mots, tes recommandations, tes réflexions. N’hésite pas aussi à partager Mordant autour de toi, sur les réseaux sociaux, et même en transférant simplement cet e-mail. Mais la meilleure manière de faire vivre cette newsletter, c'est encore de jeter quelques euros dans le bocal à pourboires, une fois ou tous les mois. 


À très vite,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium