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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Vertige. Je me rappelle tendre le cou vers le ciel et buter sur un tunnel de béton et de verre. Je me souviens me dire que tout cela est étrangement familier — après tout, New York fait partie de notre imaginaire collectif —, tout en étant écrasée par le gigantisme décomplexé de la ville. J’ai, imprimé sur ma rétine et mon palais, le menu de notre restaurant préféré de Chinatown, la pâleur des néons du deli à la nuit tombée, le faste du restaurant de Grand Central un soir de Noël, une bière en bordure de stade avant de voir se rentrer dedans deux équipes de hockey, du poulet frit englouti dans un canapé à Pittsburgh, les boulettes de mac' and cheese de la station-service, du homard dans le Vermont, des sushis pour soigner la gueule de bois, les popcorns au beurre du cinéma.

J’aime les États-Unis depuis que j’y ai mis les pieds, territoire hostile et aimant et tordu et simpliste et engagé et beau et laid. Tu sais, j’ai parfois l’impression de vivre avec lui une relation longue distance — des contacts quotidiens, des étreintes ponctuelles et une attirance qui relève autant de la fascination que de l’alchimie. Ce mois-ci, je devais être sur les routes américaines. Mais nous ne sommes pas la seule relation à distance contrariée par le Covid-19. À la place, je te propose une « spéciale USA », dans laquelle je te parle de frigos d’électeurs, de bouffe de fast-food, de haricots en boîte et de nourrir les bureaux de vote. Je dépose aussi une recette de cinnamon rolls comme là-bas, en guise de gâteau d'anniversaire. C’est bien ça, Mordant a un an.

 
 
Frigos politiques
 
Un bidon de trois litres de yoghurt à la fraise ? Trump. Du miso ? Biden, évidemment. Un impressionnant pot de moutarde ? Du Trump tout craché. Une boîte de 60 œufs ? Trump aussi — perdu, c’était Biden. Deviner à quel·le supporter de l’un ou l’autre candidat appartient tel ou tel frigo, c’est le jeu en apparence innocent que proposait la semaine dernière le New York Times. L’exercice est étrange, un brin voyeur, avec la sensation persistante de juger une personne sur la marque de sa bagnole. Sur les photos des frigos d’électeur·rice·s, je cherche des indices. Le plus dur, ce sont les frigidaires vides : simple ascèse, minimalisme ou symbole d’un pays où certaines familles crèvent la dalle ? À l’heure de la pandémie, un foyer américain sur huit n'a pas les moyens de manger à sa faim, et cet autre papier interactif du New York Times illustre à quoi cela ressemble, concrètement. Sans surprise, certaines initiatives se sont mises à distribuer de la nourriture aux abords des bureaux de vote, dans l’espoir d'encourager leurs compatriotes à faire entendre leur voix.

Deviner une tendance politique dans un frigo est évidemment une science un peu hasardeuse — mais pas totalement invraisemblable. Dans le cas du sondage du New York Times, seuls 52% des répondant·e·s ont visé juste. « Le score actuel suggère qu’on ne peut pas identifier les orientations politiques des gens avec plus de certitude en ouvrant leur frigo qu’en jouant à pile ou face », écrit le journal. Sauf que l’idée initiale se base sur plusieurs études, dont
la dernière en date prouve que certaines marques sont bel et bien le reflet d'intentions de vote. Les supporters de Joe Biden auraient ainsi plus de chances d’être les propriétaires d’un berlingot de jus d'orange Minute Maid, et les Trumpistes, d’acheter de la sauce piquante de la marque Pace.

Dans cet autre article, l’autrice et professeure Lynn Vavreck explique comment la fréquence de consommation de cuisine indienne peut refléter la couleur électorale des états-unien·ne·s. La technique de sondage utilisée consiste à interroger de futur·e·s votant·e·s sur des thématiques politiques, mais aussi sur des sujets plus anodins en apparence, comme leurs voyages ou leurs goûts culinaires. Celleux qui expérimentaient d’autres cultures, notamment à travers la cuisine, avaient davantage tendance à soutenir Obama, selon une étude menée en 2008. Douze ans plus tard, les amateurs de cuisine indienne sont parmi les plus grands fans de Bernie Sanders. « Ça fait sens. Les supporters de M. Sanders sont plus jeunes et ont donc davantage de chances de vivre dans des villes étudiantes ou dans de grosses métropoles. Ceci étant dit, la relation persiste même après avoir tenu compte de l’âge, du genre, de l’éducation, de l’idéologie, du fait d’être indépendant ou de l’endroit où vit la personne », analyse Lynn Vavreck. « Bien évidemment, manger indien ne conduit personne à soutenir un·e candidat·e démocrate plutôt qu’un·e autre — ce serait ridicule. D’autant que pour certain·e·s électeur·rice·s, cette cuisine est simplement celle qu’iels consomment traditionnellement chez eux. Mais l’ouverture d’un·e citoyen·ne au monde a un lien avec ses choix politiques, et il s’avère que dîner dans des restaurants qui célèbrent des cultures culinaires moins familières est une manière de mesurer à qui les gens se sentent davantage connectés : à celleux qui les entourent directement ou à un cercle plus étendu et lointain ».

 
 
American Bouffe Story
 
Il y a ce que les Américain·e·s mettent dans leur frigo, et il y a ce que leur président pose sur la table — littéralement. Le 15 janvier 2020, le menu de la Maison blanche était composé de nuggets en pagaille, de pizzas, de sandwiches Wendy’s et de frites en provenance du Burger King le plus proche. Derrière le banquet dressé à l’occasion de la victoire d'une équipe de football universitaire, les Clemson Tigers, un Trump tout sourire. L’image est inédite, mais pas étonnante : le 45ème président des États-Unis aime la junk food et n’hésite pas à le faire régulièrement savoir. Après avoir tourné deux publicités pour Pizza Hut et McDonald’s dans les années 90 en tant qu’homme d’affaires médiatique, c’est à bord d’Air Force One qu’il s'est fait photographier ces quatre dernières années avec sa commande habituelle : deux Big Macs, deux Filet-o-Fishes — qu’il surnomme « Fish Delights » — et un milkshake au chocolat.
 
« Trump, un milliardaire notoire, s’est largement vanté d’avoir payé le banquet de sa poche. On peut pourtant rêver qu’il y ait quelque chose de plus pur dans sa décision de convoquer un festin de drive-in dans les bouquins d’histoire : une tentative, même opportuniste, pour un homme qui aime la restauration rapide de satisfaire ses désirs les plus simples — remplir une salle de bal avec autant de frites et de buns graisseux que l’argent peut en acheter, et plus de burgers qu’un corps peut possiblement en contenir (...). ‘On est sorti et on a ramené de la fast-food américaine, payée par moi-même’, s’est enorgueilli Trump auprès des reporters rassemblés pour le déballage, sous un portrait maussade d’Abraham Lincoln, peint en 1869 par George Peter Alexander Healy et salué par le fils aîné de Lincoln comme la plus belle empreinte jamais capturée de l’homme. ‘Beaucoup d’hamburgers, des tas de pizzas. Trois-cents hamburgers. Beaucoup, beaucoup de frites’ ».
— « The Pure American Banality of Donald Trump’s White House Fast-Food Banquet »
par Helen Rosner, dans
le New Yorker
Il n’y a évidemment pas de mal à crier son amour pour les fast-foods — qu’on soit un nanti ou un·e habitant·e de banlieue où les McDo font parfois office de café du coin. Mais venant d’un homme qui a contribué à creuser les inégalités aux États-Unis comme jamais, notamment par sa mauvaise gestion de la crise sanitaire actuelle, il y a derrière cet étalage de buckets de poulet frit une ironie particulièrement écœurante pour Shorlette Ammons. La plupart des sept tantes de la coordinatrice d’Equity in Food Systems a vécu et travaillé sur des chaînes de transformation de volailles. Des millions de carcasses sont passées entre leurs mains devenues rugueuses avec le temps, ôtant les os mécaniquement et à un rythme effréné, tandis que leur humanité leur semblait chaque jour, elle aussi, un peu plus démembrée. Ajoute à cela le spectre d’un virus qui circulerait particulièrement bien au frais, dans des environnements peu aérés et bondés, et tu obtiens la fin dramatique de l’une des tantes de l’autrice. 
 
 
Sous le règne de Donald J. Trump — et celui de tous les autres présidents américains —, il y a donc celleux qui sont et font la chair de la nation, et ceux qui s’en gavent. « Afin de protéger les profits des entreprises, des travailleurs gagnant 13 à 14 dollars de l’heure ont été jugés ‘essentiels’ par un décret présidentiel ». L’industrie carnivore du pays génère des milliards de dollars de revenus chaque année. Pour Shorlette Ammons, elle devrait donc être à même de payer à ses travailleur·se·s une prime adaptée à la fureur de la pandémie et les dédommager lorsque celleux-ci tombent malades. Elle ajoute :
« Alors que nous constatons le carnage du Covid-19 et son coût terrifiant pour les ouvrier·ère·s des usines de conditionnement alimentaire, il nous faut également reconnaître ceci : la résilience et la détermination des femmes noires ont traversé les champs du Sud, les cuisines des plantations et aujourd’hui, les chaînes d’approvisionnement. (…) Mais à quoi sert la résilience quand elle vous renvoie aux mêmes conditions désespérées au lieu de vous élever ? La motivation de ce quotidien, c’est la douleur, la peur et le risque. Dans ces circonstances, la résilience de mes tantes et des femmes comme elles est clairement, et plus exactement, un dévouement envers leur famille, leur communauté de travailleurs et le lieu qui leur permet de gagner un revenu stable dans une campagne avec peu d’alternatives ; une éthique fière propre au Sud, qui s'enracine dans les petites villes et régions rurales. »
— « My Family Pays the Price for America’s Chicken Dinners »
par Shorlette Ammons,
dans The Bitter Southerner
 
Le faux pas de Goya
 
Si tu n’es pas encore persuadé·e que ton panier de courses relève du choix politique, attends d’entendre l’histoire de Goya. Goya, c’est la plus importante entreprise de produits hispaniques des États-Unis, une sorte de rêve latino-américain pour tous·tes celleux élevé·e·s aux haricots pinto. À chaque vague d’immigration, l'entreprise a ajouté de nouveaux produits à ses différentes gammes et distribué des milliers de tonnes de nourriture pour faire bloc face aux ouragans et à la pandémie. C’est un phare dans la nuit des supermarchés bourrés de conserves Heinz et de bouteilles de ketchup, une lumière chaude qui éclaire quelques étagères d’épices latinas et de frijoles, mais qui finance aussi des compétitions de mariachis et des championnats de football. Sauf qu’en juillet dernier, Robert Unuanue, troisième génération à la tête de Goya, a prononcé le discours qui a coûté à l’entreprise familiale son monopole de sympathie auprès des Latino-américain·e·s.
 
En pleine campagne de réélection de Trump, Unuanue a comparé le candidat à son propre grand-père : « Nous sommes réellement bénis d’avoir un leader comme le président Trump, un bâtisseur », a-t-il déclaré dans le jardin des roses de la Maison blanche. Un coup de couteau — ou plutôt une brique — dans le dos des foyers latinos du pays, qui ont aussitôt juré de ne plus jamais acheter de produits Goya, postant en guise de preuve leurs conserves de salsa à la poubelle. La sénatrice Alexandria Ocasio-Cortez elle-même a sous-entendu qu’elle se fournirait désormais en adobo ailleurs. « Alors qu’Ivanka Trump tweetait son soutien à Goya, une chose était devenue claire : dans un pays polarisé, dans une époque polarisée, acheter des haricots était devenu un acte politique », peut-on lire ici.

Donald Trump a toujours eu une faction plus ou moins loyale de supporters dans les communautés latino-américaines — dont bon nombre en Floride. Et de tels épisodes ont le pouvoir de faire basculer certain·e·s votant·e·s dans le camp républicain ou démocrate. Ce mercredi, alors que les bulletins de vote étaient encore en train d’être comptés, le New York Times a publié une mise à jour de son article sur « l’affaire Goya ». Depuis la sortie d’Unuanue à la Maison blanche, des familles latino ont effectivement cessé d’acheter les produits de l'entreprise, se tournant à la place vers des marques comme La Costeña or Rosarita. D’autres ont estimé que le « buycott » ferait plus de mal à leur communauté qu’au patron de Goya, qui emploie de nombreux immigrés dans ses usines. « Pour chacun de ses amis Facebook ayant annoncé boycotter la marque, Mme Ramirez a acheté pour 10 dollars de produits Goya et en a fait don à une banque alimentaire. ‘You’ve got to put your money where your mouth is [une expression qui signifie qu’il faut joindre les actes à la parole]. Si vous ne le faites pas, vous faites partie du problème’ ».
 
Traduction : kanelbulle
 
Je n’ai pas le bec ni la dent sucrée. Mais je dois bien avouer que ce genre de période me donne envie de me défouler sur de la brioche — « rage baking » comme disent les Américain·e·s. Les cinnamon rolls de Laurie Greco, la moitié de la moitié du studio Bouchée Double, étaient donc providentiels : dodus, dégoulinants de glaçage et très connotés « USA », où l’on en trouve dans tous les coffee shops dignes de ce nom. Laurie m’a gribouillé sa recette sur une feuille de papier, dont elle m’a envoyé une photo, en espérant que ses explications seraient suffisamment claires. Spoiler : elles l’étaient. Parce que sa recette, en plus d’être simple et accessible, est absolument parfaite. La voici.
 
©Mordant
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • Bonne nouvelle : le podcast de Zazie Tavitian « À la recherche de Jeanne » va être adapté en roman graphique chez Calmann-Lévy, sous le coup de crayon de la jeune illustratrice Caroline Peron.
  • Tu te souviens de la chanson du camion de glaces ? Moins sweet qu’il n’y paraît, elle était au cœur d’une récente polémique pour son origine raciste. Du coup, le rappeur du Wu-Tang Clan RZA a décidé d’en composer une toute fraîche.
  • Charolaise, Blonde d’Aquitaine, Limousine, Angus, BBB : dans le dernier numéro de la revue paysanne et citoyenne Tchak, ma collègue et amie Catherine Joie signe une longue et éclairante enquête, illustrée par Gaëlle Henkens, sur les races de bovins qui finissent dans nos assiettes.
  • Au rayon viande animale toujours, des clients d’un supermarché français de Morières-lès-Avignon se sont indignés après avoir trouvé des barquettes d’animaux entiers au rayon frais. Tu leur dis, ou je le fais ?
  • Un vent de révolte souffle dans le groupe Facebook de la section « Cooking » du New York Times, après la suppression d’une publication enjoignant ses membres à voter pour Joe Biden : le mot « vote » s’est ensuite ingénieusement retrouvé dans les photos de plusieurs plats.

Entre le début de l’écriture de cette édition et ces quelques derniers mots, Joe Biden a conforté son avance dans la course à la présidence américaine. D'ici quelques jours, au moins une part significative des Américain·e·s pourrait donc se réveiller en sueur d’un long et pénible cauchemar, comme au cours de l’une de ces nuits fiévreuses de gastro-entérite. C’est pas joli à voir, mais Donald Trump pourrait, un de ces matins, n'être plus qu’un mauvais rêve. Sans transition — ni référence à une maladie digestive —, Mordant fête cette semaine son premier anniversaire. Bon sang, que je suis heureuse et fière de te livrer toutes les semaines, ou presque, cette newsletter. Et tu me le rends terriblement bien, avec tes messages, tes recommandations, nos désaccords aussi parfois, mais toujours, toujours ton soutien.

À travers ces lettres, j’apprends en même temps que je partage, et je redonne du sens à mon écriture comme à mon métier. La chose que je souhaite le plus pour l’année qui vient, j’en suis sûre, c’est que ça continue. Si tu veux qu’on s’éternise un peu ensemble,
n’hésite donc pas à m’écrire comment Mordant pourrait mieux te nourrir, mais aussi, qui sait, ce que tu pourrais lui apporter. Comme toujours, ton écho sur les réseaux sociaux ou ailleurs est le bienvenu. Et ton soutien en monnaie sonnante et trébuchante, via le bocal à pourboires, encore plus.


À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium