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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
À condition que tu aies toujours le sens de l’odorat, il y a des senteurs qui ne trompent pas. Celle, reconnaissable entre mille, d’un bistrot, par exemple : des effluves acides et gras de houblon éclaboussé, couplés à la douceur piquante des cigarettes fantômes. Parfois, s’y superpose le parfum d’une tenancière, d’un animal, d’un habitué, le tout soufflé par l’air frais qui entre par la porte — un coup de vent qui sent les feuilles, le ciel et les gaz d’échappement. Les cafés ont ces odeurs, pas toujours flatteuses, qui t’enveloppent, puis t’accompagnent.

C’est le doux fumet des copains, des petites heures, des voix cassées, des pils à 1,80 euro et tout de suite le lendemain, du café. Aujourd’hui, c'est le parfum de la normalité, de la liberté. Confiné·e·s, je te parle des troquets de quartier, des bouquins de recettes qu’on a désormais bien le droit de feuilleter, de scotch eggs et de pâté en croûte. C'est Mordant, numéro 40.

 
 
La délicatesse des bistrots
 
De la fenêtre de ma cuisine, j’ai vue sur la terrasse du V., une brasserie née en 1880 et qui fait depuis office de pilier de quartier. Elle a des lignes art déco, deux grosses colonnes bleu roi, de vieilles chaises en bois, un chat en guise d'avachi et un grand échevelé comme patron. Il y a quelques années encore, il y envoyait un fameux « bolo à la Belge » surmonté d’une montagne de gruyère râpé — mais ça, c’était avant que l’inspection ne réalise qu’il n’avait pas les autorisations nécessaires pour servir à manger. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le V. a aussi servi de local à la résistance. Juste à côté, il y a un café dans lequel je n’ai jamais mis les pieds parce que je n’aime pas son éclairage blafard, et de l’autre côté de la rue, un bistro qui porte le nom d’un musée. Rien que de ce côté-là de la place, qui se termine par le zinc attitré du club de foot local, il y a au moins trois autres cafetards plus ou moins populaires. Je suis littéralement entourée de bistrots, alors le confinement, je le vois et je l’entends autant que je le vis. C’est le silence et quelques silhouettes fantomatiques ou braillardes, qui nous font murmurer entre voisins que « le quartier, c’est vraiment n’importe quoi, là ».

Quelque part fin mars, au début de ce qu’on n’appelait pas encore « le premier confinement »,
je t’avais parlé du rôle de l’alcool dans notre socialisation. Mais il y a quelque chose de plus désespérant que le manque d’opportunités de s’abandonner à l'ivresse, qui nous fait déjà regretter les cafés. Je découvre ces jours-ci que c’est aussi leurs rituels et leur agitation, leur décor et leurs interactions qui me manquent. Dans le numéro « Bistrots » de la revue 303, un grand format sous-titré « arts, recherches, créations », je lis qu’on peut aussi aimer le débit de boissons « simplement parce qu’il est ouvert : que l’on compte parmi ses clients ou non, le bistrot est un repère dans notre société. Alors que leur nombre diminue. Partout, leur seule présence est un indicateur de la vitalité d’un quartier ou d’une ville, et de notre envie d’y vivre ensemble ». En Wallonie, 55 cafés fermeraient chaque mois — le phénomène est similaire en France. Et puis voilà qu’ils ont désormais tous baissé le rideau.

 
 
Heureusement, le bistrot, c’est aussi un lieu tenace, avec une force d’adaptation extraordinaire. « L’hospitium de la Rome antique, la taverne puis le cabaret ont montré leur capacité d’assimilation des progrès techniques et sociaux ; la création de nouveaux breuvages a coïncidé avec l’apparition de nouveaux types d’établissements et de nouvelles clientèles. Les termes de bougnat, bouchon, buvette, brasserie, troquet et guinguette attestent ces fonctionnalités adaptées », explique le géographe Philippe Gajewski dans un article intitulé « Pour des bistrots de territoires ». Aujourd’hui, si l’on en croit le chercheur, il y a surtout trois types de cafés : les commerciaux, les sociaux et les communautaires.

Les premiers, tu les connais : ce sont les coffeeshops et bars à vins hypés qui sortent de terre à chaque saison avec des vitrines placardées de typo dorée et de nom à mot unique — « Crème », « Houblon » ou mieux, « Zinc ». Je caricature, mais globalement, ce sont les lieux où le fonctionnement commercial prévaut sur la dynamique sociale. Tu bois, tu paies, tu pars. Viennent ensuite les bistrots dits sociaux. Ils sont « semi-publics », c’est-à-dire qu’ils n’accueillent dans les faits que des groupes de buveur·se·s restreints. C’est le fantasme du « bar de village » qui baigne dans son jus — mais surtout dans celui de ses habitués. Puis il y a ce que le géographe appelle les « bistrots communautaires », détenus symboliquement ou non par leurs clients, qui se connaissent d’ailleurs tous. Les bars sociaux et communautaires, c’est le paradoxe incarné de ces lieux qu’on imagine conviviaux, brassant les milieux, les origines et les gens. La réalité, c’est qu'« en ville, les discussions de table à table ou même de groupe à groupe sont exceptionnelles ; dans les espaces ruraux, les femmes y entrent rarement », décrypte Philippe Gajewski, qui a étudié les cafés en France et en Ecosse.
« Remonter le temps jusqu’en 1814 (…) : à l’époque, Paris était occupée par les soldats du tsar Alexandre Ier suite à la bataille de Waterloo. Ils avaient très soif et semblaient surtout pressés, n’ayant pas le droit de boire en service et craignant de se faire surprendre par un gradé : alors, après avoir poussé la porte du débit de boissons, ils lançaient « bystro, bystro », ce qui signifie « vite, vite » en russe. Cette explication n’est pas vraiment validée par le linguiste Alain Rey, « pour des raisons chronologiques », car le mot « bistro » n’est pas attesté pendant près de trois quarts de siècle et réapparaît seulement en 1884. Le même Alain Rey donne d’autres pistes étymologiques : il évoque le « bistraud », petit domestique qui aide le marchand de vin. » 
— « Une île cachée » par Eva Prouteau dans 303
Reste que les bistrots font bel et bien communauté — même si elle n’est pas très diverse ni même très grande. Dans certaines cités pavillonnaires et villes-dortoirs, les cafés sont la seule infrastructure où se rencontrer et créer du lien. Ils sont donc parfois encouragés, soutenus, voire même protégés par les politiques et regroupements locaux·les. Ils deviennent alors des espaces intermédiaires, des tiers-lieux. Dans son article pour la revue 303, la sociologue Frédérique Letourneux parle plutôt de « bistrots en mode asso ». Ce sont des cafés militants ou des salles des fêtes, comme dans le village de 400 âmes du sud de la Belgique où je me rends parfois, qui n’a pas de boulangerie, mais bien un petit refuge avec une scène de théâtre et plusieurs pompes de bières locales. Parce que le bistrot, ce n’est pas seulement le lieu ou l'on boit, ni celui où l’on se retrouve, c’est aussi celui où l’on crée. Des newsletters mordantes et des œuvres qui ont davantage marqué l’Histoire — parfois, les bars sont même l’œuvre à proprement dit, comme dans le tableau Nighthawks d’Edward Hopper. Les cafés sont les « lieux illégitimes de l’art », selon l’artiste autrichien Peter Weibel, cité dans l’article d’Eva Prouteau.
 
 
Alors tu vois, je ne sais pas très bien ce qui me gênait dans le fait qu’on se moque de celleux qui regrettaient déjà leur comptoir, mais je crois que j’ai compris. Le bistrot était l’un des derniers lieux de la « normalité », un abri où se réunir, créer ou juste évacuer, démocratique, ou du moins par réservé à une élite — et jusqu’ici sans masque. Tu l’entends dans ce podcast d’Arte Radio dans l’antre du Daringman, un café bourré de jeunes artistes et de vieux chanteurs, aux murs brunis par la nicotine — en flamand, on les appelle d'ailleurs « bruine kroegen ». Tu le vois aussi dans Belgica, probablement mon film préféré de Felix Van Groeningen, et qui s’inspire du bistrot gantois tenu par son père dans les années 80. Tu le vois à terrasse du V., ou plutôt dans l'absence de sa terrasse. De ma fenêtre, ça fait un îlot tout vide. Un bistrot vous manque et tout est dépeuplé.
 
Papivore
 
« En 2020, nos livres de recettes doivent nous offrir plus », écrit dans cette compilation la journaliste américaine Devra Ferst. « Alors que nous passons nos vies à la maison coincé·e·s dans cette période d’incertitude sans fin, nos livres de recettes doivent nous connecter aux restaurants et pâtisseries qui nous manquent, nous occuper avec des projets culinaires qui convoquent nouilles artisanales et danoises aux cerises confites, nous catapulter à travers le monde sans que nous n’ayons à sortir de notre cuisine, et nous donner le plaisir de faire à manger même après la préparation du vingtième repas de la semaine ». Du réconfort, du défi, des retrouvailles, du voyage et du respect, c’est exactement ce que je recherche dans ma cuisine, alors que je me prépare à reconfiner. Et ces trois bouquins devraient être à la hauteur de la tâche.

Terrines, rillettes, saucisses & pâtés croûte. J’aurais pu te baratiner et te dire que c’est la mention de la maison Vérot qui m’a fait de l’œil sur cette couverture, mais c’est en réalité les illustrations délicates d’Eliane Cheung qui m’ont donné envie de me mettre à la charcuterie à domicile — ça, et un amour bizarre pour le pâté en croûte. Puis j’ai feuilleté le livre, et j’ai été surprise de découvrir des recettes claires et accessibles, loin des egos gonflés qui exposent avec fierté leurs terrines-maison. Je ne dis pas que ce sera simple — je dis que c’est à n’en pas douter le bon catalogue pour s’adonner à sa passion pour les rillettes.


In Bibi’s Kitchen. J’avoue trouver le point « grand-mère » de plus en plus agaçant, dans le monde de la bouffe. Faire porter à la pauvre dame, qui a probablement dû préparer la tambouille une bonne partie de sa vie sans désir de la faire, le poids des arguments marketing de chefs bien installés, ça me fout en rogne. Mais
In Bibi’s Kitchen et ses recettes de grands-mères d’Afrique de l'Est ne mangent pas de ce pain-là. D’abord, parce que ses autrices sont Hawa Hassan, l’entrepreneure somalienne à l’origine de la marque de sauces piquantes Basbaas, et la cheffe activiste Julia Turshen. Ensuite parce que le livre est adoubé par l’historienne Jessica B. Harris herself.

Flavour. Les livres de Yotam Ottolenghi ne m’ont pas appris à parer une raie, à faire mes propres pasta ou à envoyer un menu de fêtes. À la place, ils m’ont appris à cuisiner tous les jours avec ce que j’avais dans mon frigo et à entretenir des placards qui n’ont plus rien à envier aux rayons d’une épicerie. Et crois-moi, c’est bien plus enrichissant que de savoir préparer un homard entier. Dans
Flavour, le chef israélien et sa co-autrice Ixta Belfrage s’intéressent cette fois aux saveurs, et à la manière dont elles se concentrent et s’assemblent au sein d’un plat. C’est ma cinquième acquisition de la « marque » Ottolenghi — après Jerusalem, Plenty, Plenty More et Simple — et aucun ne m’a jamais déçue.
 
Scotch eggs for all
 
C’est un Écossais qui m’a fait goûter pour la première fois des « scotch eggs ». Le désuet s’arrête là, puisque la dégustation a eu lieu à Bruxelles et que ces œufs mollets recouverts de chair à saucisse et de chapelure ne seraient en réalité pas si scottish que ça — la légende veut que la préparation soit pondue par un haggis sauvage, une créature culinaire fictive et britannique, mais c’est toi qui vois. Reste que les scotch eggs, j’aimerais en trouver dans tous mes bars, mes roadtrips et mes pique-niques. La recette que l’Écossais Dom m’a transmise est celle de Bon Appétit et elle est parfaite, bien qu’elle demande un peu de doigté. Heureusement qu’on a tout un confinement pour s’entraîner. 
 
©Mordant
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • En parlant d’Ottolenghi, la réalisatrice du documentaire sur le critique Jonathan Gold — City of Gold — remet le couvert avec le film Ottolenghi and the Cakes of Versailles, dont le pitch barré inclus le Metropolitan Museum of Art, des chef·fe·s et des gâteaux inspirés du château de Versailles. Repéré grâce à la newsletter Pomélo.
  • Je voulais du défi en cuisine, en voilà : toi et moi, on a jusqu’au 8 novembre pour s’inscrire au concours amateur du plus beau pâté en croûte du couvre-feu. 
  • Eater vient de sortir un nouveau long format sur la gentrification aux États-Unis, et cette fois, il s’attaque aux burgers à 4 dollars de LA.
  • Et si les McDo remplaçaient les bistrots de village ? C’est déjà le cas dans certains recoins de France et c’est tout à fait révélateur du manque d’espaces de rassemblement dans les communautés en bordure de nationale.
  • Bien moins ragoûtant que les scotch eggs, l’INA rappelle l’existence dans les années 80 « d’œufs en barre ».
  • Beurk Magazine coupe aussi l’appétit, mais après tout, le papier ça ne se mange pas. Ce drôle de projet de photo culinaire est actuellement en pleine campagne de financement.

La cave à vins est remplie et les scotch eggs sont tout chauds — il ne manque plus que le doux parfum du bistrot, et si on ferme les yeux très fort en espérant que ça passe vite, on s’y croirait presque. Heureusement, il nous reste toujours Mordant pour nous rencontrer, alors n’hésite pas à m’écrire. Si cette newsletter a ravi ton cœur et ton estomac, partage-la donc. Facebook, Twitter, Instagram, Tik Tok, transfert d’e-mail ou affichage sur les murs de ta ville : ta méthode sera la mienne. Et puis pour t’abonner, ça se passe . Mais la meilleure manière de soutenir mon travail et d’assurer la pérennité de ces petites lettres, c’est encore de glisser quelques euros dans le bocal à pourboires. Merci, dis.

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium