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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Dardée loin vers le menton, comme on s’étirerait au réveil, le cul encore ensommeillé et les pieds déjà à plat dans le réel. Elle hyperventile, dans une tentative désespérée de se rafraîchir, mais ne rencontre qu’un souffle incendiaire. Rentrée, elle se frotte frénétiquement au carreau des dents, au tapis rugueux du palais, se contorsionne dans un bain de salive. Elle goutte sans goûter, assoiffée, à la recherche de l’antidote qui éteindra la brûlure. « Putain, ça pique », finit-elle par articuler, à l’agonie.

J’ai la langue en feu parce que cette semaine, je te parle de sauces pimentées, de sauce corona et de sauce blanche. C’est Mordant, épisode 42.

 
 
Brasier bucal
 
Dans le creux de la vague, dont on se souviendra comme de « l’été 2020 », j’ai tenu dans ma cuisine la seule et unique rencontre d’un cercle de dégustateurs de sauces piquantes. L’idée était alors de se faire le palais, avant de confectionner notre propre potion corrosive. Goutte à goutte sur du pane carasau — un pain sarde craquant qui faisait une base neutre idéale —, nos collections personnelles y sont passées. La bouteille gagnante, à la quasi-unanimité, était la « Secret Aardvark », une concoction hollandaise à peine sucrée, au design naïf. La soirée avait été studieuse, tableau à l’appui, mais drôle aussi, avec son inévitable dose de gouttes de sueur et de visages violacés.

La vérité, c’est que nous n’étions qu’une bande d'adorables suiveur·se·s, pour la plupart élevé·e·s dans des cultures culinaires peu, voire pas du tout épicées, avides de rattraper le temps perdu en goûtant et en expérimentant. Sur ma table familiale belgo-italienne, la seule sauce piquante qui ait jamais eu droit de cité était le tabasco — une giclée à peine relevée, pour les vrais amateurs. On pouvait en mettre dans un bolo comme dans un tartare de bœuf et la paix était préservée, pour quelques repas du moins. 

À l’époque, j’osais encore dire « pas trop relevé » quand on me posait la question, et j'ignorais que le concept de hot sauce était né il y a des milliers d’années — 7 000, d’après
cet article du magazine Mint. Techniquement, c’est le mariage d’une base vinaigrée et de piments « travaillant en tandem pour sublimer la nourriture et réveiller votre palais. La sauce piquante est la panacée pour sublimer le fade. Qu’importe votre tolérance, piments et acide de concert sont une invention merveilleuse pour tabasser vos papilles et rendre n’importe quel plat flamboyant, percutant et savoureux », écrit la cheffe américaine Thérèse Nelson dans une ode poignante à la sauce piquante.
FYI. L’échelle de Scoville permet de mesurer la puissance d’une sauce pimentée. Elle a été créée par le pharmacologue Wilbur Scoville, et prend comme mètre-étalon la capsaïcine, la molécule à l’origine du brasier. Plus on grimpe l’échelle de Scoville, plus le feu est présent. Elle indiquerait aussi à quel point l’élément doit être dilué pour qu’on ne ressente plus la brûlure d’une purée de piment. La création d’Edmund McIlhenny, le tabasco, monte à 2 500 unités Scoville. Le Carolina Reaper, l’un des piments les plus brûlants du monde, fait entre 1,5 et 2,2 millions de Scoville.
La sriracha est probablement la première sauce qui m’ait vraiment excitée. Sur les étagères du Kam Yuen, le gigantesque supermarché de produits asiatiques à Bruxelles, les bouteilles sont alignées sur une demi-douzaine de mètres, affichant des bouchons de toutes les couleurs. La sauce cardinale se décline à l’ail, à la citronnelle, au gingembre, à l’oignon, ou encore au galanga. Hors Asie, la plus populaire est probablement la fameuse Huy Fong de David Tran, immigré vietnamien à la recherche d’un ersatz local à Los Angeles.

Shirley Garrier, la moitié du très médiatisé duo parisien
The Social Food, tire des mêmes origines son accoutumance aux brasiers buccaux. « Dans ma famille on a toujours mangé très pimenté. C’était le défi auprès des frères et sœurs, manger du piment sans pleurer, serrer les dents, impressionner », raconte-t-elle dans « Quand le piment fait monter la sauce ». Mais c’est à l’occasion d’une échappée aux Bahamas et de la rencontre avec un capitaine de bateau qu’elle et Matthieu Zouhairi tombent définitivement en amour avec le feu en bouteille : « On a découvert le goût du habanero jaune et orange, c’était complexe, fruité. Il faisait mariner son piment avec de l’huile, du gingembre, des oignons… J’ai pleuré lorsqu’on a terminé la bouteille », avoue Shirley Garrier. Depuis, le couple a créé plusieurs versions de saison de sa Matshi Sauce, plutôt douce, fruitée et très, très appréciée par le petit milieu de la food parisienne.

 
 
Contrairement à ce que tu pourrais penser maintenant, la sriracha est d'origine thaïlandaise — pas vietnamienne. Elle tire son nom de la ville de Si Racha, près de Bangkok, où elle aurait été créée par un certain Gimsua Timkrajang. Et là-bas, on n’est pas particulièrement fier·ère de l’industrielle Huy Fong, comme le dévoile ce reportage de NPR en Thaïlande. La sriracha au capuchon vert manquerait de « klom klom » — la juste balance entre le piquant, le sucré, l’acide et l’ail, sans que l’une des saveurs ne prenne le dessus sur l’autre. La Huy Fong arrache, sans nuance. Et la sauce piquante, c’est bien plus que ça : c’est du goût, et de l’équilibre.

Mais plus mythique encore que la sriracha, j’ai ramené il y a peu, totalement par hasard, l’objet d’un véritable culte outre-Atlantique : la Lao Gan Ma. C’est peut-être le visuel désuet, celui d’une cuisinière chinoise sur fond rouge ou la mention « chili crisp » — parce que quoi de plus réjouissant qu’une sauce pimentée et croustillante — qui m’ont fait attraper le bocal et le fourrer dans mon panier. À la dégustation, une étrange sensation de déjà-vu quand ma langue se retrouve légèrement anesthésiée : c’est l’œuvre du poivre du Sichuan et son picotement citronné si caractéristique. Passée la drôle de sensation, la sauce se révèle totalement addictive, prête à être étalée sur n’importe quel aliment, du riz blanc à l’œuf au plat, en passant par le poulet rôti. C’est l’équivalent du ketchup en Chine et de la coke aux États-Unis, à tel point qu’une certaine Kate Ray lui a dédié un zine, « Lao Gan Magazine », dans lequel on apprend que Tao Huabi, la femme sur l’étiquette, est devenue la sainte patronne des étudiants, capable de transformer n’importe quel fiasco culinaire en assiette mangeable. Sans surprise, des combinaisons toujours plus farfelues apparaissent régulièrement dans la « dark cuisine » — l’équivalent culinaire du dark web. Crème glacée et sauce piquante ? Lao Gan Ma l’a fait.

 
 
Barbouiller tous ses plats de feu, dans ce podcast du média indépendant Les Jours, ça sert aussi à se prouver des choses — qu’on a les plus grosses maracas, par exemple. On démontre sa virilité en finissant la bouteille de tabasco dans son assiette ou en tentant de gagner le concours du plus gros mangeur de piments autour de la piscine. Dans l’article de Mint, Shirley Garrier raconte ainsi le baptême du feu de son compagnon, de visite dans sa famille : « Ma mère fait un plat viet’ qui s’appelle le mam tom. Ce sont des crevettes fermentées et franchement, ça pue. Alors pour masquer l’odeur elle blinde d’ail et de piment et c’est le passage obligé. S’il y arrive, c’est que c’est un homme. » Dans l’espoir d’expérimenter des cultures étrangères de la manière la plus relevée possible, les Occidentaux ont fait de ces défis pimentés une affaire personnelle. De vrais « citoyens du monde », qui quelques dizaines d'années plus tôt encore, tiraient une moue dégoûtée devant n’importe quel plat épicé.
 
Écouter le podcast
Mais là où ma collection de petites flasques pimentées relève d’une quête de sensations et d’exotisme plus ou moins conscient, pour d’autres, c’est simplement le quotidien. C’est la famille. C’est l’Histoire. Pour Thérèse Nelson, mon excitation est « bizarrement fascinante, parce que dans la culture noire, les sauces piquantes sont un pilier de la table depuis des générations. C’est intéressant de voir le reste du monde découvrir ces sauveurs ». La cheffe fouille dans sa propre histoire familiale pour illustrer à quel point celle-ci trempe dans la spicy sauce, de l’esclavage qui a kidnappé ses ancêtres à Beyoncé, qui chante dans « Formation » : « I’ve got hot sauce in my bag, swag ! » Fut un temps, il n’était en effet pas rare que les Noirs américains emportent avec eux une fiole de sauce pimentée afin de relever les plats qu’on leur servait sans condiments ni couverts dans les restaurants blancs. C’était alors un élixir face à la fadeur des autres. « Les paroles [de la chanson] montrent clairement à quel point la culture food noire [américaine] est un champ de mine complexe d’identité, de célébration et d’humanité. Une grande partie de notre histoire culinaire est liée à la façon dont nous interagissons avec le monde et à la manière dont il interagit avec nous. Notre cuisine fait de l’acte de manger, l’un des seuls espaces autonomes que nous ayons, un répit culturel à l’abri du monde ».
« Sur les tables noires [américaines], la poursuite du goût est une religion. Des premiers jours de l'esclavage, au cours desquels nous avons créé de la magie à partir de rien, à l’ère Jim Crow, où la nourriture est devenue une déclaration de dignité en soi, jusqu’à aujourd’hui, où la food est une manière de se positionner dans le monde, le goût a toujours été notre objectif principal. (…) Étudier les cuisines noires, c’est comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de mets, mais de déclarations caloriques de joie. Il y a une raison pour laquelle nos boissons sont si sucrées, nos légumes contiennent du jambon fumé et nos sauces piquantes trônent au milieu de la table. C'est notre sauce soja, c’est notre sauce poisson, c’est notre manière d’incorporer de l’umami dans des plats simples pour les faire chanter ».
—Thérèse Nelson dans "Hot Sauce In My Veins" pour Taste Cooking
 
 
Ici à Bruxelles, Roger Dushime — alias « Cordon bleu du bled » — m’assure ne pas aimer le piquant, tout en ayant trois piments différents dans son frigo. Sa petite madeleine : l’akabanga, une huile incendiaire originaire du Rwanda, dont il aime plus l’odeur que le goût. Il m’évite de généraliser : toutes les cuisines africaines ne sont pas forcément relevées, mais celles d’Afrique de l’Ouest ont bien la réputation d’être spicy. « On retrouve du piment dans les marinades de poisson ou de viande, et dans des sauces, comme la sauce graine ou le mafé, même si en Afrique, on le trouve surtout sous forme mixée. Il y en a dans toutes les maisons et dans tous les restaurants, notamment chez la jeune génération d’afrodescendant·e·s. L'un de mes meilleurs amis — big up Robert, on est dans Mordant, frérot — fait sa propre préparation avec les piments de son balcon ».
 
 
Et si tu veux toujours plus de feu, voilà une liste de courses qui devrait t’incendier les papilles, mais aussi les yeux et les oreilles.
  • Lina LaPacifica, alias Soul Food Mama, met en bocal des sauces piquantes inspirées des saveurs de l’Afrique et du reste du monde. Elle livre en Europe, mais ses produits sont aussi en vente au pop-up store bruxellois Origines & Saveurs.
  • En ligne, Heat Supply est l’un des plus gros revendeurs de sauces pimentées du. game. Tu peux notamment y trouver la fameuse « Secret Aardvark », son bestseller.
  • Coincé·e entre tes quatre murs, cette recette de sriracha partagée par VICE il y a déjà cinq ans a fait ses preuves.
  • « Extra Spicy » est aussi le nom d’un podcast américain sur la bouffe, dont la journaliste gastronomique Soleil Ho et l’auteur Justin Phillips sont les hosts.
  • En parlant de podcasts, « Maintenant, vous savez » a consacré l’un de ses épisodes au tabasco
  • Ce compte Instagram compile toutes les délicieuses manières d’accommoder la Lao Gan Ma.
  • Queen Dr. Jessica B. Harris a écrit il y a maintenant 35 ans Hot Stuff : A Cookbook in Praise of the Piquant, un livre de recettes dédié aux plats pimentés.
Sauce corona
 
Salade Tout, ça a commencé quelque part début 2018 — je dis « Salade Tout », mais au début, il s’appelait « Cinquième Repas ». Avec Axelle Minne, on voulait un podcast décontracté de l’assiette, sans interviews de chefs gastronomiques, mais avec des gens qui aiment manger. On voulait parler de notre friterie préférée, de picole, de nos souvenirs de cantine — le « repas chaud », en Belgique —, de plaisir et de cul, des concepts de la food qui nous saoulaient, on voulait des meufs, on voulait de la diversité, on voulait des accents et du rentre-dedans. Et c’est ce qu’on a fait, en 10 + 1 épisodes, dont le petit dernier a été enregistré en public. Je me souviens, c’était l’euphorie. On a même un bêtisier dans un tiroir numérique, qui me donne mal aux joues tant il me fait sourire.

Deux ans plus tard, au printemps dernier, on n’était plus tout à fait les mêmes. Le monde n’était plus le même, frappé par un virus sorti on ne sait d'où. Mais on aimait toujours Salade Tout, on s’aimait toujours nous, et on avait peut-être besoin de donner du sens à ce qu’on traversait. Je me revois couchée sur mon lit, Axelle probablement dans la même position, ou les pieds en l’air, pendue au téléphone à l’autre bout de la ville. « Un podcast sur la bouffe et le coronavirus », c’est ce que l’une de nous a dû lâcher à un moment. Et c’est ce qu’on a fait. « Salade Tout : Sauce Corona » parle de l’eldorado de la livraison de repas, de charge culinaire et de genre, de l’utopie d’une transition alimentaire, de celleux qui galèrent et du futur des restaurants.

 
©Salade Tout/RTBF
 
Pendant la production de cette saison, j’ai pleuré une fois, veillé trop tard 15 fois, je me suis émerveillée 50 fois, j’ai compté ma chance 100 fois. Je suis fière, je dis rarement ça tu sais, de ce podcast et heureuse d’avoir pu retravailler avec Axelle — que tu n’entendras pas cette fois, mais qui est derrière tout un tas de choses invisibles et bien réelles. Avec Maud aussi, et d’avoir embarqué Jonathan, Anna, Lou, Taïla et Lilas dans l'aventure. Ça sort ce vendredi 13, parce que c’est de toute façon le chaos, cette année.
 
Confits
 
La babka, les udon carbonara, le burger végé, le grilled cheese au kimchi, les scotch eggs et même les chips aux moules : je t’ai ressorti toutes les recettes partagées dans Mordant au cours de l’année écoulée, au cas où tu aurais besoin d’un peu de réconfort ou d’occuper cette seconde confinade. Et oui, la soupe Roberto est toujours aussi jouissive.
 
Les cinnamon rolls
Les scotch eggs
La tarte salée aux figues
La tortilla Alvarez
Le carbo XXL
Les sardines à la « beccafico »
La pavlova à la rhubarbe
Le burger végé ultime
Le waterzooi
Les udon carbonara
Les conchiglie farcis
Le ceviche
Les nouilles au bœuf kaprao

Le plat signature de fonds de frigo
La babka
Le dal makhni 
Le dimanche 
Les bugnes
Les ravioli capresi
Les linguine à la « clam sauce »
La focaccia
Le grilled cheese au kimchi
Les chips aux moules à l’escabèche
Le chou farci 
La soupe Roberto 
L’huile d’ail brûlé 
Les fritters de betterave
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • The Best American Food Writing, la compilation annuelle des meilleurs essais US sur la bouffe — et ma petite bible personnelle — sort son édition 2020 le 1er décembre. Après Ruth Reichl et Samin Nosrat, c’est J. Kenji Lopez-Alt qui a sélectionné les textes. Le chef sert aussi un dessert glacé surplombé de sauce chili Lao Gan Ma dans son restaurant Wursthall.
  • Après une campagne de financement réussie, les Cuistots Migrateurs ouvriront bientôt une école de cuisine à destination des migrants.
  • Tous les quinze jours, je lis une chronique mordante dans ta radio. La dernière fois, c’était à propos d’immigration italienne et d’intégration culinaire forcée, et ça se réécoute ici.
  • Céline Maguet, la journaliste et cofondatrice de l’agence événementielle Soif, lance un club de dégustation de vin naturel en ligne. La première rencontre a eu lieu mardi dernier, autour d’une bouteille de Nature 2019 de Julien Meyer.
  • Sauce Blanche fait jouer des artistes dans les cuisines de restaurants, en plein service.
  • Dans la dernière édition de leur newsletter, les Midis de la Poésie parlaient de Mordant et j’ai rougi. L’organisme culturel proposait surtout un exercice poétique autour du goût.
 
J’éteins le feu, mais jusqu’à la semaine prochaine seulement, le temps de te laisser digérer cette nouvelle édition de Mordant et de la partager à ceux qui dînent à ta table — réelle ou figurée. « Sharing is caring », et j’ajoute « darling » parce qu’on commence à se connaître, maintenant. Si ce n’est pas le cas, tu peux t’abonner à cette newsletter ici, me taper une réponse et soutenir mon travail en glissant quelques euros là-bas. C’est bon de t’écrire.
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Journaliste société, host du podcast "Salade Tout", Indiana Jones de la pizza et conteuse de bouffe, Elisabeth vit ses découvertes culinaires comme des aventures et veut raconter ses aventures comme des romans.

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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium