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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Elle m’écrit presque toujours à l’heure du dîner. Le sien est terminé, le mien n’a pas encore commencé, et en de rares occasions, cet interlude donne lieu à un long appel. Après 28 ans hors de son ventre, elle sait l’indépendance qui m’étreint, le travail qui m’accable, les copains qui remplacent la famille, la vie qui passe en coup de vent. « Hello ma puce. Comment vas-tu ? Même si on ne sait pas comment vont pouvoir se faire les fêtes de fin d’année… », avait-elle tapé ce soir-là. Au téléphone, je lui dis que c’est drôle, c’est presque comme si aucun·e de nous n’osait sonner le glas de ce premier Noël confiné. Pas de bave de chien, pas de salade aux œufs, pas de frère, de demi-sœur, de neveu, encore moins de grands-parents, pas d’assiettes dressées à la mode d’avant et donc pas de persil frisé. « Peut-être juste nous quatre ? », je lui glisse à la fin de la conversation, comme on laisserait une porte entrouverte pour se rassurer la nuit.

Cette semaine dans Mordant, je te parle de traditions et de grandes tablées, de part de tarte pour une personne et de tirages limités. Seul·e·s, mais bien accompagné·e·s.

 
 
Compte à rebours 
 
Des années après avoir fini d’y croire, c’était toujours la Saint-Nicolas qui marquait pour moi le lancement de la saison des fêtes, spéculoos et mandarines à l’appui. Les années allant et le soft power des États-Unis augmentant, le « grand Saint » a été remplacé par Thanksgiving. De loin, pour moi, ça ressemblait à ça : de l’orange, du rouge et du doré, une grande tablée, des pulls tricotés et une gigantesque dinde affublée de chaussons. Une vision de séries télévisées. C’était une sorte de pré-Noël cathodique, avec un message moins pieux et plein de bons sentiments : remercier le destin pour ce qu’on avait ; des gens à aimer et de la nourriture à s'en bâfrer. Les deux hivers que j’ai passés aux États-Unis, à fêter Noël avec d’autres que les miens, j’ai compris que le véritable rassemblement familial de mes hôtes avait à chaque fois déjà eu lieu. C’était Thanksgiving.

Alors dix mois après le début de l’épidémie qui doit marquer l’année la plus solitaire du siècle, pour certain·e·s Américain·e·s, cet ultime sacrifice est celui de trop. D’après
un sondage relayé par l’AFP, 61% des interrogé·e·s n’ont pas annulé leur réunion de famille annuelle. Un·e intéressé·e sur trois estime d’ailleurs que Thanksgiving vaut bien le risque d’être contaminé·e ou de propager le virus. Fidèle à ses habitudes interactives, le New York Times a cartographié les foyers qui ont fait le choix de sortir de leur bulle pour Thanksgiving — par État, mais aussi par couleur politique. Les 14 premiers dissidents sont des « red states », des territoires qui ont voté majoritairement pour Trump. Et je ne les juge pas : j’y vois plutôt une prédiction de ce qui risque bien de se passer de ce côté-ci de l’Atlantique, dans quelques semaines. Une nouvelle scission entre celleux qui fermeront les yeux le temps d’un réveillon et celleux qui feront migrer Noël sur Zoom. La plateforme a d’ailleurs déjà annoncé lever sa restriction de 40 minutes d’appel à l’occasion de Thanksgiving.

 
 
Merci qui ?
 
Des valeurs de famille, un sentiment de patrie, ça prévaut sur la maladie. L’Histoire semble se répéter en fractales, puisque c'est bien pour cela que Thanksgiving a été créé. Tu connais peut-être le récit fondateur : au début du 17ème siècle, les « pères pèlerins » américains fraîchement débarqués en Amérique convoquent les Indigènes voisin·e·s à une grande tablée, afin de les remercier pour leur soutien ; sans leur aide pour chasser, pêcher et cueillir, les colonisateurs seraient morts de faim. Le tableau dépeint la naissance d’une nation « sous la plus optimiste des lueurs ». Ces derniers mots sont ceux d’Émilie Laystary, la voix du podcast Bouffons, qui consacrait cette semaine un épisode passionnant à Thanksgiving.
 
Écouter le podcast
Elle y échange avec Sean Sherman, chef et cofondateur de The Sioux Chef, une organisation qui entend préserver le patrimoine culinaire des peuples amérindiens. Mieux : décoloniser ces traditions régionales en supprimant du menu les produits laitiers, le blé ou encore le sucre de canne, qui n’étaient pas cuisinés avant le « contact » des Indigènes avec les Pèlerins. Et à l’approche de Thanksgiving, le cuisinier dénonce « un mythe créé dans un moment de panique sur la côte Est à la fin du siècle. À cette époque, les colons américains qui étaient déjà installés là depuis un moment voyaient d’un très mauvais œil l’arrivée des Européens (…) Ils se sont alors mis en tête de créer une culture patriote, un récit national pour fédérer la population. Un peu comme le module scolaire que Trump voulait mettre en place pour enseigner le début glorieux des États-Unis — ce qui, bien sûr, correspond à une vision coloniale de l’Histoire ».

Thanksgiving serait tout bonnement un choix politique. Cette version est soutenue par Hélène Carter, enseignante et chercheuse également interrogée dans le podcast. Elle raconte qu’à chaque coup dur, les présidents américains ont réveillé le mythe de Thanksgiving, comme une belle parabole qui appelle à l’unité et la gratitude, en même temps qu’une action de grâce pour solliciter de bonnes récoltes. Un talisman brandi par George Washington, puis en 1863 par Abraham Lincoln en pleine guerre civile, et encore par Roosevelt au beau milieu d’une crise économique. Pour ce dernier, en plus d’insuffler un sentiment national, les célébrations devaient relancer l’économie, en poussant à la consommation. 
Thanksgiving a lieu chaque année aux États-Unis le 4ème jeudi de novembre. La tradition s’accroche aux prêches des pèlerins puritains, qui avaient lieu le jeudi. En 1789, un jeudi de novembre, George Washington déclare un jour de gratitude et de prières en l’honneur de sa nouvelle constitution. L’idée est entérinée fête nationale par Lincoln, « le père de la vision d’une nation honorant les avantages et les privilèges de vivre dans une démocratie comme celle-ci », écrit l’historien et président de la Abraham Lincoln Bicentennial Foundation. La chercheuse Hélène Carter résume autrement : « Les États-Unis, c’est un pays où on a créé un État, puis une nation ».
 
 
Sauf que « quand cette célébration a été inventée, les Amérindiens n’ont tout simplement pas été consultés », dénonce le chef Sean Sherman dans Bouffons. « Cette fête ne renvoie donc à rien de concret pour nous. À peu près à l’époque de l’année où Thanksgiving est fêté, il y a historiquement plein d’autres fêtes pour célébrer les récoltes ». Pourtant, même le menu du jour doit tout aux Amérindiens, avec sa dinde, ses plats de maïs, de riz sauvage, de courge, de haricots et de canneberge. Et pourtant, Sean Sherman ne réclame pas sa suppression. Seulement qu’elle ait lieu avec davantage de respect et de conscience de tout ce que son peuple a perdu dans la colonisation de l’Amérique du Nord. En commençant par les plats mis à table : « Mettez en valeur ces ingrédients, surtout s’ils font partie de ceux qui sont essentiels à votre communauté. Faites-le le plus simplement possible — cuisinez simplement, mangez simplement », demande-t-il dans cet article. Il insiste aussi pour cesser de déguiser les enfants américains en Amérindiens ou en « petits pères pèlerins », et décrocher ces décorations clichées qui entretiennent le mythe colonial.

Sean Sherman ajoute : « Je vois effectivement Thanksgiving comme un jour pour apprécier ce que nous avons, qu’importe ce que c’est. Il s’est passé tellement de choses cette année, et tant de personnes ont souffert et souffrent encore. J’espère que nous avons tous l’opportunité d’être reconnaissants pour les gens que nous aimons et la nourriture que nous mangeons. C’est l’année pour réinventer Thanksgiving ».

 
Le sacrifice de la dinde
 
Peut-être loin des siens et avec un peu moins qu’un festin, donc. J’ai lu cette année un tas d’Américain·e·s affirmer avoir sacrifié la tradition de la gargantuesque dinde familiale pour des plats plus petits et modestes. Le site de NPR partage ainsi une recette signée Sohla El-Waylly de tarte aux pommes « à la part », pendant que la journaliste Mattie Kahn explique dans The Guardian que son repas de Thanksgiving ne sera constitué que de « sides », les mets qui accompagnent habituellement le plat de résistance. À ce propos, le New York Times Cooking reste la référence en la matière, avec pas moins de 132 recettes de sides, de la « double » purée à l’ail au cornbread sous toutes ses formes. La verticale a également publié cette petite infographie, qui montre de quoi sont constituées les 157 tartes listées sur le site. Sans surprise, la reine de la fête est la sweet potato and pumpkin pie — la tarte à la patate douce et au potiron.
 
 
Pour celleux qui ne sacrifient pas la tradition de la dinde, plusieurs cuisinier·ère·s professionnel·le·s ont lancé leur « Thanksgiving hotline ». Parmi elleux, l’autrice de recettes Alison Roman, pour qui c’est un rituel annuel. À nouveau, les tutos — et la sélection de films — thématiques du New York Times font aussi des merveilles, si tant est que les Américain·e·s ne se soient pas tous rué·e·s sur le take away, prolongeant la tendance très covidienne du traiteur jusque dans leur repas de fêtes. À la Maison blanche, Donald Trump a probablement réalisé sa dernière — ou la seule, à toi de choisir — bonne action de son mandat en graciant une énorme dinde, comme d'autres présidents avant lui. La miraculée s’appelle « Maïs », « Corn » en V.O., et a été choisie face à « Épi ». En réalité, aucune des deux dindes ne finira sur une table, puisqu’elles ont été envoyées passer leur retraite à l’université d’État d’Iowa. Quant à lui, qui sait où finira Trump.
 
Dinde : mode d'emploi
 
Pièce maîtresse d’un repas de Thanksgiving traditionnel, une dinde se doit d’avoir la peau mordorée, savoureuse, croustillante et légère, et une chair juteuse. Crois-moi, c’est bien plus facile à saliver qu’à faire : chacune de mes tentatives s’est soldée par une déception. Depuis plusieurs années, c’est la cheffe et autrice Samin Nosrat — Salt, Fat, Acid, Heat — qui dirige le culte des volailles-bien-cuites, avec sa recette de marinade au buttermilk — ici en version saisonnière. Cinq étoiles, 2 187 reviews : la hype ne ment pas. Pas le temps pour une marinade nocturne ? La journaliste Helen Rosner a une technique bien à elle qui convoque un sèche-cheveux.
 
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • Oublie les semainiers de fruits et légumes et adopte le calendrier cannibale du magazine indépendant Club Sandwich. Pour une alimentation équilibrée, opte pour les deux.
  • Le fameux restaurant Noma s’était transformé au printemps dernier en bar à burgers et vins naturels pour une durée limitée — je t’en parlais dans cette newsletter. Le week-end passé, le restaurant multi-primé a annoncé la naissance de son petit frère, Popl, avec la même formule.
  • En Cisjordanie, la récolte des olives a lieu dans la crainte perpétuelle d’une attaque perpétrée par une colonie juive orthodoxe voisine. Un reportage de Libération moissonné par GÚN, une newsletter paysanne cultivée par Lucas Delerry.
  • Le Marché Vert, carte collaborative du circuit court en France née sous l’impulsion de Zazie Tavitian, Céline Maguet, Anne-Claire Héraud et Jill Cousin, lance son projet d’application. Pour le concrétiser, elles ont besoin de toi.
  • « The Ouroboros Steak » n’est pas un énième projet de viande de synthèse. Celui-ci propose de produire son propre steak à partir de cellules collectées dans des joues humaines. Le projet taxé d’(auto?)anthropophagie n’est pour l’instant qu’une œuvre d’art, pas encore disponible à la vente.
  • Alerte cadeau d’exception. La photographe française Clémentine Passet, talent pur jus exposée et interviewée dans Mordant, propose à la vente des tirages ultra-limités de ses natures mortes culinaires. 
  • « Sendwich » est l’œuvre de Sien De Vriese, une jeune flamande de 19 ans. Cette nouvelle application permet aux étudiant·e·s de commander leurs clubs et autres thons mayo — et donc de soutenir les sandwicheries locales — sans contact.
  • Le Berry est le département du poulet au sang et l’Anjou des piochons dans cette vieille carte de France ressortie par la newsletter généraliste Le Bulletin.
 
Nous sommes celleux que la pandémie n’a pas séparé·e·s. Semaine après semaine, c’est notre propre petite communauté de mangeur·se·s qui grandit et s’attable autour de Mordant. Pas de distanciation ou de bulle qui tienne dans ces lettres : tu peux m’écrire à ta guise et inviter d’autres à nous rejoindre via le formulaire d’inscription. Et si cette newsletter t’a plu, n’hésite pas à la partager par simple transfert d’e-mail ou en la recommandant sur les réseaux sociaux, par exemple. Le bocal à pourboires, c’est si tu veux faire le pas de plus, et soutenir mon travail de la manière la plus concrète qui soit. 

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Elisabeth est par ailleurs journaliste société et host du podcast "Salade Tout".
Pour toute question ou proposition de collaboration, envoie-moi un e-mail.
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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium