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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Une lasagne d’un kilo et demi. Un carrot cake au glaçage épais ou une brioche tressée. Des pâtes, sous toutes leurs formes et dans toutes leurs sauces. Des assiettes improvisées, qui tirent le meilleur de ce qui reste. Des plats en couches. Des plats qui mijotent. Des plats qui remplissent et qui réconfortent. C’est l’inventaire qui me vient à l’esprit quand on me demande « Et ta spécialité ? » C’est con, cette question. Un piège, si tu veux mon avis, comme quand on te demande ce que tu écoutes, et que la réponse attendue n'est certainement pas « un peu de tout, mais surtout France Gall et le bruit des vagues ». Ceux qui demandent sont déjà occupés à aiguiser leurs couteaux, prêts à lever expertement des filets dans lesquels mon syndrome de l’imposteur et moi-même tombons la tête la première. Soudain, j’ai honte de nourrir. Il faudrait faire de la cuisine. Et dans leur monde, c’est bien plus qu’une lasagne costaude ou une potée au chou.

Perdue dans ces paradoxes culinaires, je te parle cette semaine du genre qui nourrit, de cheffes qui dénoncent et de recettes qui protestent. Tu lis Mordant, 43ème du nom.

 
 
Cuisinière, n.f.
 
C’est aride, mais laisse-moi commencer comme ça : 81% des femmes belges prennent quotidiennement en charge la préparation des repas et/ou du ménage. Les hommes, eux, sont 32% à le faire. En France, le ratio est de 80% de femmes pour 36% d’hommes, selon l’index pour l’égalité des genres 2019. Bien sûr, tu l’avais pressenti. Tu as vu le chiffre s’insinuer dans la vie de tes collègues, de tes amis, de ta famille, jusque dans ta propre cuisine, peut-être. Mais ce « huit femmes sur dix », quand je l’ai lu, m’a sidérée. Il est imposant, écrasant. Il y a quelques mois, il donnait aussi tout son sens à notre décision de consacrer un épisode de Salade Tout au genre de la cuisine, alors qu’il m’avait semblé un moment qu’à ce propos, on avait tout dit, tout écrit. Parce que ce n’était pas qu’un pourcentage. 81%, c’étaient de vraies femmes, en chair, en os et en nerfs, et des mécanismes solides qui perpétuent leur investissement total dans la sphère domestique, hier comme aujourd’hui.

Parce que de tout temps, ce sont les femmes qui ont cuisiné, m’a confirmé l’historien de l’alimentation Peter Scholliers. Toujours penchées sur des feux, des chaudrons, puis des casseroles, socialement et culturellement vouées à une tâche qu’elles porteraient en leur(s) sein(s). Des femmes comme Anne, qui a transformé sa « mission » en passion dévorante, occupant chaque minute hors de sa blouse d’infirmière dans un tablier de cuisinière. J’ai sonné à la porte de sa maison en briques rouges un mercredi matin, micro à la main. Et Anne m’a submergée. De sa tendresse, de sa générosité, de son soin. Elle est l’illustration même du concept de « care »,  soit la « myriade de gestes ayant trait au soin, à la compréhension et au souci des autres », selon la philosophe Elsa Dorlin dans l’ouvrage collectif
Le souci des autres : éthique et politique du care. Anne soigne, littéralement, et poursuit sa tâche, inconsciemment peut-être, à travers des tartes et des tupperwares qu’elle distribue à ses voisin·e·s, aux associations locales, à celleux qui galèrent.

 
©Salade Tout
Et c’est merveilleux, si tu veux mon avis. Mettre de la nourriture sur une table est un acte puissant, de ceux qui font les mots « société » et « communauté ». « Nourrir » est un verbe fondamental. Sauf quand il devient ce qu’on peut espérer de mieux. Sauf quand il pèse sur une charge mentale déjà trop lourde, quand il monopolise le peu de temps laissé pour créer. « Je pense que les femmes sont coincées dans une narration de soin (…) Il existe une attente culturelle qui veut qu’elles produisent une nourriture censée remplir, soutenir et démontrer de l’amour et du soin, mais qui ne constitue en aucun cas une plateforme pour leur intelligence, leur talent et leurs compétences. Elle se manifeste sous la forme de pâtisseries, de comfort food et de cuisine rustique », décrypte la cheffe germano-américaine Tiffani Faison dans le livre Women on Food, piloté par Charlotte Druckman. Je comprends alors ce qui me met mal à l’aise dans l’inventaire de mes plats préférés : ils me figent dans cette position nourricière comme une couche de gras après une nuit au frais. Pire, je suis écartelée entre le plaisir pris à mitonner et l’agacement de me conformer autant à ces normes hétérosexuelles et de genre.

« Mais à quel moment faire la cuisine est devenu quelque chose d’antiféministe, le symbole de la bobonne au foyer qui n’aurait aucun libre arbitre, serait emprisonnée dans la sphère domestique ? Évidemment que beaucoup de femmes n’ont pas le choix, mais il ne faut pas confondre le choix et l’envie. (…) Il y a une différence entre aimer cuisiner et devoir cuisiner », rassure la journaliste et traductrice Nora Bouazzouni, qui est l’autrice du livre Faiminisme, essai limpide dans lequel elle fait passer le sexisme à table. « Je ne me sens pas moins féministe parce que j’aime faire à manger. J’ai l’impression, au contraire, de reprendre le pouvoir sur certaines choses — notamment mon alimentation. Cuisiner et manger sont pour moi des gestes éminemment politiques. J’exprime mes positions à travers l’endroit où je vais acheter mes légumes, les recettes que je vais préparer, la manière dont je vais en parler. Bien sûr qu’on peut aimer cuisiner et être féministe, je ne vois pas en quoi ce serait antinomique », éclaire-t-elle dans le premier épisode de Salade Tout.
« Pendant des siècles, avec l’allaitement notamment, puis avec le travail aux fourneaux, l’image de la femme s’est définie (…) à travers l’alimentation et la cuisine, conçues dès lors comme symboles d’un engagement et d’une contrainte quotidienne, mais aussi comme un instrument de soin, de pouvoir, de séduction, et comme un outil de préservation de la mémoire ».
— Maria Grazia Scrimieri dans
Vie domestique et pratiques alimentaires : Simone de Beauvoir & Rossana Campo
 
Mais le malaise persiste. Parce que la cuisine n’est pas un domaine dans lequel les femmes font ce qu’elles veulent — c’est un territoire où elles font ce qu’elles peuvent. Où, bien qu’elles en ai façonné les fondements, elles n’ont droit ni à ses retombées économiques, ni à la notoriété, ni même au simple respect. À la place, quand elles choisissent d’en faire un métier, elles écopent trop souvent de la violence et de la domination organisée par des hommes. En cuisine professionnelle, ils sont les chefs. C’est ce que raconte tout au long de sept pages spéciales M, le magazine du Monde, dans un numéro intitulé « Le #MeToo des cheffes ». Ce travail de collection de témoignages sur le sexisme et la violence de la restauration, d’autres l’ont fait avant : Nora Bouazzouni dans une série d’articles, d’interventions et d’éditos trop nombreux pour tous les citer, les journalistes Kim Hullot-Guiot et Emilie Laystary plus récemment pour Libération — et cette dernière également dans le podcast Bouffons —, Kocila Makdeche dans plusieurs enquêtes pour FranceTV Info et encore tant d’autres que j’égraine pour le dernier numéro du guide Fooding.
 
 
Mais à quoi sert d’enchainer les témoignages sordides et les numéros spéciaux, si après, rien ne change — radicalement ? Derrière le passe, les cuisinières sont contraintes « d’écouter un disque rayé qui débite des blagues misogynes, salaces ou graveleuses », lit-on dans M, et ça, quand elles ne passent pas tout simplement à la casserole. La cheffe Laëtitia Visse y explique qu’au quotidien, « tout le monde ferme les yeux et tout le monde a peur. Il y a des menaces extrêmement violentes : ‘Si tu ouvres ta gueule, tu ne retravailleras plus jamais nulle part’. Donc tout le monde participe à ce système ». Voilà pour l’omerta, qui fait s’empiler les témoignages, mais pas forcément les noms ni les plaintes. Quant aux circonstances du mal, on les connaît : « les douze heures de travail par jour, un lieu exigu où il fait chaud, un seul repas avalé à la va-vite, la pression du coup de feu, il faut aller vite, très vite. Et dans ces conditions, les soi-disant ‘dérapages’ font office de soupape de décompression. Ce n’est pas simplement une grosse couche de gras qu’on peut enlever d’un bon coup de cuillère et jeter à la poubelle pour tout recommencer ; autrement, en mieux, en bien. [Les cuisinières] savent que ces pratiques sont ancrées au plus profond d’un milieu ultra-machiste et sexiste ». Ce que les auteur·rice·s de l’article du magazine du Monde ne disent pas dans ce cas précis, mais que soulevait pertinemment la journaliste américaine Helen Rosner il y a peu sur Twitter, c’est que cette misogynie-là est systémique. Elle n’a pas lieu que dans ce monde fondamentalement dur qu’est celui des restaurants et des bars. Elle infuse tout, elle est partout. La preuve : quel milieu n’a pas, aujourd’hui, eu droit à « son #MeToo » ? 
 
Écouter le podcast
Salade Tout : Sauce Corona est la seconde saison d’un podcast créé avec Axelle Minne pour la RTBF, et qui enquête sur les problématiques alimentaires réveillées par la crise sanitaire. Tous les quinze jours, je décortiquerai la thématique de l'un des cinq nouveaux épisodes dans Mordant. En attendant, ça s’écoute sur toutes les plateformes de podcasts. Salade Tout est aussi sur Instagram.
 
Encore faim ?
Les couilles, dix façons de les préparer, par Laëtitia Visse aux éditions de l’Épure
Vie domestique et pratiques alimentaires : Simone de Beauvoir & Rossana Campo de Maria Grazia Scrimieri
«
He Cooks, She Cooks. He Elevates, She Relates » par James Hansen dans Taste
«
Feminist Food Studies : A Brief History » de Barbara Haber et Arlene Voski Avakian
« Cramé·e·s » dans
le Guide Fooding 2021
 
 
La pièce manquante
 
Reconfinement oblige, depuis un dimanche breton et douillet d’octobre, j’imagine recouvrir la table de la salle à manger de pièces à assembler. Pas « Guernica », cette fois, décidément trop tordu pour moi. Non, j’ai plutôt lorgné sur ceux-là :
Fumé·e comme une potée
 
Salée, chaude et odorante, la potée est l’incarnation de cette honte de ne pas en faire tant, tout en étant largement assez. J’ai préparé celle-ci dimanche, suffisamment tôt que pour pouvoir ensuite me vautrer tout mon soûl. La recette consiste essentiellement à couper des morceaux de saucisse de Morteau, de lard fumé, de jambonneau et de chou, et à les jeter dans une grande casserole. La sauce crémeuse à la moutarde est  simplement là pour dynamiter ton assiette fumante et la saison 4 de The Crown.
 
©Mordant
 
POST-SCRIPTUM 🥨
 
Il est près de minuit et les yeux m’en piquent. Mais Mordant me tient éveillée, parce que je te sais de l’autre côté. Pour ça et pour toutes les semaines où tu es fidèle à ta boîte e-mail, merci. Et si tu n’étais ici que de passage, pense à t’abonner pour ne pas qu’on se perde de vue. Je te retiens encore quelques mots, le temps de te demander de partager cette édition — si le cœur t’en dit. Réseaux sociaux, transfert à l’ancienne, bouche à oreille : tout est bon. Oh, et avec quelques euros, tu peux aussi faire sonner le bocal à pourboires qui n’achète pas les heures de sommeil, mais bien quelques bricoles pour continuer à t’écrire toutes les semaines.

À vite,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Elisabeth est par ailleurs journaliste société et host du podcast "Salade Tout".
Pour toute question ou proposition de collaboration, envoie-moi un e-mail.
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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium