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Mordant
 
Y aller avec les dents
 
Je ne sais pas si c’était Betty Davis, le café, le soleil qui était mort, la colère toujours bouillonnante ou cette journée, qui m’appartenait presque toute entière pour écrire. Je crois que c’était Betty Davis. Le funk rebelle de « They Say I’m Different » résonnait dans l’appartement et je voulais qu’il soit la BO de ma vie. Une existence qui ne se résumerait pas à un virus, mais qui consisterait à boire des vins vivants, porter des t-shirts de groupe, entrer en collision avec des inconnus et ruer dans les brancards du vieux monde, manger sans horaires, arpenter des crêtes et des plages, refuser que la bouffe obéisse à des logiques capitalistes. Une vie de « Nasty Gal » comme Betty, en somme.

Cette semaine, je te parle de livraison de repas à domicile, d’huître populaire et de militer par le beau. C’est Mordant, édition tardive #45.

 
 
« Votre commande est en route »
 
« Honnêtement, la plupart du temps, je ne réfléchis pas trop. Mon frigo est vide, ou il est tard, ou j’ai trop bu la veille, ou j’ai la flemme. Le plus souvent, j’ai juste la flemme. Et c’est facile : j’ouvre l’application, je swipe à droite, droite, droite, gauche, en réalité je sais déjà ce que je veux ; un burger de poulet, mais sans frites — les frites, ça ne tient pas la livraison. Et déjà, la première notification, 'Votre commande est en route'. Noa, quatre étoiles et demie. Je glisse sur le prénom, je regarde à peine la note, j'éteins l’écran. Ce qui est important, c’est le burger de poulet frit juteux, la sauce qui déborde, le pain brioché imbibé. Encore le son du téléphone. 'Votre livreur sera bientôt là'. Noa, quatre étoiles et demie. » C’est par ces mots que devait commencer le deuxième épisode de Salade Tout : Sauce Corona. Par un aveu. Une confession que je n’avais pas vraiment de mal à formuler : si ce n’est Jon, mon ingé son, presque tout le monde a déjà fait appel à un service de livraison de repas, je crois. Toi aussi peut-être, sûrement si tu habites dans l’une des 35 villes belges où Deliveroo est actif. Et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas grave, ça te concerne tout autant, puisque le débat compliqué autour des plateformes telles que Deliveroo et Uber Eats — ou encore Frichti en France — est celui du futur du travail. Ou plutôt du salariat. Je t’explique.
 
Écouter Salade Tout
Mais avant, un autre aveu : cet épisode, c’est probablement celui sur lequel je me suis le plus esquintée. Alors que j’imaginais la situation limpide — des coursiers exploités par des mastodontes sans scrupules —, je me suis retrouvée noyée sous les statuts, une chronologie foutraque et des points de vue opposés, mais logiques. Les premiers que je suis allée voir, ce sont les restaurateurs eux-mêmes. Après tout, c’étaient eux que les plateformes clamaient vouloir sauver du premier confinement, eux qui rendaient ce business possible. Rosa Nguyen, la patronne de la cantine Little Apo, et Guerric Silverberg, caviste et importateur de vins, font partie de ces nouvelles adresses proposées par les plateformes Deliveroo et Uber Eats, depuis le début du confinement — +900% rien que chez Deliveroo, soit 3 000 restaurants depuis le début de la pandémie. Et Rosa comme Guerric me l’ont affirmé : les sociétés de livraison ont permis à leur affaire de rester à flot, durant le lockdown. Mieux, elles ont parfois fait grimper leur chiffre d’affaires, moyennant évidemment une commission prélevée par les plateformes : 30% en moyenne et 15% lorsque le restaurateur assure lui-même la livraison, comme Guerric avec ses quilles. Une ruée vers l’or.

Puis, parce que c’était la seule chose censée que j’étais à peu près certaine qu’il faille faire, je suis allée voir Noa, quatre étoiles et demie. Au fait, il ne s’appelle pas vraiment Noa — c’est le pseudonyme qu’on a choisi ensemble dans sa Berlingo sous la pluie, en juillet. 34 ans, grand et doux, livreur depuis 2017 pour financer son projet entrepreneurial, comme 10% des coursiers interrogés par
une enquête commandée par Deliveroo. D’après le même census, 90% des livreur·se·s s’estiment satisfaits de leur collaboration avec la plateforme. Sauf que ce n’est pas le cas de Noa, coincé dans une relation de dépendance avec les sociétés de livraison. Conscient qu’il faudrait passer à autre chose, mais trop fauché que pour se lancer sans filet dans la création de son entreprise. Et pour ceux, comme lui, pour qui ces courses ne sont pas de l’argent de poche, mais un vrai moyen de subsistance, la crise sanitaire est synonyme de toujours plus de précarité. Plus de galères, ça veut dire plus de livreur·se·s. Et plus de livreur·se·s, c’est tout simplement moins de travail — ou plus difficile du moins. 

 
 
J’ai ensuite appelé Anne Dufresne, sociologue du travail et chercheuse associée au Centre Interdisciplinaire de recherche Travail, État et Société de l’UCL. Elle est aussi très engagée dans la cause des livreur·se·s, dont elle suit les tentatives d’union depuis plusieurs années. Je me suis alors retrouvée catapultée dans un autre monde : celui de la lutte syndicale et politique. J’étais convaincue de sa nécessité, bien sûr, mais j’avais aussi le sentiment qu’elle n'avait lieu qu’avec une partie des livreur·se·s. Les plus engagés, les plus éduqués, les plus informés, puisque j’avais aussi découvert que nombre d’entre eux ne connaissaient même pas leur statut, au sein de ces plateformes. Mais Anne Dufresne soulève un point important : Deliveroo et consorts réveillent la peur de la fin du salariat. Une crainte tapie derrière des années de combats sociaux pour un droit du travail qu’on voulait juste, pour tous.

Et puis là, tu te demandes peut-être pourquoi je te parle sans cesse de Deliveroo. À vrai dire, si je me suis surtout attaquée à cette entreprise dans mes recherches, c’est parce que en octobre 2021, elle devra passer devant le tribunal du travail de Bruxelles pour répondre de non-paiement de ses cotisations sociales — ce que conteste la plateforme, évidemment. C’est un peu compliqué, mais ne t’inquiète pas, je t’explique tout ça en clair dans Salade Tout. Ce que je peux déjà te dire, c’est que le jugement qui découlera de ce «
procès Deliveroo » créera sans aucun doute un précédent : après lui, l’économie de plateforme et le fameux « travail de demain » seront marqués à jamais, en Belgique.
Encore faim ?
  • On me demande souvent pourquoi je n’ai pas parlé du fiasco signé Take Eat Easy, dans cet épisode. C’est simple : choisir, c’est renoncer, et j’ai dû sélectionner certains combats pour leur donner la nuance qu’ils méritaient. Mais tu peux lire davantage sur l’histoire de cette start up belge qui a laissé des centaines de livreur·se·s sur le carreau dans cet article du média indépendant français Les Jours.
  • L'excellente photographe et reporter Pauline Beugnies (Rester Vivants, Shams) vient de boucler le tournage de son prochain documentaire. Il suivra le parcours d’un ancien coursier vedette, devenu porte-voix de la lutte pour les droits des livreur·se·s. Diffusion au printemps 2021.
  • En 2018, la revue Alter Échos racontait la tentative de formation d’un collectif indépendant de coursiers, qui entendait bien concurrencer Deliveroo.
  • À 30 ans, Jules est devenu pédaleur pour Frichti. Son quotidien surmené et désenchanté, il le raconte dans cet épisode des « Pieds sur Terre » de France Culture.
  • Depuis quelques jours, la livraison de repas à domicile refait parler d’elle, alors que des coursiers français ont décidé d’attaquer en justice les plateformes. Le Monde chronique notre paresse qui prime sur la protection des travailleurs et Télérama interroge l'algo d’Uber et Deliveroo.
 
 
Trait pour trait
 
Elle est de ces artistes discrètes, qui cultivent leur talent sans effusion. Peut-être parce qu’elle est autodidacte, et que ce n’est jamais simple de se donner à voir au monde, quand on s’est fait la main toute seule. C’est avec la même sobriété qu’Éliane Cheung a répondu à ma demande : je voulais qu’elle soit l’une des artistes visuel·le·s qui se confient parfois dans Mordant. J’aime l’infinie patience de laquelle semblent naître ses illustrations, un million de petits traits qui deviennent reliefs, textures, puis odeurs, saveurs. Éliane recrée des plats de papier, d’abord sur son blog, puis dans des livres — À la table d’une famille chinoise et plus récemment Terrines, rillettes, saucisses et pâtés croûte, dont je te parlais déjà ici. Elle m’a fait le plaisir de répondre à quelques questions.
 
Qui es-tu, Éliane ?
Je suis illustratrice. Je dirais bien illustratrice culinaire, puisque c'est surtout pour mes dessins de bouffe que je suis connue, mais je ne veux pas me cantonner à ça — même si j'adore dessiner la nourriture et manger. Je suis née à Paris dans les années 1970 d'une famille immigrée chinoise et j'ai grandi dans l'univers de la restauration : mes parents et mes grands-parents maternels avaient leur restaurant, de même que des oncles et tantes ainsi que nombre d'amis de mes parents. Se réunir et manger ensemble est au centre de nos vies. Alors qu'on est très pudique dans nos relations parents-enfants et dans l'expression de nos sentiments, la cuisine nous permet d'exprimer notre affection... sans limite et sans risque. Tout ça, j'en parle dans mon livre
À la table d'une famille chinoise, un recueil de recettes de famille que j'ai illustré moi-même, et qui est paru en 2016. De la honte de mes origines que j'ai pu ressentir quand j'étais plus jeune, je suis passée à l'affirmation de cette double identité et double culture : je suis française et chinoise.
 
©Eliane Cheung
 
L’illustration culinaire, c’était une évidence pour toi ?
Tout d'abord, je n'ai aucune formation artistique : je suis entièrement autodidacte. Je dessinais beaucoup quand j'étais petite, mais j'ai arrêté vers l'âge de vingt ans par insatisfaction et frustration de ne pas arriver à faire mieux. Puis je me suis remise à dessiner en 2009, après deux événements déterminants : la découverte du livre
Tokyo Sanpo de Florent Chavouet, avec des illustrations folles qui m'ont donné envie d'acheter une boîte de crayons de couleur et de dessiner à nouveau, et un voyage au Japon au cours duquel j'ai tenu un carnet de voyage avec des petits dessins par-ci par-là — dont un minuscule sushi comme premier croquis de bouffe. Quelques mois plus tard, je postais mes premières illustrations sur mon blog de cuisine et c'est comme ça que tout a démarré. Les dessins ont tout de suite eu un accueil très enthousiaste, ce qui m'a encouragée à continuer. En 2012, les Éditions Alternatives m'ont contactée pour me demander si j'avais des idées de projet de livre, en 2013, Sonia Ezgulian me proposait ma toute première collaboration professionnelle et en 2016, je quittais mon boulot de linguiste pour me consacrer entièrement à l'illustration. Un rêve d'enfance inavoué qui se réalisait.

Qu’est-ce qui t’intéresse visuellement, dans la bouffe ?
Je suis très sensible à la beauté des choses et dans la nourriture, la beauté est omniprésente : dans les formes, les couleurs, les textures — je parle des produits bruts tels qu'ils nous sont offerts par la nature. J'aime leur beauté pure, même si la main du cuisinier ou de la cuisinière en fait quelque chose de très beau et intéressant aussi. Le défi pour moi, c'est de restituer cette beauté, mais aussi de donner envie, en rendant ça appétissant.

Qu’est-ce que tu préfères représenter ? Et qu’est-ce qui est impossible à illustrer ?
J'aime beaucoup dessiner les fruits et légumes, mais de manière générale, ce que j'aime retranscrire, ce sont les souvenirs : des aliments et des plats que j'ai goûtés et adorés, des repas marquants. Pour le travail, je dessine bien sûr ce qu'on me demande, mais en soi, un plat de chef·fe magnifiquement dressé dont je n'ai que le visuel m'intéresse moins qu'un plat moche que j'ai aimé et qui évoque des souvenirs. 

 
©Eliane Cheung
 
 
Avec mon style de dessin, les plats de nouilles ou avec beaucoup de grain(e)s sont longs et compliqués à dessiner, mais pas impossibles. Pour le dernier livre que j'ai illustré, Terrines, rillettes, saucisses & pâtés croûte de Gilles et Nicolas Verot, j'ai séché jusqu'à la dernière minute sur les rillettes, mais une fois qu'on a trouvé la parade — en l'occurrence une tranche de pain, mais ça peut être un contenant, un accessoire, un décor ou une façon de présenter —, je pense que rien n'est impossible à illustrer.

Le projet d’illustration food ultime ?
Mon projet et rêve ultime serait de pouvoir tenir en permanence un journal intime culinaire illustré pour documenter tout ce que je mange,
comme je l'ai fait en 2015. C'est un projet personnel qui n'a pas tellement de sens, je le reconnais. Plus sérieusement, le projet de mes rêves serait un projet engagé, au service d'une meilleure alimentation, un projet qui contribuerait à faire bouger un peu les choses. Mais « militer par le beau », comme le dit si bien Sonia Ezgulian, c'est déjà pas si mal.

 
L’huître populaire
 
Ça a toujours été une fête, tu sais. Les huîtres, chez moi, on n’en servait qu’à Noël. Mais sans exception, à chaque réveillon, et j’en volais toujours une ou deux — sauf l’année où j’ai raté l’ouverture des cadeaux à cause d’une intoxication. En Belgique, on n’a pas la culture des huîtres de marché, alors ça a toujours été un plaisir un peu bourgeois à mes yeux, un mets endimanché. Puis, j’ai commencé à en voir dans des camions-à-manger et même à la terrasse de mes bars préférés. Ce n’est pas tant que leur prix avait baissé, mais on avait envie de se sentir l’iode en ville, se réapproprier un aliment qu’on mange depuis la nuit des temps et faire comme si on était sur notre trente-et-un, mais entre copains. J’ai écrit un article là-dessus, et il est dans le Vif Weekend de cette semaine.

J’en ai profité pour poser des questions à Johann et Caroline de
Ça Tangue, à la fondatrice d'Iode Club Elisabeth, à Nikolaj, le boss de Fiskeskur et au chef du Bain des Dames, Alexis. Ce dernier m’a légué les quelques recettes d’huîtres chaudes qui ont permis de faire accepter les mollusques dans ma cuisine, où tout le monde ne les aime pas autant que moi. La plus simple fait danser les coquilles sous le gril, jusqu’à ce que le beurre et l’échalote frétillent. Je te la glisse ici.

 
 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • C’est de saison : je suis allée fouiller dans les archives de la Sonuma, et je t’ai dégoté un reportage de 1973 sur la fabrication des spéculoos.
  • La poétesse du vin nature Pauline Dupin-Aymard sort une petite collab’ avec le pop-up store de Native, à Perpignan : des tote bags peints à la main, où ondulent ses mots doux au pinard. Et c’est joli comme tout.
  • En parlant de quilles, j’aime celles pleines de grain du compte Instagram Club des Andouilles.
  • Damien Aresta est l’auteur d'une newsletter atypique et intime. C’est aussi le fondateur du label Luik Records, l’un des membres du groupe de noise It It Anita, le créateur d’un festival de graphisme et encore tout un tas de choses. Si tu veux mon avis, c’est surtout un doux farfelu, qui vend désormais également ses dessins « sans regarder ». La série s’appelle « Badly Drawn » et je lui ai acheté une chemex tordue alors que je n’en possède même pas. Comme quoi, c’est contagieux.
 
De Betty Davis à la nuit tombée, j’ai glissé vers Julia Holter, puis Soko et encore November Ultra. Le dedans s’est fait plus chaud et moins brûlant, tandis que je t’écrivais cette nouvelle lettre. Une par semaine, ce n’est pas toujours simple — d’ailleurs je saute parfois quelques jours, comme cette fois —, mais c’est toujours un grand accomplissement de parvenir à ces mots de fin. Ceux où je te dis à la semaine prochaine, et que le formulaire d’inscription est ici, et que ce serait gentil de partager Mordant, parce que tu sais que le bouche-à-oreille, il n’y a que ça de vrai. Oh, et il y a le bocal à pourboires aussi, qui sert ces derniers temps à rémunérer justement des personnes qui s’investissent dans un petit quelque chose pour Mordant. Ça devrait voir le jour en janvier. Je ne t’en dis pas plus pour l'instant, fais-moi confiance.

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Elisabeth est par ailleurs journaliste société et host du podcast "Salade Tout".
Pour toute question ou proposition de collaboration, envoie-moi un e-mail.
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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium