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Mordant
 
Mordant est une newsletter hebdomadaire qui interroge la société par le biais de la bouffe — et vice-versa. C'est le fruit d’un travail journalistique indépendant. La manière la plus concrète de le soutenir est de faire tinter le bocal à pourboires. C’est ça, ici.
 
Y aller avec les dents
 
Je l’ai dessiné mille fois, ce geste. Enrouler mes doigts raides et glacés contre la paroi brûlante, atténuer la morsure du froid avec une autre. Dans l'alcôve de mes mains, au choix, une soupe, un thé, un café lorgnant sur la rue. Au propre et au figuré, c’est ce qu’on a constamment tenté de faire, toi et moi, ces derniers mois : peloter le peu de chaleur qu’on arrivait à attraper, l’étreindre jusqu’à la moelle, s’y accrocher pour ne pas flancher.

Cette semaine, je te parle de vin chaud, de santé mentale et de croquettes aux crevettes. Mordant, toujours là pour toi.

 
 
« Tout ceci est en train de me tuer »
 
Ses bras sont serrés autour de lui, ses sourcils froncés, mais pas fâchés — plutôt peinés. Robert Van Craen est le patron de la brasserie Verschueren dont je te parlais il y a quelques semaines. Un bistrot comme une île, un abri même quand il était fermé. Mais ça, c’était avant. Avant que Robert ne croise les bras et n’ouvre la bouche pour raconter comme le V. est désormais un bateau à la dérive, vidé de ses passagers. Les primes octroyées et la réduction de loyer ne suffiront pas à sauver le café de quartier. Robert le sait, maintenant il le dit. Et je n’arrive pas à me figurer comme ça doit transpercer de prononcer « Si on ne fait rien, le Verschueren va mourir ». J’imagine que ça tord le cœur et l’estomac au même endroit. Que ça tient éveillé dans le noir. Que la peur et la tristesse mêlées, ça prend toute la place.

On n’en parle jamais, ou en tout cas pas assez, de la santé mentale des travailleur·se·s de l’horeca — pour hôtellerie, restauration, cafés. Bizarrement, on l’évoque encore moins ces derniers mois. On parle du danger des faillites, bien sûr, mais peu des humains derrière, comme s’il n’y avait que la violence économique qui frappait, et qu’elle ne faisait pas aussi vriller les cœurs et les esprits. C’est à nouveau outre-Atlantique que j’ai pu trouver
un papier pour éclairer ce pan sombre de nos conversations culinaires. Pour Grubstreet, le journaliste américain Chris Crowley a écrit « All of This Is Kind of Killing Me Right Now », un article au titre glaçant — qu’on pourrait traduire par « Tout ceci est en train de me tuer ». La phrase est prononcée par le serveur d’un restaurant bien connu de Manhattan. Les effectifs y ont été réduits et l'homme fait partie de ceux qui doivent rester chez eux. « Pour les personnes qui ont dû passer ces dix derniers mois sans emploi ou sous-employées, l’isolation et la dépression sont inévitables », expose Chris Crowley.

Aux États-Unis, contrairement à la France ou la Belgique, de nombreux restaurants ont pu rester ouverts. Mais ne t’y trompes pas, celleux qui ont continué à trimer sont également au bord du gouffre. L’article brasse plusieurs témoignages d’acteur·rice·s de la restauration — bartenders, restaurateur·rice·s, personnel de salle, citoyen·ne·s et sans papiers — épuisé·e·s par les journées sans fin en équipe réduite, l'incertitude et la peur de tomber malade au coude à coude avec celle de perdre son revenu. « Elle dit que depuis qu’elle est revenue au travail, elle fait approximativement deux tiers de son chiffre d’avant la pandémie », raconte le journaliste à propos d’une autre serveuse. « Les shifts, pourtant, sont bien plus stressants depuis que le covid et ses nouvelles préoccupations, responsabilités et règles ont transformé son métier. ‘Tout le monde est cramé parce qu’on est tout à coup devenu·e·s des sorteur·se·s, des infirmier·ère·s bizarres qui prennent votre température, des babysitters — ‘Ne vous levez pas s’il vous plaît ! Portez votre masque s’il vous plaît !’ », explique la concernée. 

 
©Charles Deluvio/Unsplash
 
Car l’un des plus gros problèmes actuels de la restauration, ce sont les client·e·s. elleux-même qui, le temps d’une sortie au restaurant, veulent retrouver « leur vie d’avant » — celle où il ne fallait pas se couvrir le nez et la bouche pour aller aux toilettes, où l’on pouvait être huit à table, où le service était fluide et rapide, où l’on n’était pas obligé de lever le camp à 20 ou 22 heures. Puis il y a celleux qui ne prennent même plus la peine de cacher leur racisme dirigé contre les personnes d’origine asiatique, responsables selon elleux de tous les maux, mais surtout du covid. Entre les moues dégoûtées, les remarques xénophobes et les pourboires plus rares, les discriminations frappent à l’identité comme au portefeuille.

Là-bas comme ici, ce sont les bars et les restaurants qui payent la légèreté ou la malfaisance des clients — en Belgique, de 500 à 6 000 euros pour non-respect des mesures, quand ce n’est pas la fermeture administrative. Alors iels sont épuisé·e·s. Par ces consignes à répéter un millier de fois la journée autant que par la charge de travail. L’ouverture, la fermeture, quotidiennement, avec de temps en temps, 24 ou 48 heures pour souffler entre les deux. Une pause qui ne suffit souvent pas quand la fatigue mentale et morale vient s’ajouter à l’épuisement physique. Pour les acteur·rice·s de la restauration, le cocktail d’abattement, d’anxiété, d’incertitude et de normalité feinte est explosif. 
« Je suis à court d’argent, je suis vidée émotionnellement ».
— Amelia, manager de bar interrogée par Chris Crowley dans Grubstreet
Les États-Unis ne sont pas la France ou la Belgique. Les soins de santé y ont un coût exorbitant, les assurances accessibles à une partie de la population seulement. Au nom de la liberté d’entreprendre, la sécurité sociale y est quasi inexistante. Pourtant, je ne sais pas toi, mais je n’ai pas de mal à imaginer la situation se reproduire à la réouverture de nos restaurants. Notre faim de manger dehors ne laissera pas de répit aux travailleur·se·s de l’horeca, déjà épuisé·e·s par des mois d’angoisse économique. La pression à la normalité viendra des deux côtés du passe, avec des chef·fe·s et des patron·ne·s acculé·e·s et pressé·e·s de faire retrouver à leur établissement la santé, au moins financière. Il reste quelques semaines avant que les portes ne rouvrent et les cuisines se remplissent. Le temps, qui sait, d’enfin mettre la problématique de la santé mentale sur la table.

Encore faim ?
 
Chaud vin
 
Je t’ai déjà parlé de Sandrine Goeyvaerts. J'admire cette autrice et caviste curieuse, franche et courageuse, qui se bat pour que le milieu qu’elle arpente soit plus juste envers les femmes et les personnes minorisées — au péril de sa propre tranquillité. Puis j'aime aussi sa gouaille, ses jurons et son petit côté « je-jouis-de-la-vie-et-je-vous-emmerde ». Alors, qui d’autre pour défendre le vin chaud, ce plaisir coupable qui ne devrait pas en être un, mais dénigré par les vrais amateurs ? Avec Sandrine, on a causé hypocras, vin blanc, kumquat et George Michael, histoire de mettre toutes les épices de ton côté, cet hiver.
Est-ce que le vin chaud, c’est forcément du mauvais vin ?
Non, c’est comme tout : ce n’est jamais mauvais à partir du moment où on utilise de bons produits. D’ailleurs, on oublie souvent que le mélange de vin, d’épices ou de sucre, ce n’est pas quelque chose qui est sorti d’un chapeau dans les années 80. Les Romains avaient déjà théorisé les vins aux épices et on en a retrouvé des traces tout au long du Moyen Âge. Au départ, on buvait ces vins « fortifiants » pour des raisons médicinales. On a fini par se rendre compte que ça ne soignait pas grand-chose, mais que c’était vachement agréable à boire. On a donc tous les droits de se le réapproprier et d'en faire une boisson à la fois bonne pour le corps, l’esprit et la convivialité.

C’est quoi le genre de flacon idéal, pour le coup ?
Ça dépend si tu pars sur un vin chaud rouge ou blanc. L’idéal évidemment, c’est de choisir une bouteille de qualité — sans pour autant sortir le grand cru super cher. Il faut réaliser qu’un vin, à partir du moment où on le cuit, se concentre : si tu concentres de la merde, tu obtiendras de la merde puissance mille. Moi je choisirais un Pays d’Oc un peu typé, avec du corps. Un pinot noir d’Alsace ou un gamay seront probablement trop légers, mais un vin du Sud bien fait, avec un peu de charpente, ça, c’est intéressant. Pour le blanc, c’est pareil, il vaut mieux aller chercher des vins un peu plus gras, plus larges. Un chardonnay ou un viognier, ça peut être très bien. 

Comment on prépare du vin chaud, au fait ?
On mélange le vin avec un peu de sucre et des épices — de la cannelle ou de la badiane, des clous de girofle, pourquoi pas du genièvre, puisqu’on en a en Belgique. On peut aussi s’amuser et jouer avec les agrumes : l’orange et le citron sont des classiques, mais pourquoi pas du cédrat, du cumbawa, des kumquats. Pour le blanc, j’aime beaucoup ajouter du gingembre, de la cannelle, de la pomme — fraîche ou séchée.

Je fais chauffer tout doucement le vin et j’ajoute les autres ingrédients progressivement en jouant sur les temps de macération. Si on met des clous de girofle tout au début par exemple, le résultat risque d’être trop fort. Plus les épices sont puissantes, moins longtemps on les laisse en contact avec le vin. Par contre, les peaux d’agrumes, on peut y aller. Le plus important, c’est de ne pas faire bouillir le vin. Jamais. On le fait frémir, mais pas plus. Le problème, si on le fait bouillir, c’est qu’on perd en alcool, mais surtout, qu’on fait grimper l’amertume. Quand le vin est amer, on a tendance à ajouter du sucre, et on perd l’intérêt de cette boisson qui doit être réconfortante, mais pas trop douce. À la fin, je filtre, et j’ajoute à nouveau des peaux d’agrumes fraîches. 


Et on le boit quand ?
Quand on vient d’aller se balader dans les bois avec son chien, pour accompagner des biscuits de Noël ou pourquoi pas, à la fin du repas à la place d’un café ou d’une infusion. Finalement, ce n’est pas une boisson très alcoolisée, elle est plutôt régressive. Ce qu’elle m’évoque, ce sont les fêtes, ces moments à faire le sapin avec George Michael en fond. L’intérêt, ce n’est pas l’alcool, mais les épices, le côté chaleureux.  
 
©Charles Deluvio/Unsplash
 
Docteur Hiele et Madam Kroket
 
Une semaine à écrire et arpenter la plage d’Ostende de long en large, j’ai connu pire comme attente. Je n’avais pas passé autant de temps à la mer du Nord depuis mes six ans, alors ça faisait comme un nouveau terrain de jeu, un peu gris et morne, mais aussi réconfortant. J’aime le goût de la mer et celui du feu, et je les ai retrouvés dans ces deux adresses de la côte belge.

Elle est un peu frêle, mais terriblement assurée quand elle remballe ma question. Non, ça ne se réchauffe pas au four, des croquettes. Ça se mange là tout de suite ou ça se cuit chez soi, à la friteuse. Bien sûr, la première fois, je ne l’ai pas écoutée. La seconde, tout était différent : la structure croustillante et légère, la farce onctueuse et intensément poivrée, les crevettes grises bien fermes barbotant au milieu. À Ostende, Fabienne Schroetter est « Madam Kroket » en flamand et en français, derrière son minuscule comptoir thématique. Ses croquettes rustiques sont farcies aux crevettes, c’est inévitable, mais aussi aux langoustines, aux trois fromages, au crabe et même au vol-au-vent. Le persil frit est grassement anecdotique, mais hé, ça s’appellerait « Madam Persil », sinon.

Madam Kroket
Nieuwestraat 25, Ostende

J’ai failli ne pas le reconnaitre sans sa veste de cuisinier, le bonnet rouge enfoncé jusqu’aux yeux.
Willem Hiele est de ces chefs que je m’étais juré de visiter cette année. Sa cuisine iodée m’intrigue, elle qui ne vit que pour les braises et le grand air. Son restaurant, même fermé, était à l’autre extrémité de la digue et la chance était trop belle. D’autant que pendant ce deuxième confinement, il a fait dresser une large tente pour accueillir Boetik Raphaël, un petit marché de producteurs éphémère. Il a aussi rallumé son four à bois, où ses gars envoient des pizzas à la crème de potimarron, huile de graines de courge grillées et kale. Une galette fine et pourtant costaude à aller manger plié·e entre les dunes, comme les pêcheurs.

Boetik Raphaël
Pylyserlaan 138, Coxyde 

 
POST-SCRIPTUM 🥨
  • Le Verschueren a lancé une cagnotte pour renflouer ses caisses vidées par le covid. Le Leetchi qui fait le plus chaud au cœur de l’année, c’est par ici.
  • La semaine dernière, je remplissais ta hotte de cadeaux à bâfrer. Une bande dessinée, des tasses design et des assiettes à maki, ce sont les trois présents préférés des lecteur·rice·s de Mordant.
  • Black Culinaria est un sommet en ligne dédié aux gastronomies africaines. L’évènement a lieu jusqu’au 20 décembre, avec notamment le blogueur belge Roger Dushime qui me parlait de sauces piquantes dans cette édition.
  • Le réalisateur Rodolphe Marconi a suivi la descente aux enfers de Cyrille, un agriculteur français de 30 ans criblé de dettes. Il en parle à Brut et c’est, tu t’en doutes, bouleversant.
  • La dernière édition du magazine Sandwich coûte 100 dollars. Un coup fomenté par le chef Tunde Wey, un défenseur du concept de réparation pour les cuisinier·ère·s minorisé·e·s.
  • Foodtroc est une nouvelle communauté en ligne qui propose d’échanger ses compétences culinaires contre de nouveaux skills. Le premier workshop est dédié à l’aiguisage de couteaux.
  • La plateforme punko-viticole No Wine Is Innocent a publié sa liste au Père Noël : douze cadeaux à boire et à manger entre 0 et 5 555 boules.
  • Je suis sûre que ça t’est déjà arrivé. Le plat que tu as mijoté est formidable, mais il ne ressemble à rien. Tu as beau le mitrailler sous toutes ses coutures, il tire toujours cette tête de bouillie palotte. Dans cet article, treize journalistes food présentent les assiettes que tu ne verras jamais sur Instagram.
 
Je me demande souvent ce que tu bois, ce que tu manges, quand tu lis Mordant — si toi aussi, tu enroules tes doigts autour d’un verre ou d’une tasse pour mieux faire glisser les mots. Si tu veux me le raconter, ça ou autre chose, n’hésite pas à m’écrire. Si tu n’as pas encore tes petites habitudes, parce que tu viens de débarquer, bienvenue et file donc t’inscrire là-bas. Ce que tu as lu t’a plu ? Propage donc Mordant autour de toi, en transférant cet e-mail ou en partageant la newsletter sur tes réseaux sociaux. Depuis autant de mois que cette pandémie, j’ai aussi une cagnotte en ligne qui fonctionne plutôt bien pour me montrer que tout ceci compte, finalement.

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Elisabeth est aussi journaliste société et host du podcast "Salade Tout".
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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium