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Mordant
 
Mordant est une newsletter hebdomadaire qui interroge la société par le biais de la bouffe — et vice-versa. C'est le fruit d’un travail journalistique indépendant. La manière la plus concrète de le soutenir est de faire tinter le bocal à pourboires. C’est ça, ici.
 
Y aller avec les dents
 
La scène est absurde et vaguement symbolique. Il est 19h30 et j’ignorais même que des poissonneries étaient encore ouvertes à une heure si avancée de l'hiver. L’étal de celle-ci est tout de verre vêtu et couvert de glace pilée. Entre la vitre et les glaçons, des crevettes roses se font la malle à la verticale. Le poissonnier n’y voit que du feu, mais les crustacés dégringolent entre les deux parois, comme des chaussettes derrière une commode glacée. Cette année, tu auras eu beau t’habiller et faire semblant, faire de ton mieux, décembre a un goût de trop peu, de foireux.

Cette semaine, je te parle de ce qui devrait cesser de foutre le camp : le droit universel de se nourrir — et de ce qu’on veut, en prime. D’aide alimentaire, donc, mais aussi de poèmes et de deviled eggs. Ce n'est pas un conte de Noël. C'est Mordant, à contre-courant. 

 
©Amr Serag/Unsplash
 
Salade Rien
 
Comme un trou dans la poitrine. C'est la longue litanie qui avait creusé la cavité, et les visages derrière elle qui la remplissaient : « Deux adultes, trois enfants. Un adulte, pas de pain. Un adulte, deux enfants. Deux adultes, un enfant ». Et comme ça, encore et encore, sans s’arrêter, pendant les deux heures de distribution du repas. Cette énumération mortifère, c'est la première phrase que j'ai inscrite dans la conduite du podcast. C'était mon point d'ignition ou plutôt celui du débordement : la réalisation terrible que ce jour-là, à 14 heures, 600 personnes seront passées devant le comptoir en plexiglas pour recevoir du riz, un morceau de viande, du pain, une bouteille d'eau et un soda, rien qu'aux Restos du Cœur de Charleroi.
Comme tous les sujets de Salade Tout, ce double épisode sur l'aide alimentaire a été allumé par une intuition, quelques titres de journaux et un brin de logique. Je fais généralement peu de recherches avant de partir sur le terrain. J'aime cette avancée à tâtons, la confiance qu'il faut alors placer dans celleux que je rencontre. Et une fois n'est pas coutume, la réalité toute crue m'a sauté au visage : la crise sanitaire, qui allait bien finir par se doubler d'une crise économique, avait fait avancer encore un peu la ligne de la précarité et creusé les estomacs. La queue sans fin devant les Restos du Cœur, le premier lieu où je me suis rendue pour cet épisode, en étaient la preuve la plus accablante. Les chiffres glissés par la directrice du centre carolo allaient achever de m'ébranler : au mois de septembre dernier, la fréquentation du centre avait augmenté de 80% depuis le débarquement du Covid-19. Plus de la moitié des bénéficiaires n'avait jamais fait appel à l'aide alimentaire auparavant.

Aux personnes sans-abri, il fallait désormais ajouter les p·mères de famille, les trimeur·se·s de l'économie informelle, les petit·e·s indépendant·e·s, les travailleur·se·s du sexe, les artistes et les techniciens du spectacle. C'est pour ces derniers que
Feed the Culture a émergé, tel un champignon au milieu de la pourriture : une petite association spontanée qui a fait sortir de terre une épicerie solidaire approvisionnée en invendus.  « Chaque distribution, c'est un marathon, c'est un miracle », m'a confié Pauline Duclaud-Lacoste, à l'initiative de Feed the Culture. « On savait dès le départ qu'on voulait faire une épicerie en libre-service. Beaucoup [des autres] structures fonctionnent par colis. C'est-à-dire qu'un colis est préparé et que la personne vient chercher une ou plusieurs portions en fonction du nombre de personnes dans son foyer. Chez nous, tu choisis tes tomates. Tu choisis ton steak. Et tu choisis si tu veux des pâtes ou de la semoule, en fait ».
 
©Unsplash
 
Tu peux le dire : j'étais naïve. Et privilégiée, forcément, pour ne pas avoir réalisé qu'une part dramatique de celleux qui m'entourent ne choisissent tout simplement pas ce qu'ils mettent dans leur frigo, dans leurs placards. Qu'il était presque indécent de suggérer qu'iels pouvaient faire de meilleurs choix alimentaires, en se fournissant dans des commerces éthiques pour pas beaucoup plus cher, quand leur priorité est simplement de manger. Qu'on ne les autorise pas à faire « la fine bouche », tu vois, iels prennent ce qu'on leur donne — un colis alimentaire pour une semaine, dix jours au mieux. La moitié de son contenu provient du Fonds européen d'aide aux plus démunis. Il permet de produire une vingtaine d'aliments — des pâtes, du riz, des pois chiches, de l'huile d'olive, du chocolat noir — directement destinés aux personnes dans le besoin. Le reste consiste en des invendus glanés par la banque alimentaire, m'explique Brigitte Grisard de la Fédération des Services sociaux. 
« Il faut arrêter de construire du soin palliatif de la nourriture. Tout ça, c'est du sparadrap. Il faut absolument renforcer les salaires, les allocations familiales, ou travailler sur le coût du logement. (...) C'est d'abord et avant tout là-dessus qu'il faut bosser, plutôt que d'installer un centre de distribution par-ci, un autre par-là. ».
— Brigitte Grisard, chargée de projet à la Fédération des Services sociaux
Ce message, je l'entends d'abord comme un paradoxe : Brigitte Grisard a beau travailler pour l'organe qui chapeaute la concertation entre les acteur·rice·s de l'aide alimentaire, elle souhaite que le secteur disparaisse. Parce que ça signifierait qu'on n'en aurait plus besoin. Peut-être aussi parce qu'il est devenu un système qui soigne les symptômes, mais pas les racines de la maladie. Alors plutôt que des colis alimentaires, elle préférerait voir se garnir les portefeuilles des bénéficiaires de chèques repas, par exemple. C'était aussi l'une des solutions préconisées par sa collègue Céline Nieuwenhuys, membre du comité d'experts en charge de la stratégie de déconfinement, au printemps dernier. Sa demande n'a pas été entendue. Les colis, eux, sont toujours plus nombreux. Et pour les recevoir, il faut montrer patte blanche : prouver qu'on vit sous le seuil de pauvreté — 1 139 euros par mois pour une personne seule —, comme 16% des Belges.
 
©Marjan Blan/Unsplash
 
Comme s'il n'était pas suffisamment difficile de se rendre dans un organisme d'aide alimentaire, celle-ci est conditionnée. En petites portions et à l'euro près, parce que notre société a peur des goinfres, des profiteur·se·s. Alors on régule ce qu'iels ont le droit d'obtenir ou non, ce qu'ils ont le droit d'avaler ou pas. « Il y a des gens qui peuvent choisir ce qu'ils mangent et d'autres qui ne le peuvent pas. C'est pourtant une liberté fondamentale, qu'on enlève à ces personnes en leur disant : "Voilà ce que tu vas manger, et si tu as faim, tu n'as pas intérêt à chipoter" », dénonce dans l'épisode Céline Nieuwenhuys. D'autant que la théorie du profiteur·se rendu amorphe par la société à laquelle il ne rend rien a été démontée par les travaux de la récente prix Nobel d'économie Esther Duflo, notamment. Au contraire, ces mécanismes de contrôle ont tendance à maintenir les personnes précaires dans la pauvreté.

Reste qu'en Belgique, manger à sa faim est un droit citoyen. La prochaine fois, je te raconterai ce qu'il advient de celles et ceux qui ne le sont pas, citoyen·ne·s, lorsque la crise tenaille leurs estomacs.

 
Écouter le podcast
Salade Tout : Sauce Corona est la seconde saison d’un podcast créé avec Axelle Minne pour la RTBF, et qui enquête sur les problématiques alimentaires réveillées par la crise sanitaire. Ça s’écoute sur toutes les plateformes de podcasts. Salade Tout est aussi sur Instagram.
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La poésie des œufs mimosa
 
« Meal ticket » — « Coupon repas » —, c'est le titre d'un bel et anxieux poème étonnamment consacré au coronavirus et aux allées de supermarché, écrit par Drew Pisarra et publié il y a quelque temps par le magazine Food and Wine. Quelques jours plus tard, un autre écho poétique faisait irruption dans mon quotidien culinaire. À la page 152 du livre Now and Again,  l'activiste et autrice Julia Turshen se remémore ses années étudiantes à New York, au cours desquelles elle a étudié la poésie. L'une de ses professeur·e·s n'était autre que la poétesse Karen Swenson, qu'elle admirait pour son parcours intrépide, indépendant et sa personnalité particulièrement sociable. « Puisque tous mes poèmes parlaient de bouffe, elle savait que j'aimais manger, et je me suis mise à lui donner un coup de main de temps en temps, quand elle organisait l'un de ses dîners festifs. En échange de quoi, j'avais le droit de m'asseoir à sa table remplie de personnes intéressantes », raconte Julia Turshen. « Elle disait toujours qu'une fête n'en était pas une sans deviled eggs. Je n'aurais pas pu être davantage d'accord ».

Et moi donc, dont les réveillons d'enfant étaient toujours accompagnés de puits mimosa au jaune onctueux surplombé d'œufs de lompe — un luxe, alors. La recette de l'Américaine a ce twist pimenté qui transforme la madeleine d'enfant en bouchée d'adulte, toujours un peu rétro. Sept minutes de cuisson, de la mayonnaise, de la moutarde fine et en grains, un trait de jus de citron, quelques gouttes de sauce pimentée, de la ciboulette et une pincée de sel. C'est tout.

 
©Masahiro Naruse/Unsplash
 
POST-SCRIPTUM
  • En pleine période des fêtes, le dernier épisode du podcast Bouffons s'intéresse avec beaucoup de pertinence aux réunions en non-mixité... autour d'une table.
  • Le chef David Chang en prend pour son grade dans ce long article publié sur le site du magazine Eater, qui dénonce les agressions vécues par ses employé·e·s « au nom de l'excellence », éludées dans son récent livre.
  • Dans les Marolles, Café Congo et Malaika Coffee ont installé il y a peu une petite caverne aux trésors où l'on trouve notamment un jus de gingembre à réveiller les morts (rue du Chevreuil 9, Bruxelles).
  • Covid oblige, la cidrothèque Joran exporte ses meilleurs cidres artisanaux belges dans ton salon, avec un coffret de six bouteilles qui a tout bon.
 
Comme les poissons sur l'étal, j'ondule et m'échappe loin du givre du monde pour tenter de trouver un peu de chaleur autour d'un feu de bois et d'un bon repas. J'espère qu'il y a sur ta table de quoi faire ripaille et autour de toi suffisamment d'envie d'étreindre que pour te réchauffer. Et entretemps, si cette newsletter a réveillé quelque chose en toi, fais passer le message — réseaux sociaux, formulaire d'inscription, e-mail, lecture à haute voix, c'est toi qui vois. Mieux encore, glisse donc quelques euros dans ce bocal à pourboires, d'accord ?

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Elisabeth est aussi journaliste société et host du podcast "Salade Tout".
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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium