Copy
Mordant
 
Mordant est une newsletter hebdomadaire qui interroge la société par le biais de la bouffe — et vice-versa. C'est le fruit d’un travail journalistique indépendant. La manière la plus concrète de le soutenir est de faire tinter le bocal à pourboires. C’est ça, ici.
 
Y aller avec les dents
 
Il faut t'imaginer la lumière froide du lendemain sur une nappe froissée, criblée de petits monticules de miettes grises. Les éclaboussures et les souillures séchées, les verres vidés et l'estomac plein de ressac. C'est l'effet que me fait la première semaine de l'an, quand les guirlandes sont déjà ridicules, mais que le soleil tire l'édredon. C'est accessoirement celle de mon anniversaire, surtout celle des bilans. Une dernière fois, relire la page tachée de l'année dernière pour y sauver ce qu'on aurait manqué, avant de la tourner.

Cette semaine dans Mordant, je te parle donc des 20 essais, papiers, podcasts et sujets qui ont marqué mon année 2020, et la tienne aussi, sûrement. Les fondations sur lesquelles élever ce qui vient, ce qui sera.

 
©Mordant
 
2020 plein les crocs
 
C'était — c'est toujours — l'objectif premier de Mordant : te partager, semaine après semaine, ce qui défile devant mes yeux et dans mes écouteurs à propos de nos assiettes ; comment nous les remplissons et ce qu'elles disent de nous. Et bon sang, il s'en est passé des choses, au cours de l'année qui vient de s'écouler. La pandémie, évidemment, partout et tout le temps, BLM infusé jusque dans le monde du vin et de l'agriculture, les rebonds de #MeToo dans la gastronomie — et la cuisine de manière plus générale —, des restaurants sacrifiés par les confinements successifs. De l'espoir aussi, celui qui veut que rien n'arrive sans leçon et que la réponse à la peur et à la violence est déjà là, quelque part.

Parce que des papiers publiés sur le virus et ses conséquences pour l'horeca, il y en a déjà eu des centaines, des milliers. Certains ont été importants, d'autres m'ont chamboulée, mais peu m'ont semblé aussi doux, crus et pertinents que celui écrit par Gabrielle Hamilton. À l'heure de ce qu'on peut raisonnablement appeler aujourd'hui l'une des plus grandes épreuves collectives de la restauration moderne, la cheffe ne se demande pas si elle rouvrira un jour la porte de son restaurant new-yorkais chéri, Prune — mais si elle le doit. Gabrielle Hamilton s'interroge sur le sens d'un lieu comme le sien, quand tout fout le camp. Que raconte, au fond, l'annonce de la mort des restaurants, là-bas comme ici ? Je laisse volontairement la question en suspens — on y reviendra, promis. En attendant, la lecture de
ce petit essai/autobiographie devrait occuper une belle heure de ton temps, ou 43 minutes exactement, si tu optes pour la version audio.

 
©Mordant
 
En anglais toujours, la pâtissière et autrice britonne Ruby Tandoh a livré au cours du premier confinement un texte percutant, via la newsletter anglaise collaborative Vittles — l'une des meilleures infolettres food qui soient, si tu veux mon avis. Ruby Tandoh y interroge notre conception de qui mérite de bien manger et à quoi, au juste, cette nourriture ressemble au moment où nos idéaux vacillent. "Nous admirons les chefs et leur brigade d'un côté et nous immergeons dans la cuisine domestique de l'autre. Mais quelque part entre ces deux extrémités, entre le public et le privé, se trouve le vaste champ des cuisines vitales et pourtant si peu célébrées de nos institutions : les lieux du care, les hôpitaux, les prisons et bien d'autres. Ces espaces culinaires au sein desquels les mécanismes de marché ont moins d'emprise — où celleux derrière les fourneaux cuisinent pour satisfaire et nourrir davantage que pour vendre — passent totalement inaperçus lorsqu'il s'agit de parler d'hospitalité, d'innovation et de culture culinaire, d'éthique", écrit-elle.

C'est notamment pour les faire et les entendre parler davantage que
la saison 2 de Salade Tout a vu le jour. Le podcast, tel que nous l'avions imaginé avec Axelle Minne, devait permettre d'articuler culture de la table, sociologie de l'alimentation et questions de société, et je crois que nous n'y sommes jamais aussi bien parvenues qu'au cours de cette série dédiée à la crise sanitaire. Pour rappel, ça s'écoute sur toutes les plateformes jusqu'à plus soif — ou la fin des cinq épisodes.
 
Écouter le podcast
"Tout cela pour dire, quel est le rôle d'un grand chef ?", demande le créateur de la newsletter Vittles, Jonathan Nunn, dans cette fameuse édition déroulée par Ruby Tandoh. Et la question devrait être centrale, en 2021. C'est évident désormais, le "grand chef", ce n'est pas celui décrit par la critique et autrice Tejal Rao dans "Le crépuscule du chef impérial" : un homme de pouvoir capable de terreur galvanisé par le prestige, une icône centrale célébrée sur tous les plans, des médias à la pop culture, une sorte de génie — titre qu'on n'a jamais vraiment concédé à une femme, comme le rappelait l'article "He Cooks, She Cooks. He Elevates, She Relates". Ce n'est certainement pas celui sur lequel ont enquêté mes consœurs, presque toujours elles, dans des articles de fond. Deux papiers ont particulièrement marqué les esprits, récemment. Le premier est le fruit du travail des journalistes Kim Hullot-Guiot et Emilie Laystary, qui ont interviewé quantité de victimes sur les violences sexuelles dans la gastronomie. Il a été suivi quelques semaines plus tard par la première partie d'une investigation au long cours de Nora Bouazzouni, également autrice du livre Faiminisme, appuyée par Lénaïg Bredoux pour Mediapart. Dans "#MeToo : dans la gastronomie, l’espoir d’un changement", il y a ces deux mots ; "espoir" et "changement". Le premier est encore ténu, le second sera long. 
 
©Mordant
 
Peut-être, comme le sous-entendait Gabrielle Hamilton, fallait-il foutre l'industrie au tapis pour réaliser ce sur quoi elle repose vraiment. En salle, il y a ce personnel aujourd'hui déconsidéré — à l'exception peut-être des sommelier·ère·s — et croqué en début d'année par le Guardian dans un article intitulé "Pourquoi les serveur·se·s ne reçoivent-iels pas le respect  — ou le salaire — qu'iels méritent ?" Je repense aussi au papier publié par Mint, le premier à ma connaissance consacré aux "Plongeurs, les hommes de l'ombre" par un magazine du genre. Un reportage qui ne se contentait pas, pour une fois, de faire reluire la figure du chef, mais traversait réellement le passe, histoire de voir si la réalité était aussi clinquante que les couverts sur la table. 

D'ailleurs, c'est peut-être simplement le moment de se détourner de ce qui brille, à mon humble avis. "This isn't the time for caviar and champagne", lançait le chef thaïlandais Deepanker Khosla en accroche de
cet autre article paru dans le New York Times. Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il y a quelque chose d'absurde à s'entêter à servir des douze services pour des soignant·e·s, quand le fait même de s'attabler nous interroge. Ces derniers mois, j'ai pris davantage de plaisir à sortir un bouillon de poulet du congélateur qu'à engloutir mon repas de Noël. Il est temps  de s'interroger sur ce qui, vraiment, nous nourrit — nourrir, la seule fonction essentielle du cuisinier.

L'année a aussi été celle qui a appelé le retour tragique et nécessaire du mouvement Black Lives Matter, à la suite du meurtre de George Floyd par des représentants de l'ordre américains. Mais le travail qui m'a le plus inspirée est paru avant l'évènement dramatique : c'est
1619, œuvre protéiforme menée par la journaliste Nikole Hannah-Jones — qui lui a d'ailleurs valu un prix Pulitzer. Dans la série podcast dérivée, elle consacre notamment deux épisodes au cas de June et Angie Provost, famille de fermier·ère·s noire-américaine dépossédée de ses terres agricoles. Si l'histoire des États-Unis est très différente de celle de la France, de la Belgique et des pays qui les entourent, le récit du couple et de ceux d'autres fermier·ère·s noir·e·s m'a fait m'interroger sur les raisons de l'absence quasi-totale d'agriculteur·rice·s racisé·e·s sur nos terres. 

 
©Mordant
 
Une question qui s'étend de la vigne au vin, secteur dans lequel les personnes de couleur n'ont toujours pas leur place. Le sujet a surtout été abordé par des publications outre-Atlantique, et récemment par la sommelière, caviste et autrice Sandrine Goeyvaerts. "Il est temps de décoloniser le vin", lâche sans faux-semblants le site PunchDrink, tandis que le New York Times titre simplement "Les professionnels du vin noirs demandent à être vus", un long et beau format dédié aux autres visages du monde vinicole.

La presse culinaire, elle aussi, pêche par son uniformité monochrome, mais
le scandale qui a frappé Alison Roman a au moins contribué à créer une conversation sur le manque de diversité au sein du journalisme culinaire — notamment lorsqu'il s'agit de "création" de recettes. Une fois encore, les chiffres ont parlé davantage que les mots, dans l'analyse de la designer Lorraine Chuen des signatures de recettes dans la presse US : en grande partie des personnes blanches, quel que soit le type de cuisine. Je t'en parlais ici, et si tu as manqué l'édition, sache que ce papier est l'un de ceux qui ont vraiment éclairé mon année.

Mais 2020 est aussi la période qui m'aura le plus fascinée par notre envie de faire — communauté, surtout. La pratique des community cookbooks
a réémergé à la lueur d'un confinement qui a mobilisé toute notre attention culinaire. Des "livres de recettes qui remettent le pouvoir entre les mains des gens" et qui s'assurent que ces derniers vont bien. Des livres de recettes qui prennent soin.

Les foodzines aussi parlent de pouvoir : celui que l'on reprend à des maisons d'édition peu scrupuleuses, plus inquiétées par l'opportunité de vendre que de faire lire — nourrir, encore une fois. Cette année, j'ai vu publier des zines telles que Chinese Protest Recipes ou Pain Pain, artisanaux, mais non moins beau, avec du style en prime. Le papier, quand il est personnifié et symbole de liberté, quand il fait sens, c'est définitivement ce qui me motive en 2021. Je suis curieuse de savoir ce qui fera tes quelque 360 prochains jours, à toi.

 
Roberta's
 
C'est la tradition. Chaque année, de féroces équipes de copain·ine·s s'affrontent dans mon salon. Pour souder et s'enivrer, la soirée débute toujours par une série d'épreuves plus ou moins sérieuses. Les points serviront à les départager autour du panier de provisions communes — de qui écopera de la coppa ou de la crème de potimarron. C'est très sérieux, et pas du tout à la fois. Quand les pizzas atterrissent enfin sur la table, la piste de danse est plus remplie que les estomacs, et c'est très bien comme ça.
 
©Mordant
 
Mais un anniversaire confiné, c'est moins d'ami·e·s pour le fêter. Point positif : ça fait plus de pizzas pour toi et moi. La recette qui commence à faire ses preuves dans ma cuisine, c'est celle du restaurant de Buschwick Roberta's. Je la laisse monter minimum 24 heures au frigo et la cuit sur pierre, au four. Le résultat ne vaut pas une pizza cuite au feu de bois — ne crois jamais celui ou celle qui t'assure que son gadget fait le boulot —, mais fait illusion un soir de janvier, dans un canapé.
 
POST-SCRIPTUM
  • Il y a des tops qu'on ne manque pas. En Belgique rayon musique, c'est David Mennessier qui livre chaque année le plus complet, pointu et impressionnant, mais en cuisine, je mords souvent à l'appât de ceux de la journaliste américaine Helen Rosner. Dans sa compilation des meilleurs livres de recettes de 2020, on trouve l'intrigant Blood, le très scientifique The Flavor Equation et, surprise, le British Baking Book de Regula Ysewijn — une Belge. En 2016, elle a également sorti un drôlement beau bouquin sur la culture des bistrots du plat pays, intitulé Belgian Café Culture. On y retrouve notamment le V., dont je te parlais ici.
  • Le livre n'a pas été publié l'année dernière, mais c'est probablement celui que j'ai personnellement le plus utilisé en 2020, qui avait débutée par un voyage au Japon. Tokyo, les recettes cultes de Maori Murota est un compagnon de tous les jours, crois-moi.
  • Leçon d'histoire avec cet article de VICE qui revient sur la presque annulation de la galette des rois de notre patrimoine culinaire. 
  • Le webzine Gastro Obscura raconte quant à lui la fois où des melocakes ont explosé en plein vol de la Royal Air Force.
  • Le Museum of Food and Drinks organise ce 12 janvier une rencontre en ligne sur les représentations culinaires proposées par nos emojis.
  • Un titre suffira : "Un Anglais tente d’envoyer un wrap et un samosa dans l’espace, ils atterrissent dans la Somme".
  • Le New York Times est de ces journaux connus pour leurs contenus augmentés, et la section food n'y coupe pas. Chapeau bas pour ces six menus brillants dans leurs habits virtuels, écrits par autant de grandes personnalités culinaires américaines — Sam Sifton, Samin Nosrat, Dorie Greenspan ou encore Gabrielle Hamilton, dont je te parlais plus tôt.
  • Mordant figure dans la liste des cinq newsletters francophones qui donnent faim aux Inrocks, aux côtés de Bouche, Pomélo, Culs de Poule et Stay Hungry. 
 
Si Mordant te plaît et te parle, partage donc cette lettre à celleux qui t'entourent. Au fait, si tu le cherches, le formulaire pour s'abonner se trouve ici. Tu le sais probablement, mais tu peux aussi toujours m'écrire . Quant au bocal à pourboires, il n'attend que ta petite monnaie pour sonner de contentement. Hé, bonne année.

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
Share Share
Tweet Tweet
Forward Forward
 
Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Elisabeth est aussi journaliste société et host du podcast "Salade Tout".
Twitter
Link
Email






This email was sent to <<ADRESSE E-MAIL*>>
why did I get this?    unsubscribe from this list    update subscription preferences
Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium